"Des geôles de l'Etat islamique à ma cellule de Fresnes" : le parcours de Sofiane, un jihadiste français
Le jeune homme de 20 ans est revenu en France après un séjour au sein du groupe terroriste en Syrie. Incarcéré depuis trois mois, il a raconté son périple, avant son arrestation, à Romain Boutilly, journaliste à "Complément d'enquête".
Il y a un an, Sofiane* rejoignait la Syrie et le groupe Etat islamique pour "accomplir son jihad". Depuis mai, il est incarcéré à Fresnes (Val-de-Marne) et fait partie de ces Français revenus dans l'Hexagone, souvent de leur plein gré. Avant son retour et son interpellation, ce jeune homme s'est confié, pendant plusieurs semaines à partir de la mi-février, au journaliste de "Complément d'enquête" Romain Boutilly. Il lui a raconté son retour clandestin, ses désillusions, sa chute dans le radicalisme...
"Allô, c'est moi. Ça y est, on a réussi à passer côté turc. On a mis trois heures pour faire cette traversée. Les militaires nous avaient repérés. C'était chaud, on a failli se faire tirer dessus." Ce samedi, fin mars 2015, il est presque 22 heures quand mon téléphone sonne. A l'autre bout du fil, via Skype, la voix euphorique de Sofiane, 19 ans. Voilà des semaines qu'il y pensait. Ce matin, il l’a fait, il a fui le califat de l’autoproclamé Etat islamique (EI).
Après une nuit blanche passée à refaire "son plan dans sa tête", il se lève à 6 heures avec sa femme Assia. Il emporte quelques affaires et laisse son arme, en prenant soin de ne pas réveiller ses frères de combat, qui dorment dans la pièce d'à côté. Le jeune couple prend la route. Direction le nord de la Syrie. Huit heures de trajet depuis Raqqa, jusqu’à la frontière turque, qu'ils traversent clandestinement. Jusqu'à arriver dans la ville d’Urfa.
"Ne vous arrêtez pas, sinon les frères vont vous repérer"
"Ça fait deux semaines que je prépare mon coup, j'ai repéré un vieux commerçant syrien, qui traverse la frontière tous les samedis avec son camion de marchandises. Il nous a laissés monter à l'arrière. Je lui ai donné des sous et il nous a conduits sur un petit chemin tranquille, près d'une forêt. A un moment, il a crié : 'Allez-y, allez-y, c'est maintenant, courez vite, sur 200 m. Ne vous arrêtez pas sinon les frères vont vous repérer et vous arrêter'."
Au moment de sa traversée, cela fait plusieurs semaines que nous communiquons. Sitôt la frontière passée, il m’appelle et parle à voix basse. Il craint qu’un policier turc ne le démasque. Il se dit inquiet pour sa femme, enceinte de sept mois. Elle est tombée plusieurs fois durant sa fuite. Le déserteur sait qu'ils ont eu de la chance, ni leurs sacs chargés de vêtements, ni sa barbe fournie et son kamis n'ont attiré l'attention de la police militaire de l'EI, postée à chaque barrage autour de Raqqa.
Depuis que cette nouvelle brigade de combattants est chargée de traquer les "traîtres", les fuyards qui délaissent le front ne sont pas moins nombreux, même s'ils risquent la décapitation. Près de 150 combattants étrangers auraient déjà été exécutés par les jihadistes depuis septembre.
On sait que notre tête est mise à prix. C'est le risque. Même ici en Turquie, ils peuvent nous retrouver. Alors on fait gaffe, on va vite bouger.
"On est prêts à rentrer et à tout péter"
Tout commence un mois plus tôt, mi-février, lorsque je "rencontre" Sofiane pour la première fois dans le cadre d'un reportage sur des combattants belges. Après plusieurs déménagements en Syrie puis en Irak, au gré des combats et des prises de guerre, Sofiane échoue dans "une villa de luxe" du centre de Raqqa. Il vit alors en compagnie d'un groupe de dix combattants francophones. Des Luxembourgeois, quelques Français, et plusieurs Belges, avec qui j'ai rendez-vous pour une interview via Skype.
Sur mon écran, en arrière-plan, apparaît Sofiane, au milieu des autres jihadistes encagoulés et armés. Il prend la parole : "Ecoute-moi bien. On n’a pas peur, on est prêts à rentrer et tout péter ! Ici, on est entraînés pour passer entre les mailles des filets des mecs des renseignements. On les connaît, on sait comment ils raisonnent. Moi, si je rentre, c'est impossible que je me fasse choper." Le jeune homme se montre menaçant. Ce jour-là, devant la webcam, il donne l'image du jihadiste fanatique et exalté, délivrant des messages de propagande barbares, bien calibrés pour les médias. Sur sa page Facebook, il cite abondamment les sourates du Coran, invite ses amis à le rejoindre et s’affiche visage découvert, armes à la main.
