: Enquête franceinfo Additifs controversés, arômes obscurs, emballages trompeurs... Pouvez-vous faire confiance aux plats préparés des grands chefs ?
Marc Veyrat, Thierry Marx, Ghislaine Arabian... Ils sont plusieurs grands chefs à proposer des plats préparés ou des condiments en vente dans la grande distribution. La promesse d'une meilleure qualité ? Nous avons décortiqué les étiquettes de ces produits pour savoir ce qu'ils contenaient vraiment.
Thibault Sombardier sur un paquet de pâtes farcies, Joël Robuchon sur un parmentier de canard tout prêt, Michel Troisgros sur un foie gras, Marc Veyrat sur un bocal de cornichons, Jean Imbert sur un pot de yaourt au soja, Thierry Marx sur un repas en poudre ou encore Ghislaine Arabian sur un petit pot pour bébé... Il n'est pas nécessaire de se promener longtemps dans les rayons des supermarchés pour voir apparaître leurs visages souriants : les grands chefs cuisiniers s'affichent sur les emballages, loin des restaurants gastronomiques ou des émissions télévisées qui ont fait leur célébrité. On peut les apercevoir jusque dans le TGV, où Michel Sarran propose des "recettes exclusives".
Pour n'importe quoi, on met une gueule de chef sur un paquet, c'est comme l'étiquette sur le Port-Salut. C'est une autre façon d'attirer les clients, de faire du marketing.
Ghislaine Arabian, cheffeà franceinfo
En écumant les supermarchés, nous avons identifié une soixantaine de produits commercialisés avec le visage ou le nom d'un grand chef. Des plats "dignes d'un grand restaurant", "sain(s)", présentés comme "la Rolls-Royce de la nutrition", élaborés avec des ingrédients "soigneusement sélectionné(s)"... Depuis les premières collaborations entre Joël Robuchon – mort début août – et Fleury Michon, en 1987, l'argument commercial est le même : si elle fait souvent gonfler les prix, la présence du chef est censée vous garantir un produit de qualité. "Le but du jeu avec Marc Veyrat, c'est qu'il nous pousse à avoir des recettes de qualité et à être exigeants", confirme Emmanuel Bois, directeur général de Reitzel France, qui détient la marque Le Jardin d'Orante, associée au chef savoyard triplement étoilé. "Thierry Marx nous apporte une image de qualité", complète Jean-Michel Juillet, directeur marketing de Lustucru Rivoire & Carret, qui a développé une gamme de pâtes avec le juré de "Top Chef" – deux étoiles au guide Michelin.
Mais la promesse est-elle toujours tenue ? Pour en avoir le cœur net, nous avons épluché, avec l'aide de l'association de consommateurs Foodwatch, la composition de ces produits. Derrière des listes d'ingrédients souvent à rallonge, nous avons retrouvé des additifs controversés, des sucres et sels ajoutés, des arômes flous, de l'huile de palme... Nous avons aussi constaté que les ingrédients alléchants mis en avant sur l'emballage sont parfois présents en très faible quantité. "Le partenariat d'un chef avec une marque n'est pas nécessairement synonyme de qualité et ne signifie pas qu'il faut lui faire une confiance aveugle", commente Ingrid Kragl, directrice de l'information de Foodwatch.
Quand on s'intéresse de près à la composition de certains des produits auxquels les chefs prêtent leur image, on s'aperçoit que la recette est loin d'être ragoûtante
Ingrid Kragl, directrice de l'information de l'ONG Foodwatchà franceinfo
Des additifs controversés
"Eh, ça vous dit d'être invité chez un chef étoilé ?" Dans ses publicités, Thibault Sombardier, chef étoilé du restaurant Antoine à Paris, nous invite, tout sourire, à découvrir ses "nouvelles pâtes farcies". Au téléphone, le ton n'est pas le même. "Je ne souhaite pas participer", répond d'emblée l'ancien finaliste de "Top Chef". Relancé sur la présence d'additifs dans ses petits plats, il coupe court à notre échange. "Il n'y en a pas tant que ça. Je n'ai pas envie de répondre à une interview. Vous achetez les boîtes et vous regardez ce qu'il y a dedans, voilà", tranche-t-il.
