Reportage "Les Mexicains sont toujours venus à Eagle Pass" : au Texas, une ville frontalière se retrouve malgré elle au cœur de la présidentielle américaine

Dans cette commune à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, le gouverneur conservateur du Texas mène depuis des mois un bras de fer contre l'administration démocrate de Joe Biden. Soutenu par le républicain Donald Trump, il entend stopper l'arrivée des migrants illégaux, devenue un sujet majeur de la campagne présidentielle.
Article rédigé par Elise Lambert - envoyée spéciale à Eagle Pass (Texas)
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Temps de lecture : 13min
Moises, Helen, Mireya, Emmanuel et Alicia, exilés salvadoriens, à Eagle Pass (Texas), le 7 mars 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Il n'y a pas si longtemps, le parc Shelby était paisible, verdoyant. Les habitants d'Eagle Pass avaient l'habitude de s'y retrouver le week-end pour se promener le long du Rio Grande, le fleuve qui sépare le Mexique des Etats-Unis. Des fêtes y étaient régulièrement organisées, comme le Festival de l'amitié. "C'est un moment où les élus d'Eagle Pass rencontrent des élus mexicains et où un habitant est élu 'Mister Amigo'", décrit Mike Garcia, qui habite depuis quarante-deux ans dans cette commune du Texas de 28 000 habitants.

Attablé de bon matin dans un fast-food, le septuagénaire à la barbe blanche et aux cheveux peignés vers l'arrière décrit une époque où "les gens allaient et venaient entre les deux pays sans problème". Tout a changé en janvier, lorsque l'Etat du Texas a ordonné la fermeture du parc de sept hectares, installant une imposante clôture noire à l'entrée. La décision a été prise par le gouverneur conservateur de l'Etat, Greg Abbott, dans le cadre de sa très controversée opération anti-immigration "Lone Star". Depuis, la pelouse du parc a jauni, foulée par les seuls militaires de la garde nationale texane.

Des soldats de la garde nationale du Texas surveillent le parc Shelby d'Eagle Pass (Texas), le 7 mars 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

La fermeture du parc a été décidée face à l'afflux des exilés à la frontière. Selon les autorités, les agents fédéraux ont enregistré plus de 393 000 migrants illégaux en 2023 dans le secteur d'Eagle Pass. C'est certes bien moins qu'un an plus tôt, mais l'augmentation est nette par rapport à 2020, souligne le site d'information The Texas Tribune. Pour contrer ce qu'il présente comme une "invasion", Greg Abbott a déployé des centaines de soldats le long de la frontière et fait construire une base militaire. "C'est une zone de guerre", a-t-il déclaré sur la chaîne CBS, après avoir reçu la visite de soutien de l'ex-président républicain Donald Trump, le 29 février, en campagne pour un nouveau mandat à la tête des Etats-Unis.

Des kilomètres de fil barbelé

Bien que la politique migratoire soit une prérogative de l'Etat fédéral, le très droitier gouverneur texan ne cesse de défier l'administration du président démocrate Joe Biden. Il a fait installer 70 000 rouleaux de fil barbelé tranchant, le long du Rio Grande, pour un coût de plus de 1,5 milliard de dollars (près de 1,4 milliard d'euros), détaille The Texas Tribune. Des bouées rouges équipées de lames ont été posées sur le fleuve et Greg Abbott a fait affréter des bus pour transporter des milliers d'exilés vers des villes démocrates, comme le rapporte Courrier International. Il a également fait voter une loi punissant toute entrée illégale dans l'Etat de six mois de prison, voire vingt ans en cas de récidive. Sa législation a toutefois été suspendue fin février par un tribunal fédéral.

Un grillage noir installé devant le parc Shelby d'Eagle Pass au Texas, et sous le pont international qui mène à Piedras Negras au Mexique, le 7 mars 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

"Les Mexicains sont toujours venus à Eagle Pass pour travailler ou faire des courses", objecte Mike Garcia, qui juge ces méthodes trop agressives. Les échanges avec le Mexique font partie de l'histoire de la ville. Dans les rues, on parle plus facilement espagnol qu'anglais et les restaurants ne servent presque que des plats mexicains. Dans l'artère principale, les boutiques vendent des piñatas colorées pour les fêtes des enfants. Deux ponts relient Eagle Pass à la ville mexicaine la plus proche, Piedras Negras, juste de l'autre côté de la frontière.

Pourtant, le Texan, qui porte au poignet un bracelet "In God We Trust" (la devise des Etats-Unis), a voté pour Greg Abbott et Donald Trump lors des dernières élections. "Beaucoup de réfugiés viennent pour bénéficier des soins médicaux. Les femmes viennent accoucher pour que leur enfant devienne un anchor baby", argumente-t-il. Ce terme très péjoratif désigne un enfant né dans un pays où ses parents ne sont pas citoyens ou résidents, dans le but que sa famille bénéficie d'une régularisation.