La surprise vient quelques jours plus tard. Cette fois, c'est lui qui prend contact. Le début de longues discussions, toutes enregistrées. Et ce soir-là, le ton change : "L'autre jour, j'ai menti. C'était pour jouer la comédie devant la caméra. Devant les autres, je ne peux pas en parler, ça craint. Mais en fait, je veux rentrer, j'en ai marre. Dis-moi, toi qui es journaliste, je risque quoi si je me rends à l'ambassade de France en Turquie ?" Une volte-face à peine crédible après ses menaces de l’autre jour. Sofiane me confie être en "pleine déprime", celle d'un jihadiste déçu par son expérience.
"C'était loin d'être un abruti, mon fils"
Un an plus tôt, rien ne semble le prédestiner à rejoindre les rangs du groupe Etat islamique. Bachelier de 18 ans, il vit près d’Orléans (Loiret) et mène une vie sans histoire. Dans son HLM d'un quartier populaire, ce jeune homme, issu d'une famille marocaine, se décrit comme un "mec normal" avec une "vie stable". Il est le benjamin d’une famille unie et attentionnée. Son quotidien est rythmé par les parties de foot, la boxe thaï en club, les soirées avec sa bande de copains. Une vie "pleine de vices de mécréant, genre alcool, filles, joints". Sa mère, Tarika, parle d’un enfant ambitieux et très mûr : "A l'école, il était très apprécié par ses professeurs, il avait les félicitations presque à chaque trimestre. Il voulait devenir dirigeant d'entreprise. C'était loin d'être un abruti, mon fils."
Au printemps 2014, Sofiane obtient son bac professionnel et s’inscrit dans une formation pour devenir vendeur. Mais un événement va bouleverser son destin. "J'ai commencé à cogiter, six mois plus tôt, au moment où j'ai perdu mon meilleur ami dans un accident de voiture. Là, ça été moche. J'ai vrillé. Une amie à moi commençait à être à fond dans la religion, je pense que ça m'a un peu influencé", analyse-t-il. En quête de spiritualité et de repères, il s'isole et se fait sa propre éducation religieuse, sur internet, grâce à "cheikh YouTube". Il visionne des heures de vidéos de propagande, souvent seul, sur son smartphone. "Quand je voyais les Syriens qui appelaient à l'aide dans les ruines, j’étais choqué. J'ai commencé à me sentir coupable de rester les bras croisés." L'engrenage est enclenché.
"Maman, désolé, je t'ai menti : je pars en Turquie..."
Début juin, il quitte son CDI de vendeur à temps partiel dans un magasin de prêt-à-porter et touche son solde de tout compte. Plusieurs centaines d’euros avec lesquels il se paie un séjour d'une semaine en Angleterre avec des amis. Mais Sofiane ne rentre pas chez lui au terme de cette escapade. Sa mère s'inquiète. "Je n'avais plus de nouvelles, on l'attendait à la maison. Je l'ai appelé, et là, j'ai entendu un bruit d'avion et une hôtesse de l'air qui faisait des annonces. Quand je lui ai demandé ce qu'il faisait, il m'a répondu : 'Maman, désolé, je t'ai menti : je pars en Turquie... Ne m'en voulez pas'."
Tarika comprend immédiatement. Elle pense alors que Sofiane suit l'exemple de son frère, Youssef, 22 ans, enrôlé par l'EI quatre mois plus tôt et avec qui il correspond via Facebook. Et se rassure en expliquant ce départ soudain par une envie d’aventure, sur un coup de tête. Sofiane, lui, me cachera toujours l’existence de son frère durant nos discussions. Avant de partir, il a laissé une lettre d’adieu à ses parents : "Youssef, c'est comme ma moitié, maman. Sans lui, je n'arrive plus à être bien ici." Son voyage ? Départ de Paris fin juin, puis la Turquie via Istanbul et Gaziantep. Avant la Syrie. Sofiane y trouve un passeur qui lui fait traverser la frontière pour un peu moins de 1 000 euros.
