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Les policiers du Raid se mettent en position, devant le supermarché casher de la porte de Vincennes, juste avant l'assaut. ERIC FEFERBERG / AFP

13 heures, vendredi 9 janvier, porte de Vincennes.

Récit de la prise d'otages à l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes.

Julie Rasplus

Des coups de feu viennent de résonner dans tout le quartier. Il est 13 heures, vendredi 9 janvier, quand un employé de la pizzeria Speed Rabbit, située à une rue de l'avenue de la Porte-de-Vincennes, se fige. «J'étais dehors pour faire les livraisons quand j'ai vu un homme courir et tirer dans la rue. Je suis immédiatement rentré dans la boutique.» En quelques minutes, une centaine d'agents du Raid et de la Brigade de recherche et d'intervention (BRI) arrivent sur place et bouclent le quartier. Des hélicoptères survolent la zone, il y a des voitures de police «dans tous les sens», les automobilistes abandonnent leur véhicule sur le périphérique fermé. Amedy Coulibaly vient de pénétrer dans l'Hyper Cacher, un supermarché du 20e arrondissement de Paris, à une rue de Saint-Mandé. La prise d'otages de la porte de Vincennes vient de débuter. Quatre heures de cauchemar attendent les clients du magasin.

Les curieux venus suivre la situation porte de Vincennes empêchés d'avancer par les policiers. LAURENCE GEAI / SIPA

En cette veille de shabbat, ils sont plusieurs à faire leurs courses. Il y a du monde aux caisses. Rudy pousse son caddie dans le rayon des vins lorsqu'il perçoit les coups de feu. «J'ai entendu comme des pétards, puis je l'ai vu rentrer avec la kalachnikov.» Armé jusqu'aux dents, Amedy Coulibaly ouvre le feu près des caisses. Deux personnes tombent au sol. Une troisième est abattue quelques minutes plus tard dans des circonstances encore floues.

«On a tout de suite réalisé qu'il s'était passé quelque chose de grave à l'entrée», confie un des clients affairé à l'autre bout du magasin. Saisies de panique, une dizaine de personnes se précipitent «vers un escalier en colimaçon» menant dans la réserve, dans l'espoir d'échapper au terroriste.

Sophie n'en a pas le temps. Cette cliente vient d'entrer dans le magasin et découvre l'horreur. «J'ai tourné la tête vers la gauche, tout de suite à l'entrée. Je suis tombée sur le cadavre d'une personne, assise, la tête penchée. J'ai eu l'impression d'être dans un mauvais film», souffle-t-elle. «Tu rentres tout de suite», lui ordonne Coulibaly, posté juste en face d'elle. Sophie n'a pas d'autre choix que d'obéir au terroriste en treillis, «très nerveux». L'homme est menaçant, exige qu'on ferme les portes, confisque les téléphones. Il montre les trois corps des otages abattus et prévient : «Maintenant, vous voyez de quoi je suis capable...»

Vue de l'entrée principale du supermarché casher. SIPA

«Il faut remonter ou il va faire un carnage»

Au sous-sol, Lassana Bathily, un magasinier de 24 ans occupé dans la réserve, voit débouler ceux qui ont fui le rez-de-chaussée. Une seule cachette possible : les deux chambres froides du magasin. «Quand ils sont descendus en courant, j'ai ouvert la porte du congélateur. Plusieurs personnes sont entrées avec moi.» Une demi-douzaine se retrouve à l'intérieur. La température est sous le zéro dans cette pièce étroite remplie de cartons, mais Lassana Bathily coupe rapidement le thermostat, avant d'éteindre la lumière et de fermer la porte. Il tente de calmer les clients, pendant que d'autres se réfugient dans la pièce voisine, dont un père et son fils de 3 ans.

Cinq minutes passent. Dix peut-être. Au-dessus d'eux, Amedy Coulibaly comprend que des personnes se cachent en bas. Une collègue de Lassana et une cliente sont missionnées pour les faire remonter. Sinon, il tuera tout le monde, menace-t-il.