"Les gens arrivent ici traumatisés"

A côté de Mike Garcia, sa fille Amerika Garcia Grewal soupire. "Mes parents sont conservateurs, je ne le suis pas", prévient-elle. Membre de l'Eagle Pass Border Coalition, qui regroupe plusieurs organisations d'aide aux exilés, Amerika rappelle, agacée, à son père : "La majorité des gens qui traversent la frontière sont demandeurs d'asile. J'ai parlé à des Equatoriens, des Honduriens, des Vénézuéliens… Ils sont tous forcés de fuir leur pays", insiste-t-elle. "Il y en a aussi qui viennent ici comme espions pour leur pays", rétorque Mike. "Le problème, c'est que tu crois ce que tu vois sur les réseaux sociaux, mais moi, je me base sur les faits", dément-elle.

Amerika Garcia Grewal et son père Mike Garcia dans un fast-food à Eagle Pass, le 7 mars 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Alicia et son mari Moises, trentenaires, sont arrivés à Eagle Pass il y a quelques jours. Accompagnés de leurs trois enfants, âgés de 6 à 15 ans, ils ont quitté le Salvador en raison des menaces de mort qui pesaient sur eux. "D'un côté, des gens proches des gangs nous accusaient de vouloir les dénoncer à la police. De l'autre, les policiers nous harcelaient pour qu'on désigne ces personnes", explique Alicia, dans la fraîcheur de l'église. Autrefois l'un des pays au taux d'homicides le plus élevé au monde, le Salvador est devenu plus sécurisé depuis l'élection du jeune président Nayib Bukele en 2019. Mais, au nom de la lutte antigang, de nombreux civils innocents ont été emprisonnés.

"La traversée du Mexique a été très dure. On a été violentés, on a essayé plusieurs fois de nous voler nos affaires."

Alicia, exilée salvadorienne

à franceinfo

Au Salvador, Alicia et son mari Moises vendaient des vêtements dans la rue. Ils ont tout quitté pour venir aux Etats-Unis. Leur arrivée s'est bien passée, mais la famille espère quitter le Texas un jour. Pour aller où ? "Nous ne savons pas encore, c'est très compliqué", répète Alicia, murmurant qu'elle aimerait quand même "plus d'humanité" envers les migrants. En attendant, la famille a, grâce au bouche à-oreille, trouvé de l'aide auprès de Julio Vasquez, le pasteur de l'église luthérienne San Lucas. Il les héberge dans une maison à l'abri des regards.

Le pasteur Julio Vasquez dans le jardin de l'église luthérienne San Lucas à Eagle Pass, au Texas, le 7 mars 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Avec la même pudeur, le pasteur raconte d'autres histoires d'exilés accueillis ces derniers mois. "Une famille qui avait été séquestrée pendant sa traversée du Mexique pour une rançon. Une autre qui avait perdu un enfant en traversant le Rio Grande. Les gens arrivent ici traumatisés, persécutés", s'émeut Julio Vasquez, dans son bureau de la paroisse. Devant l'église, il a planté une pancarte "Nous aimons la frontière. La haine n'est pas la bienvenue ici." Il dénonce des "mesures racistes", encouragées par des discours comme celui tenu par Donald Trump, qui accuse les étrangers "d'empoisonner le sang" des Etats-Unis.

"L'Etat fédéral ne fait rien"

Au volant de son camion rouge, lunettes d'aviateur sur le nez, Manuel Mello, 60 ans, le chef de la caserne de pompiers d'Eagle Pass, ne veut pas se mêler de politique. Cela fait plus de trente ans qu'il travaille dans la commune, et il sort à peine des mois "les plus durs" de sa carrière. "L'été dernier, il y avait jusqu'à 2 000 personnes par jour qui tentaient la traversée, décrit-il. La sirène n'arrêtait pas de retentir pour aller récupérer les corps de migrants noyés." Les drames ont diminué, mais les pompiers ont tout de même dénombré 17 morts par noyade en moins d'un mois au début de l'année. "Quand j'ai débuté, il y en avait six par an au maximum", compare-t-il. Et ceux qui restent en vie arrivent souvent en mauvaise santé. "Les gens que nous récupérons sont en insuffisance cardiaque, en hypothermie. De nombreuses femmes sont enceintes, parfois très proches d'accoucher."

