Ce que cache la lente féminisation du métier d'astronaute

L'Agence spatiale européenne doit dévoiler, mercredi, les deux premiers astronautes de la promotion 2022 qui vont partir en mission. Si les femmes occupent une place croissante, la profession et, plus largement, les filières liées aux sciences et aux techniques demeurent très largement masculines.
Article rédigé par Louis San
France Télévisions
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De gauche à droite : les astronautes Rosemary Coogan, Sophie Adenot, Raphaël Liégeois, Pablo Alvarez Fernandez, Katherine Bennell-Pegg et Marco Sieber, le 22 avril 2024, au centre de Cologne (Allemagne). (INA FASSBENDER / AFP)

L'astronaute française Sophie Adenot va-t-elle être l'heureuse élue ? Alors que l'Agence spatiale européenne (ESA) doit dévoiler, mercredi 22 mai, les deux premiers astronautes de sa promotion 2022 qui vont partir en mission, franceinfo revient sur la place des femmes parmi les voyageurs de l'espace.

En France comme ailleurs dans le monde, les astronautes, de façon écrasante, sont des hommes. Toutes nationalités confondues, les femmes ne représentent qu'un peu plus de 10% des personnes à s'être rendues dans l'espace, rappelle Alice Gorman, archéologue spécialiste du secteur spatial à l'université Flinders, à Adélaïde (Australie). La première d'entre elles a été la Soviétique Valentina Terechkova, en 1963, deux ans après Youri Gagarine. En pleine guerre froide, le leader soviétique, Nikita Khrouchtchev, la félicite même en direct à la radio. Mais après ce coup médiatique, le soufflé retombe. Il a fallu attendre 1982 pour que Svetlana Savitskaïa s'envole vers l'espace. Entre-temps, une trentaine d'hommes du bloc soviétique ont connu l'apesanteur.

Une profession "structurée par une forme de masculinisme"

De leur côté, les Etats-Unis n'ont fait voler leur première astronaute, Sally Ride, qu'en 1983. Selon l'intéressée, interrogée en 2022 au Centre spatial Lyndon B. Johnson (PDF), l'emprise masculine était telle, à l'époque, que les ingénieurs de la Nasa avaient trouvé judicieux de concevoir un kit de maquillage, sans oublier leurs interrogations sur le nombre de tampons dont elle aurait besoin en vol, se demandant si une centaine était la bonne quantité pour une semaine.

L'astronaute américaine Sally Ride à bord de la navette Challenger lors de sa mission en juin 1983. (NASA / THE NATIONAL ARCHIVES / AFP)

Les femmes ont longtemps été exclues du processus de recrutement à la Nasa, puisque seuls des pilotes de chasse, donc des militaires, et donc des hommes, pouvaient espérer se rendre dans l'espace. "La profession d'astronaute a été structurée par une forme de masculinisme", résume le sociologue Arnaud Saint-Martin, coauteur du livre Une histoire de la conquête spatiale, des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space.

De fait, la première promotion d'astronautes intégrant des femmes date de 1978, vingt ans après la création de l'Agence spatiale américaine. Si de nets progrès ont été réalisés ensuite, la première sortie extra-véhiculaire 100% féminine n'a eu lieu qu'en 2019, avec les Américaines Christina Koch et Jessica Meir.

Lorsque la Nasa a présenté, en 2020, les astronautes du programme Artemis, qui prévoit un retour durable sur la Lune, la parité était parfaite : 18 personnes au total, avec neuf femmes et neuf hommes. Mais l'équipage de la mission Artemis 2, qui va envoyer des humains autour du satellite, ne peut pas en dire autant. Il compte une femme et trois hommes.

Les quatre membres de la mission Artemis 2 avec, de gauche à droite, le Canadien Jeremy Hansen, les Américains Victor J. Glover, Christina Koch et Reid Wiseman, à la base navale de San Diego (Californie, Etats-Unis), le 28 février 2024. (PATRICK T. FALLON / AFP)

La Britannique Helen Sharman a été pour sa part la première non-Américaine et non-Soviétique à voler dans l'espace, en 1991. Elle est devenue dans le même temps le premier ressortissant Britannique placé en orbite et la première femme à séjourner à bord de la station Mir.

Tout le secteur est concerné

Les chiffres des campagnes de recrutement d'astronautes européens, qui ont commencé en 1978, témoignent du même retard à l'allumage qu'à la Nasa, avant une progressive féminisation, passant de 10% de candidates en 1985, à 15% en 2008 puis 24% en 2021, selon les chiffres de l'Agence spatiale européenne (ESA). C'est "très réconfortant", estimait en 2022 dans une interview au Journal de l'aviation Claudie Haigneré, partie à la découverte de l'espace en 1996.

La promotion 2009 de l'ESA, celle de Thomas Pesquet, comptait six spationautes dont une seule femme, l'Italienne Samantha Cristoforetti. Son arrivée a permis de féminiser le corps des astronautes européens qui, avant sa sélection, ne comptait alors que des hommes. La promotion 2022 de l'ESA compte deux femmes et trois hommes.