Au cours de la discussion, le terroriste pose une de ses armes sur le comptoir. Yohan Cohen, employé de 20 ans, s'en empare, vise Coulibaly et tire. L'arme ne fonctionne pas. Elle s'est «enrayée après la première fusillade», explique Mickaël, un autre témoin. Le temps d'un souffle, Coulibaly se retourne et riposte d'une balle en pleine tête. Yohan tombe, face contre terre.

Obéissant au terroriste, Sophie enjambe le corps et la mare de sang pour descendre chercher les clients réfugiés en bas. Au sous-sol, elle ouvre une des deux chambres froides, où sont cachés le père et son garçon. «Il faut remonter ou sinon, il va faire un carnage.» Les otages obtempèrent.

Dans la chambre froide voisine, on entend ce qui se passe. Personne ne parle. La porte est verrouillée. Sophie ne parvient pas à l'ouvrir. Derrière la cloison, il y a Sarah, son fils de 11 mois contre elle, et cinq autres personnes. Certains hésitent à sortir, mais la jeune femme ne bouge pas. «Si je me retrouvais dans la même pièce que Coulibaly avec mon bébé qui n'en finissait pas de pleurer, il nous aurait abattus», justifie-t-elle.

Sophie n'insiste pas. «Laissez tomber, on dira qu'il n'y a personne», lâche la cliente aux autres. Dans l'escalier qui les ramène au rez-de-chaussée, le père de famille, accompagné de son enfant âgé de 3 ans, se saisit d'un extincteur, sous les yeux horrifiés de la femme.

  • - Vous faites quoi, là ?
  • - Je dégoupille, je vais le mettre sur lui.
  • - Vous ne faites rien ! Il vient d'en descendre un devant moi, vous ne faites rien ! Vous prenez l'enfant, je vais le mettre devant, je vais dire [au terroriste] qu'on avance et qu'il ne tire pas.

Les minutes s'écoulent. Chacun est maintenant sommé de décliner son identité et sa religion. «J'ai dit : 'Français'. Il m'a demandé : 'Catholique ?'. J'ai répondu : 'Oui'», raconte un des rescapés. Amedy Coulibaly s'assure une nouvelle fois que personne n'est resté en bas. «Non», mentent les otages, regroupés du côté des alcools.

Les forces de l'ordre arrivent sur les lieux de la prise d'otages, dans le 20e arrondissement de Paris et s'organisent. SIPA

«T'es gentil, mais tu m'as un peu coupé l'appétit»

Dehors, on s'agite. Les policiers mettent en joue un homme noir. Il est sorti, mains sur la tête, de l'arrière de l'épicerie casher et se fait menotter.

Images d'Europe 1 montrant l'arrestation de Lassana Bathily, un employé de l'Hyper Cacher, qui a réussi à s'enfuir.

C'est Lassana Bathily, l'employé du magasin. Il a réussi à s'échapper en utilisant le monte-charge donnant sur l'issue de secours, située à l'arrière de l'Hyper Cacher. Le jeune homme a proposé à ses compagnons d'infortune de le suivre au moment où une des otages venait les chercher. Le groupe, craignant que le bruit de l'appareil n'attire l'attention de Coulibaly, a décliné l'offre. Lassana a donc décidé de prendre le risque, seul. «Je ne les ai pas forcés.»

Dans l'Hyper Cacher, l'ambiance électrique est un peu retombée. Un des clients touchés agonise. Les otages persuadent Amedy Coulibaly de ne pas l'achever.

Au bout de trente minutes, le silence revient.

Entre-temps, le terroriste s'est activé. Au téléphone avec la police, il a exigé de parler à Manuel Valls et François Hollande. Les caméras de vidéosurveillance sont maintenant arrachées et la porte de secours barricadée. Le terroriste, équipé d'une caméra type GoPro, s'occupe de transférer des images sur son ordinateur. Pris d'une fringale, il cherche bientôt quelque chose à se mettre sous la dent, et invite les otages à en faire autant. «T'es gentil, mon pote, mais tu m'as un peu coupé l'appétit, là», ironise Nessim, tout en essayant de sympathiser avec le terroriste. Mais ce dernier semble plus intéressé par ce qui se passe à la télé que par les otages, autorisés à se promener dans les rayons. Le terroriste s'agace du mauvais bilan donné par les médias. A 15 heures, il appelle BFMTV avec le portable d'une des personnes retenues et détaille ses revendications.