Le cimetière du comté de Maverick, à Eagle Pass, le 8 mars 2024. Des exilés non identifiés y ont été enterrés sous des croix sans nom. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Eagle Pass est devenue un point de passage de prédilection car l'Etat mexicain voisin de Coahuila est perçu comme "plus humain" que les autres situés le long de la frontière américaine, expose Manuel Mello. "Les migrants y subissent moins de violence de la part des cartels." Ici, le fleuve est également réputé plus propice aux traversées, "bien que cela soit trompeur car il y a du courant et l'on peut vite ne plus avoir pied", précise le chef des pompiers.

Manuel Mello, chef des pompiers d'Eagle Pass, devant des vêtements laissés par des exilés près du fleuve Rio Grande, le 7 mars 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Le long de la berge, des amas de vêtements poussiéreux, de vieilles bouteilles en plastique, des chaussures et des flacons vides de sirop pour enfant jonchent le sol. "Les migrants enlèvent en vitesse leurs vêtements mouillés avant de filer vers Eagle Pass", décrit le pompier. Selon des associations d'aide aux exilés, ils restent peu, préférant rejoindre des grandes villes comme San Antonio ou Austin.

"Nous avons récupéré les corps de deux bébés, dont un qui avait 2 mois. Pour mes équipes, c'était mentalement très dur."

Manuel Mello, chef des pompiers d'Eagle Pass

à franceinfo

Face à l'ampleur de la crise, Manuel Mello a dû s'équiper d'un nouveau camion et payer plus de 400 000 dollars (environ 365 000 euros) d'heures supplémentaires à ses équipes. Il se garde de parler des élections, mais confie trouver la situation intenable. "Les migrants viennent peut-être moins maintenant, mais ils se sont juste décalés vers le nord", souligne-t-il, ajoutant tout de même : "L'Etat fédéral ne fait rien. Greg Abbott nous a donné de l'argent pour que la caserne ait un nouveau bateau."

Le Parti républicain de plus en plus populaire

Dans son bureau éclairé par la lumière blanche des néons, l'avocat Steve Fisher, 72 ans, a reculé son départ à la retraite pour exercer à Eagle Pass. "Je cours tous les matins, je ne prends pas de drogue, je ne bois pas", sourit-il pour expliquer son énergie. Fils d'une mère russe et ancien époux d'une femme mexicaine, il a toujours voulu défendre les migrants. Il gère en ce moment 150 dossiers. Il y a les exilés, arrêtés car illégaux, et puis tous ceux qui y sont liés de près ou de loin. "Cette personne qui a pris un migrant en stop, qui n'avait pas ses papiers sur elle et a été envoyée en prison", illustre-t-il. Cette autre habitante d'Eagle Pass, qui, contre quelques billets, a accepté de transporter des réfugiés. "Les policiers l'ont menottée, interrogée longuement", décrit Steve Fisher. Contactées, ni la garde nationale du Texas ni la police d'Eagle Pass n'ont apporté de réponses.

Les fils de barbelé concertina, particulièrement tranchants, installés le long du Rio Grande pour empêcher le passage d'exilés, à Eagle Pass (Texas), le 7 mars 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Cette situation a des répercussions sur les élections. Bien qu'Eagle Pass soit historiquement démocrate, "les républicains gagnent des voix", déplore Juanita V. Martinez, présidente du Parti démocrate local. Elle reçoit dans son bureau, son chien dans les bras, un paquet de tortillas à la main. Elle montre une pancarte qu'elle a fabriquée, avec des photos de réfugiés portant sur eux les "cicatrices de Greg Abbott" dues au passage dans les barbelés. "Les choses changent car Trump a réussi à faire croire aux gens qu'ils étaient victimes des migrants et qu'il fallait en avoir peur", déplore-t-elle.

Juanita V. Martinez, présidente du Parti démocrate du comté de Maverick, porte une pancarte dénonçant les "cicatrices de Greg Abbott", le gouverneur du Texas, dues au fil barbelé posé le long du Rio Grande, le 7 mars 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Née à Eagle Pass, Enriqueta Diaz, 81 ans, se félicite de cette inflexion. Assise dans un petit restaurant mexicain, où des "breakfast tacos" sont servis dès l'aube, cette électrice républicaine était au premier rang pour voir Donald Trump lors de sa venue. Fille d'une mère mexicaine et d'un père cherokee, elle en a marre des "communistes" qui gouvernent le pays. Elle oppose le parcours semé de labeur de sa famille à ces exilés "qui viennent alors qu'ils ont des téléphones et sont bien habillés". Elle reprend le terme d'"invasion" et soutient la "déportation" d'étrangers promise par Donald Trump s'il est réélu. Elle votera pour lui en novembre et l'assure : "Il tiendra parole, il l'a toujours fait." Le milliardaire a annoncé que Greg Abbott figurerait parmi les favoris pour être son vice-président en vue de l'élection.

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