Shopping, films et parties de foot avec des petits Syriens
De sa vie sur place, le jeune homme livre une version édulcorée, présentable. Conscient qu'un jour, son récit sera, peut-être, lu par un juge ou des policiers. Qu'a-t-il fait durant ces huit mois ? A l'entendre, les candidats au jihad se font une fausse idée de la vie sur place. "Il ne faut pas s'imaginer qu'on marche tout le temps sur des ruines, au milieu des têtes coupées et des tirs... Tout ça, c'est de la communication pour les médias, m'explique-t-il au départ. Ce n'est pas la guerre partout. Moi, le soir, je fais du shopping sur les marchés, je vais voir des films, je joue au foot avec des petits Syriens, on rigole bien. Souvent, on loue des voitures avec des frères pour aller se balader le long de l'Euphrate. On a visité toute la Syrie et l'Irak. C'est magnifique."
Pourtant, au fil du temps, l'apprenti terroriste me fait aussi part de ses nombreuses désillusions. Lui qui n’a jamais fréquenté la mosquée, lu le Coran, ni fait le ramadan, imaginait trouver un cadre idéal pour devenir un pieux musulman. Sur place, il déchante : "En Syrie ou en Irak, aucun imam, aucune école coranique ne t'accueille quand tu arrives. En fait, dans les villes, près des zones de combat, rien n'est prévu pour les gars comme moi qui débutent dans la religion. Ce n'est pas leur priorité." Une réalité bien loin de la "vie rêvée au Shâm", telle que l’EI la présente dans ses clips de propagande.
"Ce qui m'a saoulé, ce sont les injustices du quotidien"
Dans cette zone de guerre où personne ne l'attend, son ignorance religieuse et son inexpérience militaire ne font pas de lui une recrue de premier choix. Il le sait et le vit mal. "Ce qui m'a saoulé, ce sont les injustices du quotidien. Par exemple, quand tu cherches un appartement, on te met sur une liste d'attente. Et un émir local qui a plusieurs femmes, qui est connu, va directement obtenir une grande maison ! Alors qu'un jeune Français comme moi, qui a pourtant tout quitté dans son pays, on le fait dormir dans des trucs dégueulasses", explique Sofiane.
Un quotidien précaire où il lui arrive de côtoyer la mort. Il me raconte ainsi que, durant l'hiver 2014, deux obus de la coalition sont tombés à 5 mètres de lui, en pleine nuit, alors qu'il dormait dans une mosquée avec plusieurs frères d'armes. Tous ont été tués. Lui, dit-il, s'en est tiré avec de graves blessures au dos et le sentiment que mourir en martyr n'était peut-être plus son objectif. D’ailleurs, il affirme n’avoir jamais voulu combattre. Plus étonnant, il m'explique même n’avoir jamais été appelé à le faire : "A la base, je ne suis pas venu pour ça. Je n'ai même pas fait la formation militaire. Je ne suis pas le seul, nous sommes nombreux à ne pas aller au combat. Si je n’y suis pas allé, c’est surtout parce que ma femme était enceinte, et je voulais rester 24 heures sur 24 avec elle. Je ne voulais pas qu’elle se retrouve toute seule là-bas."
Suspecté d'être un espion par ses supérieurs
Dans chaque ville où il passe, l'EI multiplie les exactions : décapitations, exécutions publiques, châtiments corporels... Une violence omniprésente que Sofiane ne cautionne pas toujours. "La charia, je veux bien. Couper la main aux voleurs ou décapiter les traîtres, ok. Mais quand ils ont brûlé vif le pilote jordanien dans une cage, avec plein de caméras qui filmaient, là, pour être honnête, ça m'a choqué, s'indigne-t-il. J’étais mal à l'aise. J’ai regardé dans le Coran, le feu, c'est censé être un châtiment divin, ordonné par Dieu uniquement."
Ces états d’âmes lui valent des railleries, et même des suspicions. Des soupçons alimentés également par son comportement désinvolte et extraverti. A Raqqa, le jeune Français a gardé son look de gamin des quartiers. Bonnet sur la tête, baskets flashy, veste en cuir, il ne fait pas dans la discrétion. Tous les soirs, il téléphone dans la rue, à voix haute, à ses amis et sa famille restés en France, pour leur raconter son quotidien en détail. Sans se méfier du regard suspicieux de certains de ses frères d'armes, et bientôt de ses supérieurs, qui le prennent pour un espion.
Selon ses déclarations, Sofiane aurait été arrêté, interrogé et même battu à plusieurs reprises par la police secrète de l'EI. Après deux mois d'enfermement en fin d'année, il est enfin relâché. Mais son calvaire n'est pas terminé. Sa solde est fortement diminuée et on lui confie désormais le "sale boulot". Du matin au soir, par 40°C, il doit surveiller des bâtiments officiels réquisitionnés par l'organisation terroriste. Pour arrondir les fins de mois, il fait dans le trafic d'armes, de quoi "manger pendant deux mois".
