Grumeaux, frustration, tentations… Pendant dix jours, j'ai testé un repas en poudre "100% équilibré" qui tient dans une bouteille
Mélangée à de l'eau, cette poudre à 650 calories est censée apporter exactement ce dont le corps a besoin. Vraiment ? Notre journaliste a voulu vérifier.
Pas de cuisine à faire, pas de vaisselle non plus. Pour passer à table, il suffit d'un peu d'eau à température ambiante. Avec Feed, mon repas – "100% équilibré" – est censé tenir dans une bouteille. En consommer trois par jour répondrait à "100% des besoins nutritionnels" de mon corps, sans m'exposer à "aucune carence". Glucides, protides, lipides, fibres, oligo-éléments, vitamines... Tout, absolument TOUT ce dont j'ai besoin tiendrait dans les quelques dizaines de grammes de poudre contenus dans le récipient.
Du calcium pour assurer le "maintien d’une ossature normale", du manganèse pour "protéger [mes] cellules contre le stress oxydatif", du sélénium pour contribuer au "maintien d'une spermatogénèse normale"… Sur son site, l'entreprise va jusqu'à lister 180 points positifs. Rien que ça. Est-ce cela, l'avenir de notre alimentation ? Peut-on se contenter de ces repas en poudre, aussi "équilibré[s]" soient-ils ? Notre corps aurait-il vraiment tout ce dont il a besoin ? J'ai voulu faire le test. Pendant dix jours, je me suis donc nourri exclusivement de ces repas prédosés. Matin, midi et soir. Voici mon carnet de bord.
* Ce test a été réalisé sous la surveillance d'un nutritionniste. "Sur une période longue, de plusieurs semaines, des conséquences seraient à prévoir", prévient Anne-Laure Meunier, co-fondatrice de SmartDiet. Ne vous lancez pas dans une expérience similaire sans consulter un médecin.
Sept parfums à disposition
Jour 1. La pendule de ma cuisine affiche 7h30. Le pot de Nutella est à moins de deux mètres, mais pas touche. Les bouteilles Feed m'attendent dans le placard du haut, rangées par saveurs, à gauche du paquet de biscottes. Les recettes salées d'un côté (cèpes, légumes du jardin, tomates à la provençale, carottes et potiron), les sucrées de l'autre (fruits rouges, café et chocolat). C'est justement par ce dernier parfum que je vais commencer mon expérience.
J'ajoute l'eau jusqu'au trait en prenant soin d'incliner la bouteille, je referme le bouchon, et je secoue. "Chlac, chlac, chlac, chlac !" Le mode d'emploi précise qu'il faut mélanger pendant quarante-cinq secondes, toujours de gauche à droite. Le chronomètre de mon smartphone veille. Une gorgée, puis deux, puis trois. Ça passe. Plutôt bien d'ailleurs. Verdict de ce premier repas : le goût est agréable et la texture crémeuse me rappelle celle d'une soupe. Il est 8h15, je pars au travail le ventre plein. Cela va-t-il durer ?
"Tu as perdu un pari ?"
A peine installé à mon bureau, les railleries commencent. Un collègue passe en me narguant. "C'est du Smecta, ton truc ?" marmonne-t-il, avant d'engloutir son pain au chocolat. Son commentaire me rappelle ceux de mes proches. Mon frère : "Tu me fais peur." Ma meilleure amie : "T'es un grand malade !" Ma nièce : "Beeeeeuuuurk." Mon voisin de palier : "Mets mon numéro en appel d’urgence, pas envie qu’il t’arrive un truc." Ma maman : "Tu as perdu un pari ?" Et ce n'est que le premier jour.
"Va falloir s'y habituer", m'explique Yassine Chabli. Il sait de quoi il parle : courant avril, cet entrepreneur est devenu la risée de Twitter après s'être vanté de pouvoir manger du Feed pendant un mois. Objectif : se nourrir en moins de deux minutes pour gagner "30 heures par mois", écrivait-il.
En tant que CEO de @beekast j'ai décidé de passer à une alimentation équilibrée mais surtout qui me prenne moins de 120 secondes par repas de manière à gagner 30h par mois. Challenge : je teste @feedsmartfood pendant un mois. Je vous tiens au courant... pic.twitter.com/yvyAKYVFGt
— Yassine CHABLI (@Yassine_Chabli) 27 avril 2018
Ça n'a pas manqué : 600 personnes lui sont tombées dessus, et rarement pour l'encourager. "Ridicule", "débile", "merde chimique"... Au téléphone, Yassine Chabli accuse encore le coup.