Suivons son conseil. Sous la marque Lustucru Sélection, détenue par le groupe Panzani, Thibault Sombardier propose cinq variétés de girasoli, deux "box" de pâtes à manger sur le pouce et deux riz aromatisés. Au milieu des longues listes d'ingrédients, on retrouve dans six produits du chef des mono et diglycérides d’acides gras (E471), un additif rouge – "à éviter le plus possible" – selon Le Nouveau Guide des additifs, d'Anne-Laure Denans (éd. Thierry Souccar, 2017), un additif qu'on ne retrouve pas dans un produit équivalent de marque distributeur. Il est soupçonné de "favoriser les maladies auto-immunes, les allergies, les maladies inflammatoires de l'intestin" et le "syndrome métabolique". Il y a également dans ses linguine des carraghénanes (E407), un additif "douteux", selon la même source, en raison des controverses autour de ses "effets inflammatoires, voire cancérogènes". Contacté par franceinfo, le groupe Panzani n'a pas donné suite.
Thibault Sombardier n'est pas le seul. Le foie gras Casino Délices par Michel Troisgros et le Fleuron de canard du défunt Joël Robuchon pour Fleury Michon présentent, comme beaucoup de charcuteries, des nitrites de sodium (E250), un conservateur classé "problablement cancérogène" par l'Agence internationale de recherche contre le cancer (IARC). Après la publication de cet article, Fleury Michon nous a contactés pour préciser que ses équipes "travaillent afin de substituer cet additif" qui a déjà disparu de certaines recettes de jambon. Troisgros n'a pas répondu à nos sollicitations, arguant de la fin du partenariat avec le géant de la distribution.
On retrouve du dioxyde de soufre (E220, classé orange pour les réactions qu'il peut provoquer chez les personnes asthmatiques), dans le condiment balsamique et basilic de Marc Veyrat (Le Jardin d'Orante). Les desserts au soja de Jean Imbert (Sojasun) contiennent eux du phosphate de calcium, classé rouge parce qu'il contient du phosphore, dont la consommation excessive "peut contribuer à l'augmentation de la mortalité cardio-vasculaire" et "pourrait favoriser le cancer". "On sait que c'est un point d'amélioration qu'on a sur le produit et sur lequel on travaille, assure Olivier Clanchin, président du groupe Triballat Noyal, qui détient la marque. Ce n'est pas un sujet pris à la légère chez nous."
Les listes d'ingrédients des plats vendus par Michel Sarran dans le bar TGV, via l'entreprise Newrest, sont longues comme une ligne à grande vitesse. Certains plats contiennent de l'huile de palme, des sucres ajoutés et des additifs classés rouge dans Le Nouveau guide des additifs : de l'E320, un antioxydant potentiellement cancérogène chez l'homme selon l'Agence internationale de recherche contre le cancer (IARC), de l'E310, un antagoniste des hormones femelles et un génotoxique potentiel ou encore de l'E150d, un colorant qui génère au cours de son processus de fabrication un cancérogène possible chez l'homme, le 4-méthylimidazole. Plus loquace que ses collègues sur le sujet, le chef toulousain dit comprendre les critiques. "Quand il y a un nom de chef associé à ces produits, ça fait mal, j'en suis conscient", explique-t-il à franceinfo, avant de mettre en avant un "cahier des charges très très très compliqué" imposé par la SNCF : "La cuisine TGV, c'est un micro-ondes et un toaster, des contraintes de stockage."