Les otages massés en haut en savent déjà davantage sur lui. Plus tôt, Amedy Coulibaly leur a raconté qu'il était «malien et musulman», «né en France», qu'il a tué une policière à Montrouge, la veille, qu'il agit «au nom de l'Etat islamique» et qu'il connaît bien les frères Kouachi, les auteurs de l'attentat à Charlie Hebdo, alors retranchés dans un entrepôt en Seine-et-Marne. Le terroriste se perd au passage dans «un cours de géopolitique un peu débile», bien loin des préoccupations des otages. Ceux restés en bas, dans la chambre froide, discutent à voix basse. Chacun raconte sa vie pour ne pas céder à la panique. «Nous pensions tous que nous allions finir par mourir, mais nous avons tenté de rester positifs», raconte Sarah.

Les forces de l'ordre protègent les otages qui viennent d'être libérés, après l'assaut donné à la porte de Vincennes. THOMAS SAMSON / AFP

«On sort !»

Vers 16 heures, ordre est donné aux journalistes de redescendre des bâtiments alentours. Les policiers repoussent au loin les badauds venus assister à la scène. L'assaut se prépare. Amedy Coulibaly ne veut pas négocier. Il faut agir avant que les choses ne bougent à Dammartin-en-Goële, où les forces de l'ordre cernent les frères Kouachi depuis le milieu de matinée. Redoutant l'irruption des policiers, Amedy Coulibaly fait «des va-et-vient» dans le fond du magasin. Il ne craint pas de mourir. Ce serait même sa «récompense», lance-t-il. Il s'isole pour une dernière prière. «Cela a duré au moins quinze minutes, durant lesquelles on l'a perdu de vue. On a mis les autorités au courant» grâce aux téléphones portables, raconte Nessim.

Dehors, on règle les derniers détails. Les otages se trouvent du côté «des jus de raisin», au rayon frais. Si les policiers «bombardent» vers les caisses, il n'y aura aucun danger, assure Lassana Bathily, qui a dessiné des plans du bâtiment pour aider les forces de l'ordre. A l'intérieur, Amedy Coulibaly installe des explosifs. Une porte est piégée.

Tout s'accélère. Il est 16h57. Les frères Kouachi sortent de l'imprimerie de Dammartin. Ils sont tués. L'assaut donné en Seine-et-Marne prend de court les agents positionnés à Paris. C'est maintenant. Il faut éviter que Coulibaly apprenne la mort des Kouachi et s'en prenne aux otages.

Les colonnes de policiers du Raid encerclent l'Hyper Cacher, à l'avant et à l'arrière. 17h13 : l'assaut est lancé. «Allez les gars !», s'encouragent les forces de l'ordre. Une énorme explosion fait sauter la porte arrière du bâtiment. Dans le magasin, Amedy Coulibaly crie, menace les otages, court vers l'issue de secours puis ouvre le feu. Des détonations résonnent. A l'intérieur, on se plaque au sol et on tente «de se cacher quelque part», un sac sur la tête pour certains.

Tout doucement, le rideau de fer de l'entrée se soulève. Lassana Bathily en a donné la clé aux policiers. L'un d'eux pénètre seul dans le magasin, un bouclier à la main. Son binôme reste derrière. De la fumée s'échappe désormais de l'intérieur de l'Hyper Cacher, après un tir de grenade incapacitante. Au fond, une silhouette sombre s'agite, remonte vers la porte. Amedy Coulibaly, armé, fend la fumée et se précipite au dehors. Crépitements incessants. Le terroriste est criblé de balles. Nessim le voit s'écrouler. Et crie aux autres otages : «On sort !»