"Ça apporte plus de stress que d'information" : comment l'emballement autour des études scientifiques sur le coronavirus trouble public et chercheurs
Si le cas de l'hydroxychloroquine est le plus emblématique, une partie de la communauté scientifique s'inquiète plus largement de la communication parfois prématurée des chercheurs et du manque de prudence des médias.
Le saviez-vous ? Les anticorps du lama pourraient servir à traiter le Covid-19, de même qu'un antipsychotique. On apprend aussi que le virus peut infecter les chats et que son effet serait aggravé par la pollution. En revanche, il ne frappe pas plus durement les diabétiques de type 1, ni les personnes traitées contre l'hypertension. Vous vous sentez noyés sous les informations scientifiques ? Ce ne sont que quelques exemples d'articles publiés par franceinfo, depuis le 1er mai, au sujet de la recherche sur le coronavirus. Une goutte d'eau dans l'océan des publications scientifiques : plus de 1 000 essais cliniques sont en cours pour tenter de trouver un traitement, selon la base de données de la revue The Lancet (en anglais).
Toutes les infos ci-dessus sont authentiques, mais reposent sur des recherches au niveau d'avancement très divers. Certaines voix, dans la communauté scientifique, s'inquiètent de cette profusion d'annonces médiatiques sur des travaux en cours. L'Académie nationale de médecine a d'ailleurs mis les pieds dans le plat, dans un communiqué : "Trop de précipitation dans la communication, trop d'annonces prématurées, (...) pas assez de science". Une critique qui vise autant le professeur Didier Raoult et sa promotion controversée de l'hydroxychloroquine que des institutions comme l'AP-HP. Les chercheurs et les médias, vers lesquels les citoyens se tournent en quête d'informations fiables, sont-ils engagés dans une course de vitesse dès qu'il s'agit du Covid-19 ? Comment s'y retrouver ?
La validation par les pairs court-circuitée
Une première certitude est l'incroyable accélération de la recherche face à l'urgence de la pandémie. La plateforme Dimensions, qui agrège des journaux scientifiques, recensait, le 14 mai, plus de 25 000 articles contenant les termes "Covid-19","Sars-CoV-2" ou "coronavirus" en 2020 – contre 13 500 deux semaines plus tôt, selon Le Monde. Dans l'ensemble, c'est une bonne chose : jamais un virus émergent n'avait été aussi bien connu aussi vite.
Ce flot continu de connaissances nouvelles est aussi difficile à suivre, notamment pour les revues scientifiques, qui servent en temps normal de garde-fous contre les études peu fiables. Les chercheurs voulant faire connaître leurs travaux payent pour leur soumettre des articles, qui sont relus par un comité de lecture. Ce dernier peut leur demander des précisions, refuser le travail ou le publier. Cette relecture par les pairs prend d'ordinaire plusieurs mois. Face à l'urgence, les revues ont accéléré le rythme, mais elles ne peuvent pas tout traiter : "J'ai des collègues relecteurs qui reçoivent quatre à six articles par jour, ce n'est pas gérable", explique ainsi Mylène Ogliastro, virologue à l'Inrae et vice-présidente de la Société française de virologie.
Face à l'embouteillage, les chercheurs se sont emparés massivement d'un outil récent : les serveurs de prépublication d'études scientifiques, ou "preprint". Ils peuvent y partager en libre accès leurs articles, sans passer par la validation des revues (quitte à les soumettre à celles-ci en parallèle). Deux des trois articles de Didier Raoult sur l'hydroxychloroquine n'ont ainsi été diffusés qu'en prépublication (le troisième a été publié par une revue dont le rédacteur en chef appartient à l'équipe du professeur). La place centrale prise par ces articles non-validés dans le débat est nouvelle, analyse Yves Sciama, journaliste scientifique indépendant, qui préside une association de journalistes spécialisés.
