Armement : à quel point la guerre en Ukraine a-t-elle relancé l'industrie française de défense ?
Une "économie de guerre". En lançant cette formule au salon de défense Eurosatory, en juin 2022, Emmanuel Macron entendait mobiliser, face au conflit qui semblait s'installer durablement en Ukraine. "Cela va nous obliger à investir davantage pour les Etats, à être plus exigeants avec les industriels [de défense]", prévenait alors le président de la République, avertissant de "transformations profondes" à venir dans ce secteur.
>> Suivez le défilé militaire du 14-Juillet sur les Champs-Elysées dans notre direct
Depuis, la France a fourni quantité d'armes, de munitions et de véhicules militaires à son partenaire ukrainien. Dernier exemple en date : la livraison de missiles longue portée "Scalp", annoncée mardi 11 juillet par Emmanuel Macron depuis Vilnius (Lituanie). Du matériel souvent prélevé sur les stocks de l'armée française, et qu'il faut remplacer. De quoi remplir les carnets de commandes de nombreuses sociétés – et débloquer au passage d'importants investissements.
Pour mieux cerner le rôle du conflit ukrainien dans ce regain d'activité, franceinfo a fait le tour de l'industrie de défense nationale, déjà mobilisée sur de vastes programmes qui remontent parfois à une dizaine d'années.
Des canons, obus et missiles à fournir en urgence
Après plusieurs mois de silence, la France a progressivement levé le voile sur l'aide militaire fournie à l'Ukraine depuis février 2022. Ces livraisons ont ainsi concerné des missiles Mistral et Milan, fabriqués par MBDA ; des chars légers AMX-10 RC, appelés à être remplacés par un nouveau type de char dans l'armée française. Mais aussi des canons automoteurs Caesar, dont 18 ont déjà été envoyés en Ukraine, et 12 autres qui le seront d'ici à 2024. Pour ces canons, comme d'autres matériels prélevés sur le stock de l'armée, l'Etat applique une politique dite de "recomplètement". En clair : remplacer ces armes manquantes à l'unité près, et ce, dans les meilleurs délais.
"Nous mobilisons d'importants moyens pour produire plus et plus vite, afin de réduire nos délais de livraisons", détaille à franceinfo le groupe Nexter, qui assemble ces canons dont le coût est estimé à 5 millions d'euros l'unité. "Avant la guerre en Ukraine, notre outil industriel était dimensionné pour produire en moyenne deux Caesar par mois. Aujourd'hui, nous sommes en capacité d'en sortir quatre par mois, six d'ici à la fin de l'année", poursuit un porte-parole du groupe. A l'horizon 2024, c'est même un objectif de "huit Caesar par mois" qui est visé par Nexter, grâce à une division par deux du temps de fabrication.
Pour Nexter, "l'économie de guerre" évoquée par le président Macron "nécessite des efforts et des prises de risques". Le groupe annonce avoir déjà investi 150 millions d'euros pour constituer des stocks de matières premières, acheter des machines et lancer la production de Caesar "sans client affecté". "Par ailleurs, nous recrutons et formons de nombreux opérateurs dans des domaines techniques essentiels tels que la mécano-soudure", explique l'industriel, qui dispose de neuf sites en France et trois autres en Europe.
Ce regain d'activité concerne aussi les munitions, livrées en grand nombre à l'Ukraine par la France et ses partenaires européens. Et plus particulièrement les obus de 155 mm, dont Kiev a besoin face à l'occupant russe. Dans les Hautes-Pyrénées, les Forges de Tarbes tournent à plein régime depuis plusieurs mois et peinent à satisfaire la demande de corps d'obus en acier. "Pour vous donner une petite idée, entre 5 000 et 7 000 obus sont tirés en Ukraine chaque jour. Notre capacité mensuelle est à peu près de 5 000 à l'heure actuelle", expliquait début juin à franceinfo son directeur, Anthony Cesbron.