"Un fossé entre la promesse et ce qu'on vous vend"
En lisant avec attention les étiquettes, on constate aussi qu'elles sont parfois trompeuses. Les girasoli gorgonzola crémeux de Thibault Sombardier contiennent plus de ricotta que de gorgonzola, ses pâtes aux cèpes en persillade sont complétées avec des champignons de Paris, ses linguine poulet émincé ne contiennent pas des tranches de poulet comme montré sur l'emballage mais une pâte avec du poulet, du sucre et de l'eau. Aucun produit ne mentionne l'utilisation de pommes de terre, mais on en retrouve sous forme de flocons déshydratés dans la farce de toutes ses pâtes. "Cela permet de faire illusion, commente Foodwatch. Vous pensez que vous avez plus de matière en bouche, plus de fromage par exemple, mais c'est de la patate".
Des décalages avec la promesse marketing que l'on retrouve chez d'autres chefs. Contrairement à ce que suggère le visuel du site internet et les publicités vidéo, il n'y a pas de fruits frais dans la bouteille de poudre fraise basilic proposée par Thierry Marx chez Feed, mais un peu (3%) de fraise lyophilisée. Le "petit cornichon français à l'estragon" de Marc Veyrat pour Le Jardin d'Orante ne contient que 0,4% d'estragon, contre 1% pour un produit similaire de marque distributeur. Dans le "fameux parmentier de canard" siglé Joël Robuchon, on trouve des flocons de pommes de terre réhydratés. Ghislaine Arabian a quant à elle mis plus d'eau et d'oignons que de saumon dans son petit pot "Ecrasé de pois chiche, pomme de terre, saumon et curcuma" chez Carrefour Baby.
A l'avant, on vous vend du rêve et quand on scrute la liste des ingrédients, on s'aperçoit qu'il y a un fossé entre la promesse et ce qu'on vous vend.
Foodwatchà franceinfo
"Aucun avantage particulier" en termes de nutrition
Sur la très grande majorité de ces plats, le Nutri-Score, ce logo qui évalue la qualité nutritionnelle d'un produit, ne figure pas sur l'emballage. De rapides calculs, avec le guide publié par le gouvernement, permettent de comprendre pourquoi : seuls 24 des 65 produits présentent une bonne qualité nutritionnelle (classés vert, avec des notes A ou B). Les autres oscillent entre jaune (C) et rouge vif (E, la note la plus basse). Même les repas de substitution de Feed, présentés comme "sains", ne sortent pas du lot : seule la barre figues-amandes est notée B, preuve qu'il est possible de concevoir ce type de produits avec une qualité nutritionnelle correcte. Trop gras, trop sucrés ou trop salés, les trois autres "repas" oscillent entre C et D. "Les indicateurs partent d'une bonne initiative, mais ils sont assez limités et pas adaptés aux repas complets, assure Anthony Bourbon, fondateur de Feed. Quand vous étudiez un produit Feed, il faudrait que l'algorithme comprenne qu'il est en train de juger entrée, plat, dessert."
Le concepteur du Nutri-Score, le professeur de nutrition Serge Hercberg, livre un verdict mitigé après examen d'un échantillon des produits recensés par franceinfo. "Ce sont des produits équivalents, sur le plan nutritionnel, aux autres plats de ce type, il n'y a aucun avantage particulier en termes de nutrition", observe-t-il. Particulièrement "navré" par le partenariat entre Thierry Marx et les repas en poudre Feed – un "contre-sens intellectuel" – il trouve "un peu dommage que de grands chefs donnent leur nom à des produits qui ne répondent pas à ce que l'on souhaite en termes de santé publique : manger varié, du poisson, des légumes, des légumineuses et des fruits".
Ce qu'on attend des chefs, c'est qu'ils aident à proposer une offre de produits très bons au goût et meilleurs sur le plan nutritionnel, ce qu'ils ne font pas ou très peu.
