Déclarations de Donald Trump sur l'Otan : l'Europe serait-elle capable d'assurer sa défense seule, sans le soutien des Etats-Unis ?

Article rédigé par Valentine Pasquesoone
France Télévisions
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Des exercices militaires sont menés par des forces américaines pour améliorer la préparation et la coordination entre les membres de l'Otan, le 19 mai 2022 à Nowogrod (Pologne). (PIOTR MOLECKI / EAST NEWS / SIPA)
L'ancien président des Etats-Unis a laissé entendre qu'il pourrait ne pas protéger un allié en cas d'attaque russe. En Europe, ces propos rappellent la probabilité d'un recul du soutien américain dans les années à venir.

La déclaration "sape notre sécurité à tous", de l'avis du secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg. Lors d'un meeting électoral, Donald Trump a relaté, samedi 10 février, une discussion qu'il aurait eue avec le dirigeant d'un Etat membre de l'Alliance atlantique. "Un des présidents d'un gros pays s'est levé et a dit : 'Eh bien, monsieur, si on ne paie pas et que l'on est attaqués par la Russie, est-ce que vous nous protégerez ?', a raconté le candidat républicain à la présidentielle américaine. L'intéressé aurait répondu : "Non, je ne vous protégerai pas. En fait, je les encouragerai à faire ce qu'ils veulent. Vous devez payer vos factures."

Ces paroles ne constituent pas une surprise, de la part d'un homme déjà convaincu en 2000 (dans son livre The America We Deserve) que "leurs conflits [en Europe de l'Est] ne valent pas des vies américaines". Les mots de l'ancien président ont pourtant choqué. En Europe, ils viennent rappeler la probabilité d'un recul du soutien américain face à la menace russe. Le sujet promet d'être au cœur des débats de la 60e conférence de Munich sur la sécurité, qui s'ouvre ce vendredi 16 février dans la ville allemande.

Une force de dissuasion américaine "cruciale"

Depuis l'invasion russe de l'Ukraine et le retour de la guerre en Europe, les alertes se multiplient quant aux intentions belliqueuses de Moscou. "Vladimir Poutine pourrait attaquer un pays membre de l'Otan un jour", a encore prévenu en janvier le ministre de la Défense allemand, Boris Pistorius. Un scénario "possible" d'ici "cinq à huit ans", selon lui. Le président du comité militaire de l'Otan, le Néerlandais Rob Bauer, convient lui aussi qu'"il faut se préparer à une guerre avec la Russie". Or comment mener un tel conflit sans l'allié américain ? 

Sur son site, l'Otan déclare qu'elle "dépend des Etats-Unis pour l'obtention de certaines capacités essentielles", notamment en matière de renseignement ou de défense antimissile balistique. Washington finance ainsi 16% des budgets (civil et militaire) et du programme d'investissement pour la sécurité de l'Alliance, la contribution la plus haute avec l'Allemagne.

Le pouvoir américain consacre près de 3,5% de son produit intérieur brut (PIB) à sa défense, selon un communiqué de presse (PDF) de l'Otan datant de l'été 2023. Seule la Pologne fait mieux, allouant 3,9% de son PIB au secteur. Au sein de l'Alliance atlantique, la règle est de dédier à minima 2% du PIB aux dépenses militaires. Dix-huit pays sur 31 (dont la France) franchiront ce seuil cette année, selon Jens Stoltenberg, contre seulement 11 en 2023. L'an dernier, le budget de la défense américaine représentait 67,5% de l'ensemble des dépenses militaires des pays de l'Otan, selon l'organisation. 

Au-delà des budgets, la défense américaine est "absolument cruciale" pour l'Europe "en matière de dissuasion", analyse Gesine Weber, chercheuse au centre de réflexion German Marshall Fund of the United States. Washington dispose de plus de 5 000 têtes nucléaires (un peu moins que Moscou), contre 290 pour Paris ou 225 pour Londres, d'après la Fédération des scientifiques américains. Un gage de protection de l'Europe, alors que l'article 5 du traité de l'Otan prévoit une assistance mutuelle en cas d'attaque. 

"Les Etats-Unis ont un arsenal nucléaire massif pour dissuader la Russie. C'est la même chose sur le plan conventionnel (...) On sait que la réponse sera massive et destructrice."

Gesine Weber, spécialiste de la sécurité et de la défense européennes

à franceinfo

Au fil des prochaines années, cette assurance américaine pourrait s'effriter, surtout en cas de réélection de Donald Trump le 5 novembre. Une nouvelle administration Biden serait plus rassurante, mais la priorité, pour les prochaines années, "est donnée à la Chine", rappelle Gesine Weber.

Dans sa stratégie de sécurité nationale (PDF), en octobre 2022, la Maison Blanche écrit que la Russie représente une "menace immédiate", comme en témoigne son assaut en Ukraine. La Chine, "en revanche", est vue comme le seul "concurrent" ayant l'intention de "remodeler l'ordre mondial", et des capacités croissantes pour le faire. "Joe Biden est profondément transatlantique, mais on voit sur le long terme que l'Europe n'est pas la priorité des Etats-Unis, développe Gesine Weber. C'est une vérité inconfortable pour de nombreux Européens." 

Quelles capacités européennes aujourd'hui ?  

Selon des chercheurs interrogés par franceinfo, les pays européens ont peut-être trop tardé à voir ce recul américain se profiler. A cela s'ajoutent des divisions entre les Etats membres de l'UE sur la menace russe, l'aide américaine et la défense européenne. Le flanc est du continent, le plus vulnérable face aux pressions de Moscou, voit l'appui américain comme une aide vitale, irremplaçable. D'autres pays, comme la France, appellent plutôt à bâtir une défense européenne forte, capable de répondre seule aux menaces.