Alors que la France, par la voix du ministre des Armées Sébastien Lecornu, dans un entretien accordé fin mars au Figaro, a annoncé qu'elle comptait "doubler" ses livraisons d'obus et les porter à "2 000 unités par mois", les Forges de Tarbes s'organisent pour tenir la cadence et multiplier par cinq leur production dans les prochaines années. "Il n'y a plus d'école de forgerons en France et nous n'avons pas d'autre choix que de former les personnes en interne, détaillait Anthony Cesbron. Donc on embauche des personnes sans qualification, que l'on forme sur site."
Une hausse d'activité inattendue après "une phase de creux"
Pour changer de braquet et satisfaire rapidement la demande, beaucoup d'industriels de défense "avaient toutefois de la marge", explique à franceinfo le général Jean-Marc Duquesne, délégué général du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat). "Nous étions, il est vrai, dans une phase de creux, notamment au niveau des exports, précise-t-il, et nous avions la chance d'avoir assez de personnel disponible [au début de l'invasion russe de l'Ukraine]."
Après la pandémie de Covid-19, "qui a causé des pénuries de composants", rappelle Jean-Marc Duquesne, la guerre en Ukraine a toutefois provoqué "une prise de conscience" pour ce secteur. "Notre travail désormais, c'est de tout faire pour passer d'une logique de flux tendu à une logique de stocks, en déterminant les stocks dont on a le plus besoin justement", résume-t-il.
Comme le rappelle le délégué général du Gicat, "l'industrie de défense répond aux besoins définis par le politique". Et la nouvelle loi de programmation militaire 2024-2030, votée jeudi par le Parlement, met justement en lumière l'importance stratégique des stocks en allouant 16 milliards d'euros à la production de munitions. Une "leçon" tirée du conflit ukrainien, qui montre que "le volume d'équipements redevient un facteur décisif, de même que la capacité à durer grâce à des stocks et à une logistique maîtrisée", faisait valoir le rapport annexe du projet de loi.
Un secteur déjà porté par des programmes de grande ampleur
Avant l'éclatement du conflit ukrainien, "la précédente loi de programmation militaire fixait déjà un bon axe et avait permis aux industriels d'embaucher et d'augmenter leurs cadences", note par ailleurs Jean-Marc Duquesne. Parmi les plans majeurs concernant l'armée française, on retrouve notamment le programme "Scorpion", lancé fin 2014 sous le mandat de l'ancien président François Hollande, qui concerne les "blindés du futur".
"Scorpion est le plus gros programme pour l'armée de terre des quarante dernières années, c'est plus que majeur pour nous", souligne auprès de franceinfo la société Arquus, qui réalise notamment les nouveaux véhicules Griffon et Jaguar, qui font partie de ce programme, en association avec Nexter et Thales. Entre la maintenance de "près de 20 000 véhicules de tous types" dans l'armée de terre, et ce programme au long cours, Arquus a de quoi faire en dehors du remplacement des matériels fournis à l'Ukraine.
L'industrie française de défense en aurait-elle alors fini avec la "phase de creux", au moins pour les sept prochaines années couvertes par la nouvelle programmation militaire ? "Il faut rester prudent, car nous faisons face à des compétiteurs extrêmement agressifs", confie le général Duquesne, qui rappelle que ces industriels misent beaucoup sur l'international, la France étant le troisième exportateur mondial d'armement.
Reste une question stratégique, soulevée à la fois par la pandémie, la guerre en Ukraine et la programmation militaire : celle de l'autonomie. "Nous avons évidemment le souhait de développer les partenariats européens, de travailler avec les Belges, les Luxembourgeois, les Suédois, assure Jean-Marc Duquesne. Mais nous avons aussi besoin de relocaliser, de retrouver une certaine souveraineté et éviter de se retrouver dépendants." Exemple de cette politique, de la poudre explosive pour obus de 155 mm sera à nouveau produite en France d'ici à 2025, une première depuis près de quinze ans, avec la création d'un atelier à Bergerac (Dordogne) par l'entreprise Eurenco – dont les carnets de commandes sont pleins "jusqu'en 2027".
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.