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Derrière les discours écolos, comment les lobbys tirent profit de l'épidémie de Covid-19 pour relancer leur industrie

Article rédigé par Elise Lambert, Clément Parrot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND/FRANCEINFO)

Plusieurs fédérations patronales et groupes d'intérêts font pression auprès des dirigeants français et européens pour alléger des normes environnementales ou repousser de nouvelles lois.

Les questions d'environnement, "ça commence à bien faire", lançait Nicolas Sarkozy aux agriculteurs français en 2010. Dix ans plus tard, le mot semble toujours d'actualité pour certains industriels. Face à l'épidémie de coronavirus et la paralysie de plusieurs secteurs, leurs dirigeants se succèdent sur les plateaux de télévision et de radio pour alerter, avec emphase, sur leur situation et appeler à l'aide. En coulisses, certains en profitent pour infléchir des normes environnementales, passées ou à venir.

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"La situation est quand même très grave, ce sont des chiffres [sur le recul de la croissance] que notre génération ne connaît pas", alerte sur RTL le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux. "La filière [automobile] joue sa survie", avertit dans Les Echos (lien abonné) l'ancien ministre Luc Chatel, président de la Plateforme automobile qui représente la filière française. "Quand le transport aérien lutte pour sa survie, il serait choquant que le gouvernement maintienne des taxes comme la taxe dite de 'solidarité' et 'l'éco-contribution'", prévient le président de l'Union des aéroports français, Thomas Juin, aux Echos (lien abonné).

Pour la filière aérienne, le secteur est même un rempart contre un supposé repli sur soi. "Dans cette situation de crise [sanitaire], notre monde est quand même très petit, cela pousse vers l'isolement, vers le nationalisme", déclame Michael Gill, directeur exécutif et directeur des affaires environnementales de l'IATA, l'Association internationale du transport aérien.

Vivre sans la possibilité d'aller, échanger, faire du business dans d'autres pays, ce n'est pas un avenir que j'envisage pour notre société…

Michael Gill, Association internationale du transport aérien

à franceinfo

Nombre d'industriels signent pourtant dans Le Monde des tribunes qui plaident pour une "relance verte" ou pour "mettre l'environnement au cœur de la reprise économique". Parmi les signataires, voire les initiateurs, BNP Paribas, Korian, Danone, LVMH, Vinci, Bayer France... Mais sur l'ensemble de ces entreprises, très peu ont mis en place le forfait mobilité durable (une prime de 400 euros pour les salariés qui viennent travailler à vélo), selon le député Matthieu Orphelin, auteur d'un courrier dénonçant le lobbying antiécologique de certains industriels. "Et BNP Paribas, c'est l'une des banques qui a le plus d'actifs dans les secteurs polluants. Je leur demande plus de cohérence, sinon c'est uniquement du greenwashing."

Des dérogations déjà accordées

Car derrière les discours, il y a aussi des actes. Pendant que les dirigeants s'activent dans les médias, d'autres continuent de cibler en toute discrétion les élus français et européens dans le but d'obtenir des assouplissements sur des lois déjà votées, ou le report de celles à venir. Le Medef n'a pas hésité à écrire en avril au ministère de la Transition écologique pour demander "un moratoire sur la préparation de nouvelles dispositions énergétiques et environnementales", provoquant une levée de boucliers.

"On n'est pas vraiment surpris de cette offensive, mais ce qui est plus étonnant, c'est que l'Etat se montre trop à l'écoute", estime Julien Bayou. Le secrétaire national d'EELV prend l'exemple d'un décret publié le 8 avril qui permet aux préfets de déroger aux normes actuelles que ce soit en matière de construction, d'urbanisme, d'agriculture ou d'environnement. Ce pouvoir de dérogation est justifié pour "faciliter la reprise" économique, selon un communiqué du ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, mais a provoqué une gêne chez des élus, y compris de la majorité.

"On s'en serait bien passé, mais je n'ai pas l'impression qu'il est encore trop appliqué", nuance Barbara Pompili, députée LREM et présidente de la commission développement durable à l'Assemblée. "Il ne faut pas être dupe. A l'origine, ce décret est un cadeau accordé aux professionnels de l'immobilier et de la construction", dénonce Me Louis Cofflard, l'avocat des Amis de la Terre à Reporterre. "On a un vrai problème", ajoute Julien Bayou. Le responsable écologiste réfléchit avec d'autres associations à une action en justice pour contester le bien-fondé de ce décret.

