Reportage Mort d’Alexeï Navalny : la Iamalie, enfer des prisonniers politiques russes, depuis des décennies

Article rédigé par Sylvain Tronchet
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 1 min
La colonie pénitentiaire IK-3, créée sur le site d'un ancien camp du goulag. Surnommée "Loup polaire", c'est là qu'était emprisonné Alexeï Navalny. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
Trois mois avant sa mort, Alexeï Navalny avait été transféré dans une colonie pénitentiaire du grand nord russe à près de 2 000 km de Moscou. Le correspondant de franceinfo s'était rendu à Kharp quelques jours avant le décès de l'opposant. Reportage sur cette terre historique du goulag.

Le Sukhoi Superjet de Yamal Airlines se pose sur le petit aéroport de Salekhard en ce début du mois de février. Il est près de 8 heures du matin, mais il fait encore nuit. Cette ligne aérienne au départ de Moscou, les avocats d'Alexeï Navalny commençaient à bien la connaître. Pour aller à Kharp, il faut d'abord voler près de trois heures vers le Nord, passer le cercle polaire, jusqu’à la capitale de la Iamalie. Puis, il faut rouler encore vers le Nord. Le village qui abrite la colonie pénitentiaire n°3 ("IK-3") n'est qu'à une cinquantaine de kilomètres, mais la durée du trajet est aléatoire.

En hiver, en l'absence de pont, il faut traverser le fleuve Ob, sur la glace sur près de deux kilomètres. En été, on prend le bac. Entre les deux, lorsque le fleuve charrie des glaçons énormes, ou lors des crues de printemps, la traversée n'est plus possible. Il faut prendre le train. Deux jours depuis Moscou. Et puis la traversée de la taïga n'est pas toujours aisée. "Récemment, il y a eu une tempête de neige, la route était totalement bloquée, on ne voyait rien, personne ne pouvait passer. Cela arrive quelquefois l’hiver", nous explique Andreï, notre chauffeur. "Un pont était programmé, et puis l’opération spéciale est arrivée, et le projet semble abandonné maintenant", ajoute-t-il en soupirant.

En Iamalie, l'hiver, les températures peuvent descendre sous les -40°C et le jour dure à peine trois heures aux alentours du solstice. Mais l'été n'est pas forcément mieux, raconte Cynthia, qui fuit la région à cette époque. "L'été il n'y a personne ici, explique cette enseignante de la région. Tout le monde s’en va. Il n’y a plus de voitures dans les rues. Il y a plein de petits moustiques. Ils dévorent tout l'espace vital. S’ils te piquent, tu deviens tout rouge, tout gonflé, les piqûres sont énormes, très dures, et ça brûle", grimace-t-elle.

Pour se rendre à Kharp depuis Salekhard, les véhicules doivent traverser le fleuve Ob gelé sur une "zimnik" (route glaciaire) longue de près de deux kilomètres. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

"Navalny ? Il a rendu notre village célèbre"

C'est donc dans cette zone hostile que se trouve la colonie pénitentiaire n°3, surnommée "loup polaire". De l'extérieur, l'ensemble n'est guère impressionnant. Les grillages ne sont pas très hauts. Mais qui voudrait s'évader d'ici pour partir dans la taïga, de la neige jusqu'aux genoux ? Et puis mieux vaut ne pas trop s'approcher des lieux. Une dizaine de minutes après notre arrivée, un groupe de gardiens arrive à notre rencontre. "Que faites-vous ici ? Avez-vous une autorisation pour pouvoir filmer une installation sécurisée ?" Nous devons effacer toutes nos photos. Nos identités sont contrôlées.

Nous repartons dans le village et croisons Victoria, qui comprend assez vite pourquoi nous sommes là. "Navalny ? Il a rendu notre village célèbre", souffle cette jeune femme venue habiter ici depuis la "grande terre", comme on appelle ici le reste de la Russie. "Mais nos vies n'ont pas changé. Et puis je n'aime pas la politique. Je me tiens à distance de tout cela", lâche-t-elle avant de partir.

L'hiver dure plus de 200 jours à Kharp, avec des températures régulièrement inférieures à -20°C. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

Quand nous sommes allés sur place, 17 jours avant la mort d'Alexeï Navalny, personne n'avait vraiment envie de s'éterniser sur le cas de l'opposant.  Certains affirmaient même qu'ils ignoraient tout de sa présence dans l'une des deux colonies pénitentiaires que compte ce village de 5 000 habitants. "Je n'en savais rien, affirme Elena, une retraitée. Et ça ne m'intéresse pas beaucoup. Je suis bien plus préoccupée par le fait que certains d'entre nous actuellement ont un fils, un mari ou un même un grand-père au front." À Kharp, comme dans toute la Russie, l'opération militaire spéciale est dans tous les esprits. Le sort des prisonniers politiques est secondaire.