J'ai eu droit à tout, des insultes, des moqueries, c'était vraiment violent… Je ne pensais pas déclencher un tel déchaînement de haine.
Yassine Chabli, entrepreneurà franceinfo
Pour le reste, il a bien fait de ne pas parier le moindre kopeck. Il a lâché "l'affaire" au bout de deux jours. "J’avais l’impression de boire une bouteille d’eau, c’était fade, ça ne passait pas du tout. Je suis allé au McDo juste après, c'était tellement mieux." On a connu plus efficace comme encouragements.
"Nutritionnellement, c'est moyen"
Jour 2. Personnellement, tout va bien (pour l'instant ?). Je n’ai jamais faim avant le repas suivant. En tout cas pas plus que d’habitude. La sensation de satiété est bien là, et je n'ai pas envie de grignoter. Les yeux rivés sur la liste des ingrédients, Anne-Laure Meunier fait pourtant la grimace. Cette diététicienne parisienne a accepté de m'accompagner pendant toute la durée de mon expérience. Mais elle semble dubitative. "Nutritionnellement, c'est moyen, se désole-t-elle. A part quelques éléments comme la farine d'avoine ou la farine de riz, il n'y a pas grand-chose de naturel dedans. Le reste est souvent transformé."
Visiblement rodé aux critiques, le fondateur de Feed défend corps et âme ses repas de substitution. "Je sais bien que nos produits font débat parce qu'on touche à la bouffe, qu'on est au pays de la gastronomie, et que c'est quelque chose d'important dans notre inconscient collectif, s'agace Anthony Bourbon. Mais franchement, à choisir, entre ce repas liquide et un sandwich triangle acheté au distributeur… Je vous jure que le plus sain, c’est la bouteille. Nos produits sont garantis vegan, sans gluten, sans lactose et sans OGM."
C'est meilleur qu'un kebab, meilleur qu'une Pastabox, meilleur qu'un jambon-beurre bourré de nitrites.
Anthony Bourbon, fondateur de Feedà franceinfo
Depuis sa création en janvier 2017, la start-up française affirme avoir déjà vendu "des millions de produits" à travers le pays. Surtout, un contrat passé avec la grande distribution lui permet d'être présente dans 1 000 points de vente.
Bien avant elle (et bien avant mon chef qui m'a fortement suggéré de tester), c'est un ingénieur de la Silicon Valley qui a eu l'idée de ces repas en poudre. Lassé de ne jamais trouver le temps de cuisiner, Rob Rhinehart a lancé sa propre gamme de produits en 2013 sous le nom de Soylent. Un clin d'œil au film Soylent Green (Soleil vert) sorti au début des années 1970. Dans cette fiction, qui se déroule dans le New York de 2022, les humains avalent des pilules à la composition inconnue, censées subvenir à leurs besoins alimentaires. Spoiler : ils contiennent en réalité des cadavres d'humains. Pas très ragoûtant ? Peu importe. A l’époque, l’inventeur américain ne croit pas beaucoup dans les repas traditionnels.
Je ne pense pas que nous ayons besoin de fruits et légumes, il nous faut des vitamines et minéraux. Nous avons besoin de féculents, pas de pain.
Rob Rhinehart, créateur de Soylentdans une interview à "Vice", en 2013
Un repas pour "employés overbookés"
Jour 4. Mon expérience se poursuit avec, ce midi, saveur carottes et potiron. Même couleur (grisâtre), même texture (crémeuse) et même nombre de calories (environ 650). J'ai acheté la bouteille dans une supérette de mon quartier. Elle était posée sur un petit présentoir, coincée entre les galettes de riz et des paquets de mini-brownies. Le prix : 4,90 euros pièce. Un peu plus cher que sur internet (3,90 euros). D'autres marques se partagent le marché (Vitaline, Huel, Smeal, Lently...). "Nos clients sont des étudiants sans trop d'argent, des sportifs, mais surtout des employés overbookés", avance Anthony Bourbon, de Feed.