Le plastique veut redorer son image

Dans le contexte épidémique, un secteur tente de se revaloriser : le plastique. "On voit une tentative d'amalgame assez forte de l'industrie du plastique qui tente de réhabiliter son image en ne différenciant pas ce qui sert à protéger les soignants des usages alimentaires comme les emballages, par exemple", décrit une source proche du gouvernement. Les représentants du secteur visent notamment la loi contre le gaspillage et l'économie circulaire, promulguée en février. Elle prévoit entre autres l'interdiction des emballages à usage unique d'ici 2040.

Lorsque Brune Poirson, secrétaire d'Etat auprès de la ministre de la Transition écologique, rappelle devant le Sénat que la loi entrera en vigueur aux dates prévues et que le plastique n'est pas une matière "barrière" pour le consommateur contre le virus, elle reçoit dans la foulée "de nombreux courriers des industriels lui disant qu'elle commet une erreur", explique-t-on dans son équipe. "On a une loi qui a toujours été sous le feu des lobbys. Ceux qui étaient contre cette loi pour X ou Y raison avant le Covid le sont désormais en raison du Covid."

Des raisons de calendrier invoquées

L'offensive du plastique se poursuit au niveau européen. L'European Plastic Converters (EUPC), fédération des entreprises du plastique en Europe, envoie début avril un courrier* à la Commission européenne afin d'obtenir le report de l'interdiction de certains plastiques à usage unique (pailles, cotons-tiges, touillettes...) pour 2021. Pour appuyer ses arguments, elle publie un communiqué* expliquant "comment les produits plastiques contribuent à lutter contre le Covid-19" en alliant "hygiène, santé et sécurité" pour les produits sanitaires et alimentaires.

Contacté par franceinfo, un adhérent français se désolidarise. "Nous n'avons pas été informés au préalable", assure Jean Martin, délégué général de la Fédération de la plasturgie et des composites.

Notre but n'est pas de profiter de cette crise pour revenir sur des lois votées, ce n'est pas très moral.

Jean Martin, représentant de la fédération de la plasturgie

à franceinfo

Le représentant confirme avoir des échanges réguliers avec les ministères, surtout celui de l'Environnement, mais comme avant "toute publication de décret". Il s'agit surtout selon lui de discuter du calendrier, chamboulé avec la crise. "Nous sommes dans une situation où des entreprises souffrent, ce n'est peut-être pas le moment d'avoir de grandes discussions sur la mise en œuvre de la loi." 

Zoom et Telegram à la place des cafés

L'industrie du plastique n'est pas la seule à vouloir gagner du temps. "J'ai reçu des messages des entreprises des énergies fossiles, des chasseurs, du gaz et du plastique", énumère la députée européenne Marie Toussaint (EELV), qui précise toutefois ne pas être la plus sollicitée en tant qu'élue écologiste. "La fédération automobile européenne nous explique par mail à quel point elle s'est bien comportée pendant l'épidémie et qu'elle reste à notre disposition pour nous envoyer des propositions pour la relance du secteur."

Face à l'impossibilité de se rencontrer physiquement, les groupes d'intérêt s'adaptent. "D'habitude, ils peuvent se balader dans les couloirs et avoir accès aux députés directement. Là, ils sont bien embêtés car toutes ces interactions officieuses n'existent plus", poursuit Marie Toussaint. Pour les remplacer, certains optent pour les "webinaires" (séminaires en ligne). "Il n'y a plus rien, plus de dîner, plus d'exposition, plus de café", renchérit l'assistant d'une députée française du groupe Renew (centriste) au Parlement européen. "Les applications Zoom ou Telegram les ont remplacés, mais il faut avoir noué des contacts avant et avoir les numéros de portable", décrit-il.

J'ai des visites sur mon compte LinkedIn et vu le profil des personnes, on voit bien que ce n'est pas pour chercher du boulot.

un assistant d'une eurodéputée

à franceinfo

Un constat partagé par Manon Aubry, députée européenne insoumise. "Ca s'active dans tous les sens, toutes les occasions sont bonnes pour désserrer l'étau ou relâcher des régulations à un moment où on en a le plus besoin". Selon l'élue, le programme Green deal, principale feuille de route pour la transition écologique dans l'Union européenne, fait l'objet de toutes les attentions. "Toujours avec le même argument 'l'urgence justifie tout', l'économie et l'emploi passent avant l'environnement. Le Green deal, déjà assez peu ambitieux, en prend un sacré coup", dénonce-t-elle.