Que le président américain cite ce traitement et que le nôtre se rende à Marseille, juste sur la base de 'preprints', c'est incroyable.
Yves Sciama, journaliste scientifiqueà franceinfo
S'il permet la diffusion d'articles très remarqués, le système a "aussi le défaut de ses qualités : on va y retrouver tout et n'importe quoi", juge Mylène Ogliastro. Xavier Lescure, infectiologue à l'hôpital Bichat, trouve les prépublications utiles, "si vous avez un résultat dont vous pensez qu'il peut servir la cause et modifier les pratiques". Le médecin rappelle qu'il "ne faut jamais perdre la notion qu'elles ne sont pas relues par les pairs, et qu'il faut les lire avec d'autant plus d'attention".
Course au prestige et aux financements
Certains chercheurs vont plus loin et n'hésitent pas à s'exprimer avant même d'avoir un article à publier. Yves Sciama est ainsi frappé par les nombreuses annonces de lancements d'essais cliniques et l'écho qu'elles rencontrent, sur la base de résultats obtenus uniquement en laboratoire (comme celle sur les lamas, par exemple). "Il y a des dizaines de choses qui ont un effet sur le virus dans une éprouvette, mais qu'est-ce que ça fait dans l'organisme ? Sur combien de patients ? Quel type de malades, à quel degré de la maladie ?" Risquer de provoquer un espoir avant d'avoir répondu à ces questions va à l'encontre de la logique habituelle de la recherche en médecine. Comme les déclarations très tranchées entendues en faveur de l'usage de la chloroquine, estime le journaliste : "Qu'ils soient convaincus que ça fonctionne, on peut l'entendre, mais je suis assez médusé que beaucoup de grands médecins aient, en des termes aussi vigoureux et avec des moyens aussi tonitruants que des pétitions et des éditos, pris le public à témoin dans un contexte de peur."
Comment expliquer que des chercheurs sérieux s'empressent de communiquer sur des travaux aux résultats très incertains ? "Puisque la recherche est financée en fonction des résultats, on doit être parmi les premiers pour avoir des crédits", théorise Véronique Hentgen, pédiatre et infectiologue à l'hôpital de Versailles (Yvelines). "Je suis obligée de le dire : il y a des querelles d'ego."
Le prestige que recevront les découvreurs de n'importe quel traitement sera sans commune mesure. A l'évidence, il y a un certain nombre de gens que ça fait saliver.
Yves Sciama, journaliste scientifiqueà franceinfo
Plus optimiste, Gilles Bouvenot, pourtant un des auteurs du communiqué au vitriol de l'Académie de médecine, voit dans les annonces parfois prématurées "un grand désir d'être utile" et de sauver les patients (qui n'excuse pas, à ses yeux, le fait de prendre ses hypothèses pour des certitudes). C'est d'ailleurs l'argument employé par Didier Raoult, qui assure administrer la chloroquine par conviction qu'elle peut sauver des patients et jugerait "immoral" d'attendre le résultat d'essais indépendants pour le faire.
Plus récemment, l'AP-HP a expliqué que ses chercheurs s'étaient "sentis obligés, d'un point de vue éthique", de communiquer des résultats jugés prometteurs d'un essai sur le tocilizumab, tout en ne disant rien des résultats eux-mêmes, pas encore validés par une revue. Ce choix s'est retourné contre eux quand, trois jours plus tard, le comité de surveillance de l'essai a remis sa démission, exprimant "son vif désaccord sur cette communication". Deux membres du comité qui pilote les recherches de l'AP-HP sur le Covid-19 ont aussi claqué la porte depuis, selon Le Canard enchaîné. "Dans la recherche, surtout en ce moment, il ne faut pas juste aller vite, il faut aussi faire les choses bien", a commenté l'une des démissionnaires, Dominique Costigliola, auprès de l'hebdo. L'équipe en charge de l'essai, que franceinfo a tenté de joindre, ne s'exprime plus sans l'accord du nouveau comité de surveillance.
