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Mort de George Floyd : "Les manifestations de 2020 constituent le plus grand mouvement social de l'histoire des Etats-Unis"

Alors que le procès du principal accusé dans la mort de cet Afro-Américain s'ouvre à Minneapolis, la chercheuse et journaliste Charlotte Recoquillon revient sur le retentissement de l'affaire aux Etats-Unis.

Article rédigé par Marie-Violette Bernard - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Des manifestants protestent contre la libération sur caution de Derek Chauvin, principal policier mis en cause dans la mort de George Floyd, le 8 octobre 2020 à Saint Paul (Minnesota, Etats-Unis). (KEREM YUCEL / AFP)

Le premier procès sur l'affaire George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans mort asphyxié à Minneapolis en mai 2020, s'ouvre mardi 9 mars dans le Minnesota. Derek Chauvin, le policier blanc qui avait maintenu son genou sur le cou de la victime durant plus de huit minutes, y est jugé pour "homicide volontaire". L'agonie de George Floyd avait embrasé les Etats-Unis, poussant des millions de manifestants à réclamer des réformes de la police et la fin des inégalités raciales, et suscité une vive émotion au-delà des frontières américaines. Charlotte Recoquillon, journaliste et chercheuse à l'Institut français de géopolitique, est spécialiste des questions raciales aux Etats-Unis et présente à partir du 16 mars un podcast vidéo sur le sujet, "Stop Killing Us". Elle explique à franceinfo pourquoi cette affaire a pris une ampleur inédite.

Franceinfo : Comment expliquer le retentissement, notamment médiatique, de la mort de George Floyd ?

Charlotte Recoquillon : L'ampleur qu'a prise ce nouveau cas de violences policières racistes s'explique par trois facteurs. Le premier, c'est l'existence de la vidéo de l'arrestation. D'autres interpellations violentes ont été filmées auparavant mais celle-ci est saisissante parce qu'on y voit clairement l'indifférence totale de l'un des policiers aux appels à l'aide de George Floyd. Non seulement il n'intervient pas, mais il empêche les passants de s'approcher de Derek Chauvin, qui a le genou sur le cou de cet homme. Paradoxalement, cette vidéo est aussi choquante parce qu'elle a des éléments communs avec d'autres affaires : la victime y répète plusieurs fois qu'elle ne peut pas respirer, comme Eric Garner [un Afro-Américain mort asphyxié lors d'une interpellation à New York] en 2014.

Le deuxième facteur est le travail mené depuis plusieurs années par les militants du mouvement Black Lives Matter. Il contribue à la prise de conscience publique de l'existence des violences policières et du racisme aux Etats-Unis. La société est prête à voir et à dénoncer ces affaires grâce à ce travail de mobilisation et de construction d'un mouvement social.

Le troisième facteur est le contexte dans lequel se déroule cette affaire. D'une part, la crise sanitaire a rendu les Américains plus anxieux, mais aussi plus disponibles pour manifester. D'autre part, le climat préélectoral de la campagne présidentielle contribue à mobiliser une partie de l'opinion.

Avant lui, d'autres Noirs ont été tués par la police, notamment Breonna Taylor quelques semaines plus tôt, en mars 2020. Pourquoi est-ce cette affaire, plus qu'une autre, qui provoque un embrasement de la société américaine ?

Il y a eu une forte mobilisation dans le Minnesota. Les habitants de Minneapolis ont une "mémoire locale" des violences policières : on sait que d'autres Noirs avant lui ont été harcelés, brutalisés, abattus par les forces de l'ordre. La ville s'est mobilisée rapidement après sa mort pour obtenir justice, parce que c'est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Cette mobilisation citoyenne a été relayée au niveau national, notamment par Black Lives Matter, et c'est grâce à elle s'il y a aujourd'hui des poursuites judiciaires.

Là encore, la vidéo joue un rôle important. Dans le cas de Breonna Taylor, il n'y a pas d'images : c'est la parole de la famille contre celle de la police, qui est difficile à remettre en cause. Mais pour George Floyd, les forces de l'ordre ont plus de mal à nier les faits ou à tenter de reconstruire le récit des événements.

Cette affaire a-t-elle déjà mené à des changements au sein de la société américaine ?

Ce n'est pas parce que la mort de George Floyd est un événement singulier qu'elle est anecdotique : elle a eu un retentissement inouï. Les manifestations de juin et juillet 2020 constituent le plus grand mouvement social de l'histoire des Etats-Unis. Elles ont mobilisé des milliers de manifestants aux profils variés, dans tous les Etats, aussi bien sur les campus universitaires et dans les grandes métropoles que dans des villes plus petites.

Sa mort a également révolté une partie de la population blanche, qui avait jusqu'ici du mal à reconnaître l'existence d'un racisme systémique au sein de la police. Ces personnes avaient du mal à croire les Afro-Américains sur parole car les discriminations que ces derniers décrivent ne correspondent pas à leur propre expérience des forces de l'ordre. Cette affaire, documentée en vidéo, a changé la donne pour certains Américains. D'autant plus que George Floyd a été tué dans un contexte d'accélération de la montée du suprémacisme blanc sous Donald Trump. Les résurgences de comportements discriminatoires, à l'échelle institutionnelle comme individuelle, sont devenues plus visibles.

Ceux qui ne croient pas au racisme systémique mais sont attachés aux respects des libertés fondamentales ont été profondément choqués par ces images. Ils estiment, eux aussi, que Derek Chauvin doit répondre de ses actes devant la justice. Cette affaire continue d'éroder la confiance dans les forces de l'ordre. Et cela coïncide avec un important travail de pédagogie et de mobilisation citoyenne menée par le mouvement Black Lives Matter. Lorsque la revendication de définancer la police de Minneapolis survient après la mort de George Floyd, ce n'est pas un hasard : cela fait des années que ces militants portent ce discours sur le terrain.

Derek Chauvin, le principal accusé dans la mort de George Floyd, est jugé à partir du 8 mars pour "homicide volontaire". Quels sont les enjeux de ce procès ?

Beaucoup espèrent évidemment que justice sera faite, mais sans se faire trop d'illusions. Il est rare que les policiers américains soient jugés pour les faits de violences racistes, encore plus rare qu'ils soient condamnés, a fortiori à des peines autres que symboliques. Si Derek Chauvin et ses coaccusés [qui seront jugés en août] sont acquittés, il y a un risque très fort de colère au sein de la population. Mais Black Lives Matter est un mouvement qui voit sur la durée, pas seulement les cas individuels. Ils vont continuer à se mobiliser et à mobiliser, quelle que soit l'issue du procès.

Car c'est presque l'écueil d'une condamnation de ces policiers : qu'elle crée une illusion de justice, sans pour autant qu'on réforme la police de Minneapolis, qu'on interdise les techniques d'étranglement... En résumé, il est indispensable que Derek Chauvin soit condamné, mais ce ne sera pas suffisant pour faire avancer durablement la lutte contre les violences policières racistes.

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