D’autres prisonniers célèbres avant Navalny

Piotr Kojevnikov est l’un des rares qui acceptent de s’étendre sur le sujet. Ce septuagénaire est arrivé en Iamalie en 1975. " A l’époque on marchait dans la boue l’été, et le lieu était un peu effrayant " se souvient-il. Cet écrivain se souvient surtout qu’avant Alexeï Navalny, la colonie a accueilli un autre détenu de marque. Platon Lebedev, le bras droit de l’oligarque Mikhail Khodorkovsky a passé trois ans à "loup polaire" avant d’être libéré. "Lebedev c’était quelque chose. C’était le pétrole, il brassait des milliards, juge-t-il sévèrement. Qu’a fait Alexeï Navalny ? Il a écrit des trucs sur internet et appelé des jeunes à aller manifester ? Moi aussi, je peux le faire."

Le long de la voie ferrée qui mène de Kharp à Moscou. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

La contestation du pouvoir n’est pas vraiment la marque de la région. Kharp vit essentiellement de ses deux colonies pénitentiaires. L’autre, IK-18 "hibou polaire", accueille quelques-uns des serial killers les plus célèbres de Russie. La plupart des habitants qui viennent s'installer ici le font pour l'argent. Les salaires dans le Grand Nord russe ont toujours été plus attractifs qu'ailleurs, sans compter les aides diverses, notamment pour accéder à la propriété. "On a moins de services ici, c’est sûr, mais le niveau de vie est meilleur que sur la grande terre, nous explique Rouslan, enseignant. Moi, je peux partir en vacances sans faire un emprunt. Alors que j’ai plein d’amis, dans le Sud, qui prennent un crédit pour partir à la mer."

Staline envoyait déjà ses opposants en camp de travail dans la région

Mais l'Eldorado est aussi une terre de goulag. Staline envoyait déjà les prisonniers politiques en Iamalie. Le régime russe actuel ne fait que perpétuer les schémas répressifs. La colonie IK-3 a été créée sur les bases du camp de travail n°501, lui aussi de sinistre réputation. Ses prisonniers ont notamment construit, dans les années 50, la ligne ferroviaire Salekhard-Igarka, surnommée la "route de la mort". Des milliers d’hommes ont péri sur le chantier. La ligne est aujourd’hui partiellement désaffectée. Pour trouver trace de cette page d’histoire, il faut rouler à l’extérieur de Salekhard, pour observer, au milieu de nulle part, le monument commémorant la mémoire des prisonniers du goulag.

Une locomotive posée à l'écart de la ville de Salekhard est le seul monument commémorant la mémoire des prisonniers du goulag dans la région. Des milliers d'entre eux sont morts pendant la construction de la ligne vers Igarka. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

Depuis longtemps pour le régime russe, la Iamalie est un exil vers l’oubli. En l'envoyant là-bas, le Kremlin cherchait à effacer l'empreinte d'Alexeï Navalny de l'espace public. L'objectif était d'abord de l'isoler, nous racontait peu avant sa mort l'un de ses proches, Ivan Jdanov, directeur de sa fondation anti-corruption, depuis son exil en Lituanie. "Il faut comprendre qu'Alexei est le prisonnier personnel de Poutine et qu'ils organisent une prison à l'intérieur de la prison pour lui personnellement, expliquait cet ancien avocat. À cela s'ajoute maintenant la difficulté d'accès à cette colonie."

Alexeï Navalny avait de plus en plus de mal à être en contact avec ses avocats

Les conséquences commençaient d’ailleurs à être visibles. Alexeï Navalny était moins actif sur les réseaux sociaux les dernières semaines de sa vie, ayant probablement plus de difficultés à faire passer des messages à ses avocats. Et puis cet isolement avait probablement aussi des conséquences sur son état de santé. Les conditions de détention à Kharp sont très dures, la nourriture est insuffisante pour un milieu aussi hostile. "Les prisonniers s'entraident dans ce qu'on appelle des familles, ils partagent les colis ou ce qu'ils parviennent à obtenir, nous expliquait avant notre départ Olga Romanova, de l'ONG spécialisée dans le système carcéral russe Rous sidiachtchaïa ("la Russie derrière les barreaux"). Cette entraide entre prisonniers sauve des vies. Alexeï n'aura jamais droit à cela."

Au bout de cette rue proche du centre de Kharp, l'entrée d'IK-3, la colonie où était emprisonné Alexeï Navalny. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

Peu de gens connaissaient l'état de santé réel de l'opposant. Mais nombreux étaient ceux qui étaient inquiets, d'autant plus que l'accès aux soins lui était extrêmement compliqué. "En Russie, la médecine pénitentiaire est quasiment inexistante, poursuit Olga Romanova. Il est pratiquement impossible d'obtenir un traitement, ou un examen médical normal. Tu ne peux t’allonger sur le lit que de 21 heures à 6 heures. Tu ne peux même pas t’asseoir sur le lit. Sauf si tu es hospitalisé. Mais c’est pour les maladies très graves. Il est très déconseillé d’être malade en prison", concluait-elle, à peine trois semaines avant qu'Alexeï Navalny ne vienne rejoindre la longue cohorte des prisonniers politiques morts en Iamalie.

Mort d’Alexeï Navalny : reportage à Kharp, dans le grand nord russe à près de 2000 km de Moscou

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