Les astronautes de la promotion 2022 de l'Agence spatiale européenne reçoivent leur diplôme à Cologne (Allemagne), le 22 avril 2024. De gauche à droite : la Britannique Rosemary Coogan, la Française Sophie Adenot, le Belge Raphaël Liégeois, l'Espagnol Pablo Alvarez Fernandez et le Suisse Marco Sieber. (ESA / P. SEBIROT)

Au-delà des astronautes, les femmes sont sous-représentées dans l'ensemble des filières et métiers des sciences, des technologies, de l'ingénierie et des mathématiques (Stem). D'après l'Unesco, en 2018, elles représentaient 28% des chercheurs en France, et 33% dans le monde. "Cela fait trente ans que je suis sur les estrades, dans les collèges, dans les lycées, dans les universités, et que ça ne bouge pas beaucoup", expliquait en 2023 Claudie Haigneré dans l'émission "Entreprendre sa vie".

"Il n'y a pas assez de femmes dans l'ensemble des métiers de l'aéronautique et du spatial."

Claudie Haigneré, ancienne astronaute

dans une interview au "Journal de l'aviation"

Face à cette situation, l'ONU a déployé le programme Space4Women, pour encourager les femmes à s'engager dans des carrières liées aux sciences et aux technologies. La Nasa a, elle, lancé le programme Equity. "Nous nous efforçons de reconnaître et de surmonter les obstacles systémiques visibles et invisibles qui entravent l'accès équitable et inclusif aux programmes, ressources et opportunités du gouvernement qui rendent possible tout le travail de la Nasa", écrit l'administrateur de l'agence, Bill Nelson, dans le plan d'action publié en 2022 (PDF).

"Les normes culturelles et les modèles féminins dans la représentation des matières Stem jouent un rôle fondamental dans l'apprentissage et le développement des enfants", déclare de son côté l'ESA à franceinfo. L'agence dit avoir lancé des actions visant "à remettre en question les stéréotypes de genre en montrant aux jeunes filles que leur potentiel n'est pas limité".

De fait, c'est tout un imaginaire qui doit être modifié. Alice Gorman dénonce un sexisme généralisé et ancré de longue date. L'archéologue australienne souligne que les femmes restent "les principales personnes qui gèrent le foyer, effectuent davantage de travaux non rémunérés", et qu'"elles risquent leur carrière en ayant des enfants"

"C'est le résultat de générations de discriminations, selon lesquelles les femmes ne sont pas censées être assez intelligentes pour réussir dans des sciences comme la physique, les mathématiques et l’ingénierie."

Alice Gorman, archéologue spécialiste du secteur spatial

à franceinfo

Elle salue les divers programmes qui visent à changer les mentalités et inciter les jeunes femmes à se tourner vers les sciences et techniques. Pour autant, la chercheuse estime que "les attentes des hommes n'ont pas changé aussi rapidement".

Une instrumentalisation à des fins politiques

Les Etats qui ont investi plus récemment dans le vol spatial habité ont rapidement mis des femmes en avant. Les Emirats arabes unis, qui ont fondé leur centre spatial en 2014, ont annoncé dès 2021 la sélection de l'ingénieure Nora AlMatrooshi comme astronaute. Elle est partie en formation aux Etats-Unis, au Centre spatial Lyndon B. Johnson de la Nasa, durant deux ans, avec son compatriote Mohammad AlMulla. Ils ont reçu leur diplôme en mars.

L'astronaute émiratie Nora AlMatrooshi prend la parole lors de la cérémonie de remise de diplôme au Centre spatial Lyndon B. Johnson de la Nasa, à Houston, au Texas  (Etats-Unis), le 5 mars 2024. (MARK FELIX / AFP)

De son côté, l'Arabie saoudite a envoyé en 2023 deux astronautes à bord de la Station spatiale internationale, dont une femme, Rayyanah Barnawi, dans le cadre d'une mission privée. Cette biologiste, première femme arabe à se rendre dans l'espace, a fait la fierté de toute la région du Moyen-Orient, expliquait France 2 en juin 2023.

"Merci au Royaume d'Arabie saoudite et à ses leaders, le roi Salmane, et le visionnaire prince héritier Mohammed Ben Salmane, pour leur soutien", avait notamment lancé la trentenaire depuis l'espace. Signe que cette décision s'inscrit dans une belle opération de communication pour l'Arabie saoudite, pays où les droits humains, en particulier ceux des femmes, sont sévèrement restreints. Cela "permet à Mohammed ben Salmane d'améliorer son image et d'apparaître comme le modernisateur ultime", a expliqué à franceinfo Umer Karim, spécialiste du pays et chercheur à l'université de Birmingham (Royaume-Uni).

"On vend une image à travers ces figures consensuelles et sympathiques, qui visent à 'inspirer'", cingle aussi le sociologue Arnaud Saint-Martin. Toutefois, le spécialiste rappelle que "les cosmonautes [soviétiques] étaient les envoyés d'un régime qui n'était pas particulièrement démocratique", tandis que, "par certains aspects, les Etats-Unis sont un régime démocratique en crise depuis très longtemps". Selon lui, il existe toujours "une instrumentalisation de la figure de l'astronaute à des fins de soft power, de valorisation de modèles culturels qui se veulent vertueux".

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