Fracture numérique : ces millions de Français oubliés dans les démarches administratives de plus en plus connectées
13 millions de citoyens français sont victimes de la fracture numérique, selon un rapport de la Défenseure des droits paru il y a quelques semaines. Et à l'heure de la dématérialisation des démarches administratives, l'accès aux services publics est un parcours du combattant pour certains.
A bord du bus France Service, Elsa, la coordinatrice installe son ordinateur connecté à Internet. La camionnette sillonne 46 communes du département de la Manche, avec tout le matériel nécessaire pour venir en aide aux habitants dans leur démarches administratives en ligne. "Je viens pour deux cartes grises à refaire, et mon compte Ameli est bloqué !" : voici Élisabeth, 65 ans, agricultrice retraitée, habitante de la petite commune de Grateau, une des nombreuses zones blanches du département. Depuis chez elle, quasiment impossible de faire toute ces démarches. "Déjà chez nous à Grateau, le Wifi passe mal, explique-t-elle. Et puis vous voyez, c'est compliqué par Internet, tout devient plus compliqué."
Un manque de présence humaine
Un peu dépassée par ce monde qui change trop vite, Élisabeth s'accroche : "J'inscris tous mes mots de passe dans un carnet. Mais il faut souvent les barrer, car ça ne marche pas". Elsa prend les choses en main : "Alors, on va mettre un autre code pour votre compte Ameli... Et voilà c'est débloqué !" Pour Élisabeth, cette fracture numérique est due aussi au manque de fonctionnaires.
"Il n'y a pas assez de personnes pour nous recevoir dans les administrations. C'est bien Internet, il ne faut pas être contre, mais quand il y a des difficultés, il faut des gens pour nous recevoir. Avant ce n'était pas compliqué comme ça..."
Élisabeth, habitante retraitée de Grateauà franceinfo
Effectivement le nombre d'agents est en baisse constante, et l'on arrive à des disparités très importantes aujourd'hui entre territoires. Dans ce secteur de la Manche, pour 1000 habitants, moins de trois agents en moyenne aux guichets de Pôle Emploi, de la Poste ou de la Sécu. Plus du double en Gironde par exemple, ou en Ile-de-France. Une situation que dénonce Nathalie, 64 ans, agent territoriale d'animation.
"A la base, on n'est pas des robots. On est des humains et on a besoin des uns des autres ! De la présence humaine, du contact, de dialogue, on a vraiment besoin de tout ça."
Nathalie, agent territorialeà franceinfo
Nathalie s'installe dans le bus : elle tente d'obtenir un rendez-vous pour s'occuper du dossier de retraite de son mari. Elle a perdu un e-mail : "Vous allez peut-être pouvoir m'aider", lance-t-elle à Elsa qui le retrouve en quelques clics. "Est-ce que vous voulez que je vous l'imprime ?", demande-t-elle à Nathalie. "Je veux bien !" L'imprimante tourne à plein régime, symbole du besoin de papier et du besoin de choses matérielles.
Des citoyens privés de leurs droits
"Qui est le suivant ?", demande Elsa. C'est au tour de Roger. Il fait partie de ces Français qui ont accumulé tellement de retard qu'ils sont dans l'incapacité de réaliser la moindre démarche sur Internet. Or, il ne peut constituer son dossier de retraite qu'en ligne. Et comme un Français sur cinq, Roger n'a pas d'ordinateur : "Je ne sais pas m'en servir. Alors ce n'est pas la peine d'acheter un ordinateur si je ne m'en sers pas. Mais tout est sur Internet !"
Alors c'est son beau-frère Jean-Philippe qui s'occupe de ses démarches. Il gère aussi les identifiants et les mots de passe d'une partie de la famille. Il a tout consigné dans un tableau. "Je suis bien obligé, indique-t-il. Il faut se mettre à la place des gens, ils ont besoin d'être aidés en fait."
Le tableau dressé est amer : des zones blanches sans internet, des citoyens qui ne sont pas formés au numérique, des services publics affaiblis. Mais surtout, trop de complexité dans les démarches, pointe Catherine de la Hougue, vice-présidente de la communauté de communes Coutances mer et bocages, qui a poussé pour l'implantation du bus France Service.
"Il faut permettre à tous les citoyens d'avoir le même accès à tous les services, ce qui n'est pas le cas. On le constate dans les communes où le bus se rend qu'il y a des gens qui peut-être auraient renoncé à leurs droits."
Catherine de la Hougueà franceinfo
"Je sais par exemple que le RSA n'est pas donné à tous les bénéficiaires, détaille-t-elle. Pour certaines allocations, comme celle d'adulte handicapé, c'est compliqué !" Et cela met en danger la cohésion sociale, selon les mots de la Défenseure des droits Claire Hédon, dans son rapport.
Une fracture sociale très marquée
Les gens rencontrés dans le bus France Service se sentent loin des services publics, loin de l'Etat, loin de la politique nationale, et ça ne date pas d'hier. En pleine campagne électorale, cela se traduit par un désintérêt très prononcé pour la présidentielle. "Entre ce qu'on entend à la télé, les débats politiques qu'on voit, il y a un décalage énorme, un fossé, un précipice, explique un habitant désabusé. C'est le buzz qui l'emporte, donc à partir de là, on ne s'occupe pas des gens."
"Je suis un peu moins les élections en ce moment, parce que c'est vrai que mon but maintenant, c'est mon quotidien, ma famille. Depuis deux ans et demi, avec le Covid, on a pris conscience des choses importantes, qui sont proches de nous."
Nathalieà franceinfo
La majorité des gens croisés dans le bus France Service ont d'ailleurs prévu de s'abstenir en avril prochain.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.