Le tournant des attentats de Paris
Déconsidéré, humilié, Sofiane s'ennuie et fait part de sa déprime à ses proches. C'est par eux que j'apprendrai plus tard un épisode déterminant, confirmé par d'autres combattants sur place. En début d'année, alors que Sofiane semble avoir perdu contact avec son frère, une autre fratrie plonge la France dans l'horreur. Le 7 janvier, les frères Kouachi lancent un assaut meurtrier sur Charlie Hebdo. Deux jours plus tard, Amedy Coulibaly effectue une prise d'otages sanglante à l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Bilan : 17 morts.
Le 15 janvier, Sofiane aurait été forcé d'apparaître à visage découvert dans une vidéo de propagande, en pleine rue, "pour prouver mon engagement", assure-t-il. Veste en cuir, kalachnikov à la main, il se félicite des attentats de Paris et menace la France de futures opérations terroristes. "Il était mal, déprimé. Ils lui ont dit : 'Toi, t'es pas comme ton frère, tu es venu ici pour nous espionner'. Moi, j'avais peur qu'ils le tuent, mon fils. Lui, il semblait confiant. Il a joué le jeu pour les rassurer", se remémore sa mère, l'une des rares personnes à qui Sofiane a raconté cette histoire.
"Après ça, il continuait à nous parler, depuis des cybercafés souvent, mais on sentait qu'il était surveillé. Il disait qu'on lui avait pris son passeport pour l'empêcher de s'échapper. Il a commencé à évoquer son retour", poursuit Tarika. Entre-temps, Sofiane suit les consignes de son organisation. Sur internet, il séduit puis demande en mariage une Française, attirée elle aussi par l'islam radical et la "hijra vers la terre du prophète". A 26 ans, Assia est fraîchement diplômée de l'enseignement supérieur. Elle quitte tout pour le rejoindre et tombe rapidement enceinte. Sofiane me raconte qu'ensemble, ils vont au cinéma, font du shopping, louent des voitures à plusieurs couples et visitent l'immense califat. Ils postent régulièrement des photos de leurs virées sur Facebook, comme de simples touristes en vacances au Moyen-Orient.
Interpellé après s'être rendu au consulat de France
Jusqu'à ce samedi 28 mars, quand Sofiane et sa femme décident de déserter. Ce serait la première fois qu'un couple de Français fuit l'EI. Après leur traversée, nous convenons de nous rencontrer, mardi 31 mars, à Istanbul, sur la grande place de Sultanahmet. Le jihadiste a besoin de parler. Il sait qu'en France, la prison l'attend. Durant ces quelques jours, qu'il imagine paisibles, il a même prévu un programme de détente : "Aller au hammam, faire du shopping, dîner dans des bons restos". Un copain doit venir de France pour profiter avec lui de ses derniers jours de liberté.
Mercredi 1er avril, Sofiane se rase et met du gel dans ses cheveux pour "se fondre dans la masse". Il m'envoie une dernière photo de lui, son billet de bus entre les dents. Le cliché est censé me prouver qu'il est bien en Turquie. Seul, il quitte son hôtel et prend le bus, direction le consulat français. Avant de me rencontrer, il tient à y passer pour connaître la procédure pour rentrer dans l'Hexagone. A la réception, on lui aurait conseillé de revenir le lendemain, prétextant "un jour férié en France".
La paternité depuis la prison
Je ne rencontrerai jamais Sofiane. Entre-temps, la police turque, probablement prévenue par le consulat, les a interpellés, lui et sa femme, dans leur hôtel. Transférés dans un centre de rétention pour clandestins, en périphérie de la capitale turque, ils y passeront plusieurs semaines, avant d'être rapatriés en France. A Roissy, les policiers français de la DGSI les attendent. Presque un an jour pour jour après son départ pour la Syrie, Sofiane est incarcéré à Fresnes, dans l'unité pilote lancée en octobre 2014, qui réunit 30 détenus impliqués dans les filières jihadistes.
En attendant son jugement, Sofiane raconte à sa mère qu'il s'occupe à la bibliothèque et cherche une formation professionnelle. Sa femme, elle, a été laissée libre. Le 20 juillet, Sofiane devrait devenir papa d'une petite fille. Il fêtera ses 20 ans en prison.
* Tous les prénoms ont été changés
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