Un traitement médiatique trop peu nuancé
Face à cette communication parfois déroutante, les médias ne sont pas exempts de responsabilité. "Beaucoup de choses communiquées entre médecins sont des hypothèses", rappelle la pédiatre et infectiologue Véronique Hentgen. Lorsqu'elles sortent du cercle médical et sont reprises par les médias, "elles sont toujours présentées, sans nuance, comme une vérité", estime-t-elle. A l'arrivée, le public est confus : "On retient qu'un jour on a annoncé une chose, et le lendemain le contraire." Gilles Bouvenot y voit une stratégie médiatique : "Il me semble que ça arrange bien les chercheurs de faire connaître leurs idées et ça intéresse beaucoup les journalistes de vendre du papier." Si la précaution se perd parfois en route, c'est peut-être aussi par manque de culture scientifique chez les journalistes non-spécialisés et leur audience, suppose Xavier Lescure.
Nous savons que, quand on lit un article scientifique, ce n'est qu'une info partielle, à pondérer avec tout le précédent de la connaissance. Mais il y a plein de gens qui, ayant lu un seul article, ont l'impression d'avoir tout compris.
Xavier Lescure, infectiologueà franceinfo
Le choix des scientifiques à qui est donnée la parole interroge également. "On voit beaucoup de personnes s'exprimer sur des sujets qu'ils ne maîtrisent pas tout à fait", relève Emmanuel Rusch, président de la Société française de santé publique. Ils ont souvent "un statut de professeur éminent", qui ne fait pas d'eux des spécialistes du domaine précis sur lequel on les questionne et "ne leur confère donc pas plus de légitimité", juge-t-il.
Les véritables spécialistes sont souvent peu à l'aise avec les médias et s'autocensurent quand on leur tend le micro, constate Mylène Ogliastro : "Peut-être qu'on laisse les plus grands parleurs occuper le terrain." Elle ne digère pas l'invitation du professeur Luc Montagnier sur CNews, mi-avril. Le codécouvreur du virus du sida avait défendu l'idée que le nouveau coronavirus avait été fabriqué en laboratoire sur la base du génome du VIH. L'article sur lequel il se basait, prépublié par des chercheurs indiens, avait pourtant été largement critiqué par la communauté scientifique et même retiré par ses auteurs. La vaste majorité des médias ne s'y est d'ailleurs pas trompée, et avait expliqué en quoi le professeur Montagnier faisait fausse route.
Une anxiété propice aux "incendies médiatiques"
Le contexte, très particulier, d'une pandémie qui inquiète le grand public, est aussi propice aux emballements. Gilles Bouvenot ne s'étonne pas que certains croient un peu vite aux remèdes miraculeux : "Dans ce monde anxiogène, chacun essaie de se rattacher à quelque chose qui pourrait marcher." C'est pour cela que l'Académie de médecine a voulu rappeler aux chercheurs leur responsabilité "de s'astreindre à une communication prudente" et "s'interdire de susciter de faux espoirs".
La crainte liée "au retour des enfants à l'école" a pu jouer un rôle dans l'ampleur prise par la découverte de cas d'enfants présentant des symptômes proches de la maladie de Kawasaki, estime Véronique Hentgen. Membre du groupe de suivi mis en place par la Société française de pédiatrie sur cette question, elle à dénoncé dans Les Echos, le 4 mai, une "hystérisation scientifique". Dix jours plus tard, après l'annonce du recensement de 125 cas et un décès en France depuis début mars, elle reste convaincue que ce qui n'était au départ qu'une alerte interne, destinée à partager les informations des services de pédiatrie sur l'ampleur du phénomène, "n'aurait pas dû sortir de l'hôpital". "Ce recensement confirme qu'il s'agit d'une maladie rare", explique-t-elle. "On sait déjà qu'elle a aussi tué des enfants en France dans les années précédentes, mais que dans la très grande majorité des cas, avec un traitement adapté, on en guérit."