Mais l'Europe peut-elle vraiment le faire ? Au sens large (Royaume-Uni et Turquie inclus), elle compte près de 2 millions de membres de forces actives, ainsi que 1,7 million de réservistes, notait mardi l'Institut international des études stratégiques. Moscou, de son côté, peut déployer 1,1 million de militaires actifs, et 1,5 million de réservistes. L'an dernier, les Européens ont relevé leurs budgets en matière de défense. Les dépenses militaires européennes ont atteint en 2023 quelque 360 milliards d'euros, contre 843 milliards pour les Etats-Unis. La Russie a, elle, dépensé 93 milliards d'euros (5,8% de son PIB) en 2023, mais prévoit de porter son effort à 129 milliards d'euros en 2024, soit 7,5% de son PIB.

Si les budgets de défense des Vingt-Sept "ne sont pas négligeables", "le marché européen de défense souffre de sa fragmentation", tempère l'Institut Jacques-Delors. Selon le think tank, les Etats membres de l'UE ont 17 types de chars différents, 20 modèles d'avions de chasse, 29 types de destroyers ou frégates... Un arsenal hétéroclite et coûteux, qui pose un frein au développement de la production européenne. Des pays se fournissent aussi auprès de partenaires étrangers comme les Etats-Unis. "Il y a beaucoup de capacités européennes qui ne sont pas organisées (...) On les démultiplie un peu toutes", confirme Tara Varma, chercheuse invitée au cercle de réflexion américain Brookings Institution. 

"L'Union européenne est économique, monétaire, politique... Elle n'était pas censée réfléchir en matière de stratégie militaire. Ces responsabilités étaient dévolues à l'Otan."

Tara Varma, chercheuse invitée à la Brookings Institution

à franceinfo

Dans le passé, les velléités pour développer la défense européenne se sont heurtées à des réticences, de la part de Washington ou en interne. Aujourd'hui, si l'Europe se retrouvait livrée à elle-même, il lui faudrait "plus de dix ans pour acquérir le potentiel de l'arsenal militaire conventionnel américain", écrit Nicolas Tenzer, spécialiste des relations internationales, sur le site du Centre pour l'analyse des politiques européennes.

L'Europe dispose d'effectifs conséquents, de matériel de qualité et de l'arme nucléaire, "mais il faut regarder la dynamique", prévient Pierre Haroche, maître de conférences en sécurité internationale à l'université Queen Mary de Londres (Royaume-Uni). La Russie, enfoncée dans une économie de guerre, "est capable de tenir une guerre longue", alors que les Vingt-Sept manquent à ce stade d'une industrie de la défense en ordre de marche. Autrement dit, l'Europe parviendrait peut-être à arrêter un assaut dans l'immédiat, moins un conflit qui s'enlise. "In fine, cela devient une affaire industrielle, poursuit Pierre Haroche. Il s'agit d'avoir une capacité de production d'armes équivalente à celle de la Russie." 

"Dépenser ensemble et parler d'une seule voix" 

Ces dernières années, l'Union européenne a multiplié les efforts pour soutenir Kiev et renforcer en parallèle sa défense. Le Conseil européen a approuvé une "boussole stratégique" quelques semaines après le début de la guerre en Ukraine, afin de "renforcer la politique de sécurité et de défense de l'UE d'ici à 2030". Le dispositif appelé "facilité européenne pour la paix" rembourse aux Etats membres le matériel militaire envoyé à Kiev. La Commission avait annoncé en mars 2023 la livraison d'un million de munitions à l'Ukraine en un an. Seule la moitié sera livrée à temps, de l'aveu du chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell. Les capacités de production augmentent au sein de l'UE – de 20 à 30% en moins d'un an – mais 40% de cette production reste destinée à l'export, a déclaré le commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton, fin novembre. 

Pour aller plus loin et plus vite, l'Europe doit davantage se diriger vers une économie de guerre, estime Pierre Haroche. Une manière d'envoyer un signal de force et d'unité à la Russie. Pour le spécialiste des questions de sécurité, il ne suffit pas que chacun atteigne 2% du PIB dédié à la défense. "Il faut être capable de dépenser ensemble (...) en parlant d'une seule voix", insiste-t-il. La réponse à la pandémie de Covid-19 offre un mode d'emploi : la Commission a massivement emprunté sur les marchés financiers pour financer la relance, et l'UE a réussi à mutualiser les achats de vaccins. 

"L'enjeu, c'est la mutualisation et les économies d'échelle. Il sera beaucoup plus efficace de dépenser collectivement de l'argent. (...) On structure alors une industrie de défense, qui sait qu'elle a une visibilité à long terme."

Pierre Haroche, spécialiste des questions de sécurité en Europe

à franceinfo

Le chercheur estime que les pays européens pourraient par exemple acheter en commun des munitions ou des drones. L'Estonie propose aussi des emprunts communs à hauteur de 100 milliards d'euros pour fortifier la défense européenne. La facilité européenne pour la paix pourrait être un instrument de dépenses communes en matière d'armes, et l'Agence européenne de défense pourrait se charger des contrats, poursuit-il. Sur le volet des effectifs, il faudra renforcer les recrutements et la formation du personnel. L'Otan a adopté en 2022 un nouveau modèle de forces qui prévoit le déploiement de 100 000 soldats en dix jours, un plan "ambitieux" selon Pierre Haroche. 

De telles décisions seront évidemment complexes à prendre. "L'ordre de sécurité européen repose depuis plus de soixante-quinze ans sur la garantie de sécurité américaine et l'Otan, relève Tara Varma. Ce n'est pas si simple d'envisager un monde et un ordre de sécurité sans l'Otan, mais Donald Trump nous y pousse." 

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