Le gain de temps est effectivement considérable. Pas besoin de sortir les casseroles ou de préchauffer le four avant de manger. A la cantine, quand ils ne passent pas leur temps à me charrier, mes collègues ont à peine avalé la moitié de leur entrée que je vois déjà le fond de ma bouteille. Je peux jouer plus longtemps au ping-pong à la pause du midi. Et, cette année, j'ai rempli ma déclaration d'impôts largement dans les temps. Inédit. "Grâce à ces repas plus vite avalés, nos clients peuvent faire des activités qui leur tiennent à cœur, vante Anthony Bourbon. Du sport, lire, écouter de la musique…"
Je constate aussi que je me remets au travail avant les autres, sans forcément partir plus tôt le soir. Ce qui chagrine Maxime, l'un de mes copains de lycée : "Ton truc, c'est tout bon pour les patrons qui vont pouvoir faire bosser plus leurs salariés…" Anthony Bourbon s'en défend. "Mais pas du tout ! On n'a aucune envie de remplacer complètement les repas traditionnels par de la poudre. Ce qu'on propose, c'est une autre solution pour les personnes qui n’ont pas le temps, la possibilité ou l'envie de s’alimenter avec un repas classique."
Sur son site, la marque l'assure pourtant : oui, se nourrir exclusivement de Feed, "c’est tout à fait possible d’un point de vue nutritionnel/médical" : "Il n’y a aucun risque, bien au contraire, vous n’aurez aucune carence." Comme moi durant cette expérience, "certains utilisateurs en prennent à chaque repas, mais c'est assez rare", constate Anthony Bourbon.
Personnellement, j'en prends quatre fois par semaine. Souvent le midi, entre deux réunions. Mais si on me propose une soirée raclette, je ne vais pas dire non.
Anthony Bourbon, fondateur de Feedà franceinfo
Mon corps dit stop
Jour 6. Le moment que je redoutais le plus est arrivé : ma grande fête de famille. L'événement annuel où l'on ne compte pas les plats, et encore moins les calories. Sur la table, un croûton de pain me fait de l'œil. Je n'y ai pas droit, et c'est horrible. J'ai très, très, très envie de mâcher quelque chose. Un chewing-gum, un bonbon, un Curly, n'importe quoi. Je ressens une petite gêne au niveau des dents, comme un manque. "C'est tout à fait normal, me rassure Jean-Marc Zakine, dentiste à Boulogne-Billancourt. Être privé de tout produit solide pendant plusieurs jours n'est pas du tout naturel pour l'être humain. Cela n'arrive normalement jamais dans une journée."
Les dents sont des organes comme les autres. Si vous ne les sollicitez pas, elles s'atrophient. Chez les personnes âgées, la non-mastication a de vraies conséquences, notamment en termes de troubles digestifs.
Jean-Marc Zakine, dentisteà franceinfo
"Il faudrait manger liquide pendant des milliers d’années pour que les dents commencent à se ramollir, cela nous laisse de la marge, ironise Feed sur son site. Et nos boissons contiennent plein de graines à grignoter." Peut-être, mais ça ne fait pas autant envie que le barbecue du soir. Entre deux bouchées de saucisse aux herbes, mon père me taquine : "Au menu pour toi, fiston ?" Saveur légumes du jardin. Il rit. Je ris. C'est nerveux. Pour la première fois, mon corps dit stop. Je ne peux plus, je ne finirai pas ma bouteille cette fois. Je ne supporte plus cette substance crémeuse qui semble prendre tout son temps pour descendre jusque dans mon estomac. "Ne cherchez pas, vous avez atteint le stade de la frustration alimentaire, m'écrit ma diététicienne. Votre cerveau a intégré le fait que vous ne mangez pas ce que vous souhaitez. C'est quelque chose de terrible, ça."
"Terrible", c'est le mot. Tout me manque. Le bruit des couverts qui s’entrechoquent, le tintamarre des casseroles, le "cling" du micro-ondes, l'eau qui bout, l'odeur du gaz. J'ai envie de choses simples. Une banane, une tranche de pain, un bol de céréales. L'assiette de pâtes qu'est en train d'engloutir ma nièce Louisa, c'est du caviar à mes yeux. Je regrette même le céleri rémoulade de l'école primaire. C’est dire…
"Manger, c’est du désir"
Jour 7. Ma mère me fait remarquer que j'ai l'air "tristoune ce matin". Je sens bien que je suis devenu plus irritable, plus susceptible. Je repense à cette amie qui me reprochait il y a quelques jours de m'agacer "pour une histoire de clés". Mes états d'âme ont au moins le mérite d'amuser Jean-Pierre Poulain, sociologue de l'alimentation. "Manger, c’est du désir, de l’échange, de la convivialité, du plaisir, des odeurs, du goût, des souvenirs. Si on vous prive de ça, vous êtes déstabilisé, et vous arrivez à l'état de saturation dans lequel vous êtes actuellement."
L’alimentation humaine est régulée par un double phénomène : le phénomène biologique et le phénomène de régulation sociale. Dans ce test, il vous manque le deuxième.
