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Elus notés, pluie de dollars et spots de pub : aux Etats-Unis, les méthodes de la NRA pour étouffer le débat sur les armes

Article rédigé par Marie-Violette Bernard, Clément Parrot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
La mannequin Keleigh Glover tient un fusil lors de la convention annuelle de la NRA, le 27 avril 2019, à Indianapolis (Indiana). (SCOTT OLSON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

Malgré la multiplication des tueries de masse, le lobby aux 5 millions de membres ne baisse pas la garde pour défendre le droit des Américains à posséder une arme à feu.

Deux nouvelles tueries ont ensanglanté les Etats-Unis le même week-end. A El Paso (Texas) et à Dayton (Ohio), deux villes situées à environ 2 500 kilomètres de distance, deux hommes ont sorti un fusil d'assaut à quelques heures d'intervalle, samedi 3 et dimanche 4 août, ôtant la vie à au moins 31 personnes. De nouveaux drames qui relancent l'éternel débat sur les armes à feu outre-Atlantique. Dans le camp démocrate, plusieurs voix se sont élevées pour exiger un contrôle renforcé, à commencer par Barack Obama. Sur Twitter, l'ancien président a estimé qu'un durcissement des lois "pourrait arrêter certains massacres".

En face, les défenseurs du port d'armes ne baissent pas la garde. La célèbre NRA ("National Rifle Association"), principal lobby pro-armes, a rapidement présenté ses condoléances aux familles avant d'entonner son habituel refrain : "La NRA est attachée à l'utilisation sûre et légale des armes à feu par ceux qui exercent leur liberté dans le cadre du deuxième amendement." Et pour évacuer toute polémique, l'organisation a ajouté qu'elle "ne participerait pas à la politisation de ces tragédies"

54 millions de dollars pour Trump et les Républicains en 2016

"Après une fusillade, ils rejettent les accusations et espèrent que la colère qui les vise se dissipera", souffle à franceinfo Josh Sugarmann, directeur du Violence Policy Center, une organisation anti-armes. De fait, depuis leur communiqué laconique, les porte-paroles de la NRA se font discrets. Sollicité par franceinfo, le groupe de pression a pour l'instant choisi de ne pas en dire plus. "Leur stratégie est de ne pas répondre à la presse après une fusillade. Lorsque la tempête politique est passée, après quelques semaines, ils reprennent leur communication", explique Robert Spitzer, professeur de sciences politiques à l'université de Cortland.

Donald Trump lors de la Convention annuelle de la NRA, le 26 avril 2019, à Indianapolis.  (BRYAN WOOLSTON / REUTERS)

La NRA, forte d'un budget de 419 millions de dollars en 2016, ne lésine pas sur les moyens lors de ses opérations de lobbying. Lors de la campagne républicaine d'il y a trois ans, le groupe de pression a dépensé 54 millions de dollars, dont 31 millions pour la campagne de Donald Trump. Il a cherché à "protéger les majorités républicaines à la Chambre des représentants et au Sénat", indique Anna Massoglia, chercheuse au Center for Responsive Politics (CRP), organisme spécialisé dans le financement politique"Il s’agit d’une augmentation considérable par rapport aux années précédentes. Les dépenses déclarées par la NRA pour Trump représentent plus que les dépenses combinées du lobby pour les élections en 2008 et en 2012", détaille-t-elle.

L’engagement politique de la NRA s’est considérablement intensifié au cours des dernières décennies et a atteint son apogée en 2016.

Anna Massoglia

à franceinfo

Cette puissance financière est alimentée par diverses donations et par les cotisations des quelque 5 millions de membres revendiqués par l'association. Parmi les donations, le Violence Policy Center relève qu'entre 2005 et 2013 fabricants et distributeurs d'armes ont donné "entre 19,3 et 60,2 millions de dollars" à la NRA. "Le groupe n’est pas tenu de divulguer l'origine de ses fonds. Il est donc difficile de déterminer qui finance les activités de la NRA ou le montant de ces donations", observe Anna Massoglia.

Les ressources de la NRA lui ont souvent permis de jouer les trouble-fêtes lors des élections. Lors de la campagne présidentielle en 2000, le lobby a déboursé 20 millions de dollars pour orchestrer une campagne de dénigrement contre le candidat démocrate Al Gore, à l'origine d'une loi anti-armes. "La NRA a joué un rôle décisif dans sa défaite", assure aux Echos Matt Bennett, ancien conseiller à la Maison-Blanche.

"Effrayer certains candidats"

Au-delà des élections, la NRA cherche à peser directement dans le débat politique. Comme le rappelle NBC, l'association s'est réjouie d'une session législative "très fructueuse" au Texas, après le vote de dix nouvelles lois favorables aux armes à feu. La nouvelle législation, qui doit entrer en vigueur le 1er septembre, soit moins d'un mois après la tuerie d'El Paso, assouplit les règles du port d'armes dans les églises, les immeubles d'habitation ou encore à proximité des écoles.