Sur toute l'épidémie de Covid-19, sept enfants sont morts, dont un est décédé de Kawasaki. Bien sûr, c'est dramatique, mais il faut mettre ça en perspective avec la mortalité des adultes.
Véronique Hentgen, pédiatre et infectiologueà franceinfo
"En 2020, dix enfants sont décédés de la grippe saisonnière", ajoute la pédiatre. Mais la publicité des premiers cas au Royaume-Uni et les nombreuses interrogations qui ont suivi chez les parents ont forcé les autorités françaises (jusqu'au ministre de la Santé, Olivier Véran) à évoquer publiquement cette maladie. "Est-ce que ça valait vraiment la peine de mettre en alerte une population entière pour une maladie rare qui, dans des cas exceptionnels, peut tuer ? Je pense que non", regrette Véronique Hentgen. "Ça apporte plus de stress que d'information aux gens. Les méningites tuent, le pneumocoque aussi, mais on ne fait pas monter une telle peur. Sinon, comment peut-on vivre ?"
Pour se faire un avis, mieux vaut être patient
Cet exemple souligne les effets très concrets que peut avoir une communication hasardeuse. Gilles Bouvenot s'agace ainsi contre "l'irresponsabilité d'avoir mis sur la place publique cette idée que les fumeurs seraient protégés". Après la prépublication fin avril d'une étude affirmant que les fumeurs quotidiens étaient peu représentés chez les malades du Covid-19, les autorités avaient dû publier un arrêté pour encadrer la vente de patchs de nicotine et éviter une ruée dans les pharmacies.
Xavier Lescure, lui, est dépité par les effets du discours autour de l'hydroxychloroquine sur l'essai Discovery, dont il est l'investigateur principal à l'hôpital Bichat. "A partir du moment où des gens ont en tête qu'il y a un traitement qui fonctionne, il est logique qu'ils refusent d'être inclus dans des essais cliniques", au cours desquels ils pourraient recevoir ce traitement, un autre protocole ou un placebo. Pour l'instant, on ignore laquelle de ces options est la plus efficace – c'est pour cela que l'essai existe. "Soit les patients ont l'hydroxychloroquine en tête et ils refusent d'être inclus [considérant qu'il y a une chance pour que leur médecin leur prescrive], soit il faut deux heures pour les convaincre", résume l'infectiologue, amer. S'il n'atteint pas un nombre de participants suffisant, l'essai ne pourra arriver à aucune conclusion. Ce problème touche tous les essais sur l'hydroxychloroquine et pourrait empêcher d'acquérir la certitude de l'efficacité ou non de ce traitement.
Alors que les débats scientifiques sur le coronavirus semblent assurés de se prolonger, à quoi peut-on se fier ? Les experts interrogés par franceinfo partagent quelques conseils. S'il est tentant d'aller consulter soi-même les articles scientifiques en ligne, la virologue Mylène Ogliastro recommande de ne pas "prendre au pied de la lettre un titre et un résumé" si on n'a pas "le bagage scientifique suffisant pour juger de la robustesse des données". Yves Sciama suggère même "d'attendre trois ou quatre jours pour se faire un avis sur quoi que ce soit, le temps que des gens compétents se penchent sur la question".
D'une manière générale, mieux vaut "être sceptique" devant les informations "trop radicales", juge-t-il. "Une seule étude, la plus solide possible, ne peut pas apporter de certitude", rappelle en outre l'épidémiologiste Emmanuel Rusch, et mieux vaut "attendre qu'il en existe plusieurs" pour se forger une conviction. Ce qui implique de se rappeler que la science prend du temps, et progresse par le débat, l'erreur et le désaccord. Même si "le doute ne plaît pas à celui qui attend un médicament qui pourrait sauver sa vie", reconnaît Gilles Bouvenot.
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