Jean-Pierre Poulain, sociologue de l'alimentationà franceinfo
Il a raison, j'ai l'impression que mon corps est un vulgaire réservoir de voiture que l’on remplit dès que le voyant d'essence s'allume. Mais il me reste deux jours pour arriver au bout de l'expérience. Soit six repas. Trois cents gorgées environ. Outch. Comment tenir ? Sur des forums internet consacrés aux régimes, on me suggère de cacher mes bouteilles de Feed sous le lit pour aérer mon espace visuel, de verser mon repas dans un bol pour casser la lassitude du goulot, ou de m'isoler dans une pièce pour éviter les commentaires désobligeants. Est-ce que ça fonctionne ? Bof…
Habitué à ces repas de substitution lorsqu'il est en mer, le skipper François Gabart me conseille autre chose. "Pense fortement à ton plat préféré pour oublier ce moment difficile." Là, tout de suite, je paierais très cher pour une blanquette de veau.
Au milieu des océans, il m'est arrivé de fantasmer sur un carré de chocolat. Je l'imaginais, je le voyais, je le sentais… Mais c'est bien un repas lyophilisé qui m'attendait.
François Gabart, skipperà franceinfo
Trois centimètres de tour de hanches en moins
Jour 10. Quelques grumeaux viennent me chatouiller les lèvres : ce sont les dernières gorgées du dernier repas de mon dernier jour de test. J'envoie une rafale de SMS à mes proches : "Sortez le champagne, j'ai réussi !" J'accompagne mon message d'une photo des 30 bouteilles vides. La délivrance est proche, mais il me faut encore patienter jusqu'au lendemain matin pour me mettre à nouveau quelque chose de solide sous la dent.
Jour 11. L'expérience est presque terminée. Me voilà en caleçon dans une salle d'attente. Je m'apprête à passer un scanner pour analyser les éventuels changements de ces dix jours de Feed sur mon corps. Si mon poids est quasi stable, à 20 grammes près, j'ai tout de même perdu un centimètre de tour de taille et trois centimètres de tour de hanches.
En dix jours, vous avez gagné de la masse musculaire. En si peu de temps, c'est impressionnant.
Aurélien Lasserre, préparateur physiqueà franceinfo
Je repars avec mes résultats sous le bras. Aucun podium, aucune médaille ne m'attend, mais une tartine de beurre, maintenant que j'y ai de nouveau droit. Le pain craque sous mes dents, je suis aux anges. Anne-Laure Meunier me conseille quand même d’y aller "mollo". "Votre système digestif a moins travaillé ces derniers jours, me prévient la diététicienne. Ne le brusquez pas."
Debout, devant un tableau blanc, elle passe en revue une dizaine de paramètres. Mes urines ont-elles changé de couleur ? Non. Mon haleine est-elle devenue pestilentielle ? Non plus. En tout cas, les gens ont continué à me parler. Mon sommeil a-t-il été altéré ? Toujours non. J'ai continué de dormir comme un bébé.
Quel avenir pour Feed ?
Anne-Laure Meunier souhaite à présent savoir ce que je retiens de cette expérience. Que le corps humain s’adapte malgré tout assez bien à ce genre de restriction. Que je pourrais parfaitement, à l'avenir, glisser une bouteille de Feed dans mon sac à l'occasion d'une randonnée. Mais que manger un aliment que l'on désire vraiment est primordial. La diététicienne acquiesce : "Ce genre de produits ne convient pas à tout le monde. Chaque personne a des besoins nutritionnels uniques et différents. Il convient de prendre en compte ces disparités afin d'assurer un apport nutritionnel optimal, sans déficit, ni excès. Il faut donc être vigilant."
Le sociologue de l'alimentation Jean-Pierre Poulain n'a, lui aussi, "pas plus que ça envie de goûter". Je lui demande ce qu'il imagine comme avenir pour ces repas en poudre. "Limité", me dit-il.
A mon avis, ça relève plus du fantasme, il n'y a rien de révolutionnaire. En France, où le coup de fourchette est sacré, ce type de repas aura du mal à faire son trou.
Jean-Pierre Poulain, sociologue de l'alimentationà franceinfo
En attendant, Anthony Bourbon s'apprête à recruter vingt personnes d’ici la fin de l’année. Il vise les 100 millions d'euros de chiffre d'affaires dans les trois ans, et rêve de débarquer dans les supermarchés américains. En collaboration avec le médiatique chef Thierry Marx, deux étoiles au guide Michelin, deux nouvelles recettes bio "fraises-basilic" et "tomates-olives" viennent d'être lancées. Mais pas encore de saveur blanquette de veau. Dommage.
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