Pour organiser son lobbying, la NRA attribue à chaque élu, qu'il soit républicain ou démocrate, une note allant de A à F, en fonction des positions politiques sur le contrôle des armes. Le "A" correspond à la meilleure appréciation, tandis que le "F" fait office de note éliminatoire. Ces évaluations se reflètent dans le soutien financier apporté aux élus, comme le montre cette infographie du New York Times. Elles servent aussi à mobiliser les adhérents de la NRA. "Ils peuvent être appelés à manifester ou à appeler les élus. La plupart des Américains s'engagent peu dans la vie politique, alors quand un petit groupe de personnes le fait, ils peuvent avoir beaucoup de poids", explique Robert Spitzer.

Certains élus n'hésitent pas à mettre en avant la bonne note attribuée par le lobby. "De nombreux représentants des circonscriptions conservatrices ont des idées proches de celles de la NRA", souligne Robert Spitzer. Plusieurs conservateurs travaillent même étroitement avec l'organisation. "Tous les sénateurs républicains qui comptent avaient le numéro de portable de Chris [Cox, l'ancien lobbyiste en chef du mouvement], explique ainsi un proche à CNN. Et vice versa." En retour, la NRA mobilise ses partisans en période électorale. "Ils ne se contentent pas de dire 'allez voter pour ce candidat'", assure un sénateur républicain à la chaîne américaine, sous couvert d'anonymat. Ils persuadent, ils motivent les gens à se rendre aux urnes."

Ils disent même à leurs membres comment, où et quand voter lors des primaires, ce qui a été une aide énorme pour certains d'entre nous.

Un sénateur républicain

à CNN

La NRA peut aussi se révéler être un adversaire redoutable, comme en témoigne David Jolly dans Newsweek. Elu représentant en Floride en 2014 avec le soutien du lobby, il propose deux ans plus tard une loi durcissant les conditions de vente des armes, en réponse à la tuerie d'Orlando. "Ils ne m'ont pas soutenu lors du scrutin suivant, raconte-t-il. J'ai été abandonné." David Jolly échoue de peu à l'élection en 2016, un revers qu'il attribue notamment à la perte du financement venu de l'association pro-armes. "Leur réputation surpasse leur capacité réelle à influencer les scrutins, mais elle suffit à effrayer certains candidats", nuance le politologue Robert Spitzer. "D'un côté, vous avez les élus loyaux à la NRA. Et de l'autre, vous avez ceux qui ne veulent pas se la mettre à dos", résume Josh Sugarmann.

Bourse d'études et "discours apocalyptique"

Le réseau de militants reste la principale force de la NRA, qui fait tout pour choyer ses membres. L'adhésion à l'année coûte 45 dollars et permet d'accéder à de nombreux services, en plus des cadeaux de bienvenue (sac, caquette ou couteau siglé). Le site de l'organisation promet ainsi des réductions sur des bouteilles de vin ou une assurance contre le cancer. A travers sa fondation, la structure va jusqu'à offrir des subventions ou des bourses d'études pour des projets en lien avec ses actions (essentiellement la promotion des armes à feu et le renforcement de la sécurité liée aux armes). 

"Au-delà des incitations matérielles, le pouvoir de la NRA découle de l'adhésion de ses membres à la culture américaine des armes à feu. Ce n'est pas un objet de consommation, mais un symbole de liberté, d'individualisme, d'opposition à un gouvernement fort", estime Robert Spitzer. Le groupe de pression n'hésite pas à souder régulièrement sa base militante en insistant sur ces valeurs politiques et historiques. "Il s'adresse à ses sympathisants, et non à l'Américain moyen, à travers des publicités à la télévision et en ligne. Le discours est volontairement apocalyptique et évoque par exemple 'la liberté assiégée', pour les pousser à s'investir."

"Le message fondamental envoyé aux adhérents est que l’élite (les médias, les membres du Congrès, Hollywood...) va leur enlever leur arme. Donc qu'ils doivent donner de l'argent et s'impliquer avec la NRA, abonde Josh Sugarmann, militant anti-armes. Ils donnent également à leurs partisans le sentiment de faire partie d’un mouvement qui sauve l’Amérique."

Une "guerre culturelle" à coups de publicités

Pour faire passer ce message, le lobby s'est longtemps appuyé sur des célébrités, comme les acteurs Clint Eastwood, Chuck Norris, Tom Selleck ou encore Charlton Heston. Avec ce dernier, devenu président de l'association entre 1998 et 2003, "la guerre culturelle de la NRA a commencé". "Il a affirmé que les propriétaires d'armes à feu constituaient une minorité opprimée", rappelle Josh Sugarmann.