L'agro-industrie, l'automobile, l'aérien, l'électroménager, le transport maritime... Tous ont envoyé des courriers à Bruxelles pour demander des délais d'application des normes environnementales, détaillent Les Jours (article réservé aux abonnés). Parmi ces demandes : un report d'un an sur les nouvelles normes d'émissions de gaz à effet de serre, la limitation des déchets et du recyclage.

Interrogés par franceinfo, les industriels se veulent rassurants. "Nous soutenons toujours l'objectif de neutralité carbone d'ici 2050", assure le groupe des constructeurs automobiles européens (ACEA). "Tout est question d'équilibre : c'est clair que pour les prochaines semaines les objectifs environnementaux ne seront pas prioritaires, mais dès que l'activité va redémarrer, cela va revenir", reprend Michael Gill, directeur des affaires environnementales de l'ATAG (Air Transport Action Group). "Pour nous c'est clair, le travail sur le Green deal va continuer", tranche de son côté Vivian Loonela, porte-parole du programme à la Commission européenne.

"On a besoin des lobbys"

Un objectif partagé par certains élus, qui n'hésitent pas à leur "faire confiance", à l'instar de Pascal Canfin. L'eurodéputé LREM a lancé une "alliance européenne pour une relance verte", réunissant 300 personnalités, dont des ministres, eurodéputés, ONG, mais aussi des banques, assurances et multinationales. Parmi elles, L'Oréal, Axa ou encore BNP Paribas, toutes membres de l'Association française des entreprises privées (Afep), dont une note interne révélée par le site Contexte, demande de reporter certaines mesures environnementales. Incohérence ? "L'Afep a montré un comportement très conservateur que j'ai moi-même dénoncé, mais à l'intérieur il y a des entreprises très progressistes et je fais la distinction", se défend Pascal Canfin.

J'ai eu beaucoup d'appels d'entreprises qui ne se reconnaissent pas dans ce discours.

Pascal Canfin, eurodéputé LREM

à franceinfo

D'autres élus soutiennent sans sourciller. Ainsi, quand un lobby des agriculteurs allemands exige un assouplissement des règles sur la pollution par les nitrates, il obtient sans problème le soutien d'eurodéputés conservateurs, relève l'ONG Corporate Europe Observatory (CEO)*, spécialiste des lobbys au sein de l'UE. "Ce n'est sûrement pas le bon moment pour imposer des règles supplémentaires aux agriculteurs", défend le groupe conservateur du Parlement européen (PPE), qui demande un report de cette réglementation "au moins après l'été".

Toutefois, d'autres parlementaires le rappellent : les lobbys sont aussi utiles dans le travail législatif. "On a besoin des lobbys, mais parmi eux il y a à boire et à manger", nuance le conseiller d'une eurodéputée. "Nous n'avons pas toujours l'expertise suffisante", ajoute la députée LREM Barbara Pompili. 

"Il faut de la transparence"

Au final, l'épidémie changera-t-elle la façon de travailler des lobbys ? Certains l'anticipent déjà. Depuis 2011 à Bruxelles, toute rencontre doit figurer dans un registre (sans valeur juridique contraignante), mais le coronavirus a renforcé l'opacité, selon la députée Marie Toussaint. "Il y a des retards dans la publication des rencontres. J'ai demandé à avoir accès à l'ensemble des échanges, mails, conférences des commissaires et de leur cabinet".

La pandémie est un gros danger, c'est une brèche pour repenser ce qui est acquis en matière de transparence.

un assistant d'une eurodéputée

à franceinfo

Ces craintes sont partagées par l'ONG Corporate Europe Observatory. "Il est beaucoup plus difficile de retracer leur action en temps de crise. Toutes les communications de type messages WhatsApp ou channels privés ne sont pas accessibles et il ne faudrait pas que ces pratiques perdurent après la crise", déplore Margarida Silva, membre de l'ONG.

Des propositions ont été faites pour contrer ce risque. L'écologiste Julien Bayou plaide pour des règles plus strictes concernant les allers-retours entre les cabinets ministériels et le secteur privé. D'autres veulent éviter que des textes déjà rédigés par le privé finissent à l'Assemblée. "Le sourcing des amendements devrait devenir obligatoire, suggère le député Mathieu Orphelin. On ne peut plus faire du lobbying à la papy comme ça, il faut de la transparence."

* Liens en anglais

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