Serge Hercberg, professeur de nutrition, concepteur du Nutri-Scoreà franceinfo
Des critiques balayées par Thierry Marx. "Il n'y a pas à être pour ou contre une barre ou une poudre, estime le chef, chroniqueur pour franceinfo. Ce qu'il faut, c'est faire la cuisine et manger. Par contre, être obligé de vous taper une merde dans le TGV ou le plateau-repas dans l'avion, moi je préfère me taper une barre Feed. Qu'on vienne me cherche sur ça, on va rigoler", conclut-il, bravache.
Des montants secrets mais "significatifs"
Si la plus-value n'est pas toujours évidente dans l'assiette, elle l'est davantage pour le porte-monnaie des chefs. Tout au long de notre enquête, personne n'a souhaité nous communiquer la rémunération exacte de ce type de partenariats."C'est un investissement pour notre marque, ce n'est pas quelques milliers d'euros. Ce sont des montants significatifs mais largement compensés par l'image et l'engagement du chef", glisse simplement Jean-Michel Juillet, qui fait signer ses pâtes sèches premium à Thierry Marx. "Il n'y a pas six chiffres dans ce qu'on verse à Marc Veyrat", modère de son côté Emmanuel Bois, pour Le Jardin d'Orante.
Dirigeant de la société Brand and Celebrities, qui collabore notamment avec Marc Veyrat, Michel Sarran ou Ghislaine Arabian, Quentin Bordage évoquait en 2017 sur Canal+ des prestations qui varient entre "quelques milliers" et "plusieurs centaines de milliers d'euros" pour "les chefs les plus médiatisés". Un peu de beurre dans les épinards pour une profession qui affirme, comme Michel Sarran à La Tribune en avril, qu'"il est très compliqué d'avoir un restaurant gastronomique à l'équilibre". Mais le Toulousain assure que son investissement est sincère.
On ne peut pas me reprocher de faire ça uniquement pour prendre un chèque. Je travaille et je mets vraiment la pression pour avoir la fiche d'ingrédients la plus clean possible.
Michel Sarran, chefà franceinfo
Michel Sarran affirme qu'il goûte chaque semaine ses produits TGV – dont il a élaboré le prototype dans son restaurant – et qu'il lui est déjà arrivé de renvoyer le fournisseur d'un plat de pâtes : "Je leur ai dit (...) que je ne pouvais pas continuer à servir cette merde". Il juge que son travail a permis d'améliorer les choses et garantit que cela va continuer :"D'abord on a essayé d'améliorer la qualité gustative, maintenant, on essaye de plus en plus d'améliorer le 'sourcing' au niveau des ingrédients".
"Il faut faire les choses différemment"
D'autres y sont déjà arrivés, comme le montre notre enquête : il n'y a par exemple aucun conservateur dans les plats préparés estampillés Joël Robuchon chez Fleury Michon. Alors que ses collègues utilisent de nombreux arômes dont la composition n'est pas précisée – "cela peut-être n'importe quoi", souligne Foodwatch –, Ghislaine Arabian n'en met aucun dans ses petits pots pour bébé (précisons qu'un de ses desserts, l'onctueux de semoule, présente cependant du sucre ajouté).
Si on fait quelque chose, il faut le faire différemment. Sinon on ne fait que reproduire un produit qui existe déjà en mettant un peu de poudre de perlimpinpin pour que cela ait un autre goût.
Ghislaine Arabian, cheffeà franceinfo
Marc Veyrat juge aussi qu'il faut une cuisine "sans arômes ajoutés et sans additifs", des ingrédients pourtant présents dans certains de ses produits. Il renvoie une partie de la responsabilité sur les acheteurs. "Le jus d’orange, si vous le fabriquez avec votre épouse, il dure trois ou quatre jours. Pourquoi veut-on pouvoir le conserver un mois, comme avec le jus en brique ? Cherchez l'erreur", s'interroge-t-il. Ghislaine Arabian a d'ailleurs un conseil pour les consommateurs : "Moi, quand j'achète quelque chose, je retourne toujours le paquet, toujours, toujours." Chef ou pas chef sur l'étiquette.
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