Cette bataille culturelle vise en premier lieu à défendre le fameux deuxième amendement de la Constitution américaine, qui, selon l'interprétation des pro-armes, garantit le droit de chaque citoyen à porter une arme. Si la chaîne de télévision sur Internet NRA TV a récemment fermé, le lobby n'est pas à court d'idées pour propager son discours. Il a désormais recours à des influenceuses sur les réseaux sociaux. Mannequin, mère de famille ou militante féministe, de plus en plus d'instagrameuses s'affichent armes à la main. "Il y en aura même une pour bébé quand il arrivera…", légende ainsi une Américaine dont le compte se divise entre photos de bébé et photos de revolvers.

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Cherchant à élargir sa base plutôt masculine, la NRA assimile désormais la liberté de port d'armes aux droits des femmes. En février 2018, une porte-parole de l'organisation a ainsi affirmé sur CNN que posséder des armes à feu pouvait aider les jeunes femmes à se prémunir contre les agressions sexuelles.

"La population ne supporte plus ces tueries"

Mais ce discours porte de moins en moins. Selon le directeur du Violence Policy Center, la tuerie dans une école de Newtown (Connecticut), en 2012, "a tout changé". "Alors que les démocrates avaient longtemps considéré que l'encadrement du port d'armes n'était pas une priorité, Barack Obama en a fait un élément phare de leur programme, note Josh Sugarmann. Pour beaucoup, l'immobilisme n'est plus acceptable." Tim Walz est de ceux-là. En 2010, le démocrate se félicitait d'être noté A par la NRA. Huit ans plus tard, il a fait campagne pour le poste de gouverneur du Minnesota en promettant l'interdiction des fusils d'assaut et en critiquant le groupe de pression, rapporte CNBC (en anglais). "J'imagine que le lobby va dépenser des millions pour essayer de me faire perdre", assurait-il quelques mois avant de remporter le scrutin.

Un adolescent se recueille à l'entrée du lycée de Newtown, le 18 décembre 2012, après la tuerie ayant causé la mort de 28 personnes. (BRENDAN SMIALOWSKI / AFP)

"La population ne supporte plus ces tueries", estime Josh Sugarmann. Un sondage pour Associated Press lui donne raison : en mars dernier, 67 % des Américains se disaient favorables à un durcissement des lois sur le port d'armes. "Le débat sur les armes a, malheureusement, toujours été rythmé par les drames comme ceux de Dayton et d'El Paso. Mais ils sont désormais si fréquents qu'on arrive à saturation", insiste le directeur du Violence Policy Center. Les organisations anti-armes, plus nombreuses, sont désormais mieux organisées et mieux financées. En 2014, l'ancien maire de New York Michael Bloomberg a ainsi promis 50 millions de dollars de dons à Everytown for Gun Safety, afin d'aider l'organisation à mobiliser les électeurs.

Un lobby en crise

En face, la NRA semble mal en point. Au printemps, des dissensions internes ont mené au départ de deux dirigeants de l'organisation, rappelle CNN. Après avoir fait l'objet d'une enquête parlementaire en 2018, le lobby est désormais visé par une enquête judiciaire sur ses finances. Et les revenus de l'association baissent. En 2017, l'organisation a accusé un déficit de 18 millions de dollars, après un déficit de 46 millions en 2016, selon le CRP. Résultat, lors des Midterms 2018, les "groupes partisans du contrôle des armes à feu ont pour la première fois investi plus d'argent" que la NRA, note Anna Massoglia.

"Tous ces ennuis ont un impact sur la capacité de l'organisation à faire pression sur le Congrès, mais aussi sur sa capacité à mobiliser sa base", assure Josh Sugarmann. En 2018, un sondage indiquait que pour la première fois en vingt ans les Américains étaient plus nombreux (40 %) à avoir une image négative de la NRA qu'à la soutenir (37 %), rapporte Le Monde. Cette même année, de nombreuses entreprises ont rompu leurs liens avec le lobby après la fusillade dans un lycée de Parkland (Floride).

Pour les observateurs comme pour les adversaires du groupe de pression, cette crise pourrait laisser une place plus grande aux anti-armes lors des élections de 2020. "La NRA sera trop préoccupée par ses propres ennuis pour pouvoir s'investir efficacement", estime Robert Spitzer. Le politologue rappelle toutefois que "l'influence du lobby varie selon les périodes et les administrations". "Nous sommes dans une période où il est possible de mettre à l'ordre du jour des mesures sur les armes qui auraient dû être prises il y a longtemps déjà, martèle Josh Sugarmann. Mais il ne faut jamais se dire que la NRA est hors jeu."

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