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Premier entretien du président tunisien avec la presse : toujours plus énigmatique

Kaïs Saïed a accordé, le 30 janvier 2020, une interview en direct, la première du genre depuis le début de son mandat en octobre 2019, à la chaîne publique Al Wataniya 1. L’occasion de faire le bilan de ses 100 premiers jours au pouvoir. 

Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Les consommateurs d'un café de Tunis regardent la première interview du président tunisien Kaïs Saïed, diffusée le 30 janvier 2020 sur la chaîne publique Al Wataniya 1. (AFP - YASSINE GAIDI / ANADOLU AGENCY)

Pour la première fois depuis son intronisation, le chef de l’Etat tunisien, qui avait jusque-là quasiment fermé ses portes à la presse, a répondu en direct sur la chaîne de télévision publique Al Wataniya 1 à des questions visant à faire un bilan de ses trois premiers mois au pouvoir. Pour autant, en dehors de déclarations d’intention et d’une prise de position très pro-palestinienne, l’entretien (résumé ici à l’aide de sites de presse tunisiens francophones) n’a pas dévoilé de directions précises tant en matière de politique intérieure qu’extérieure. Résultat : l’énigme Kaïs Saïed persiste…

Sur la forme, celui-ci s’est exprimé "dans une langue littéraire arabe, difficile et recherchée", rapporte le site tunisienumérique, très critique dans son commentaire, là où nombre de politiques tunisiens préfèrent parler en arabe dialectal. Concernant son style de présidence, il a affirmé qu’il entendait rester fidèle à ses habitudes. Il habite toujours dans le quartier populaire où il vivait auparavant et "déteste la vie des palais", selon le compte-rendu du site businessnews. "Je ne connais que quelques salles du palais (présidentiel, NDLR) de Carthage (près de Tunis, NDLR). Je peux déménager près de Carthage, mais (…) je veux rester dans mon quartier", a-t-il expliqué.

Les jeunes avant toute chose

Dans la feuille de route qu’il a fixée au Premier ministre Elyes Fakhfakh, nommé le 20 janvier, le président lui a enjoint de "considérer la souffrance silencieuse des chômeurs et des pauvres" dans un pays où le nombre de sans-emplois dépasse officiellement les 15%. Lors de l’émission, le chef de l’Etat tunisien a souligné avoir préparé des projets de loi "en matière économique et sociale", sans plus de précisions. Des thèmes qui lui sont chers, même si ses prérogatives portent essentiellement sur la sécurité et la politique étrangère.

Il a toutefois rappelé que pendant la campagne électorale, il n’avait fait aucune promesse. Selon les propos rapportés par businesnews, il a expliqué : "Je n’ai pas changé et je ne suis pas revenu sur mes engagements envers les jeunes". Et de préciser : "J’ai parlé des mécanismes permettant de réaliser les rêves et les aspirations des jeunes et des Tunisiens." Les premiers, notamment ceux des zones défavorisées des régions de l’intérieur du pays, qui ont très majoritairement voté pour lui selon les enquêtes, semblent être ainsi au cœur de ses préoccupations en matière économique et sociale.

Le président élu Kaïs Saïed arrive au palais de Carthage pour la cérémonie d'investiture le 23 octobre 2019.   (AFP - YASSINE GAIDI / ANADOLU AGENCY)
Pour autant, le chef de l’Etat, parfois ironiquement surnommé "président des câlins", n’est apparemment resté qu’au niveau des intentions. A une exception concrète près. Il a ainsi indiqué qu’il avait "un projet en cours d’étude concernant la création d’un grand centre hospitalier dans le gouvernorat de Kairouan, plus précisément à Reqqada (170 km au sud de Tunis, NDLR). C’est un projet pilote et nous cherchons des financements." "Les études sont presque prêtes pour ce projet. (…) Je ne sais pas quand exactement tout cela verra le jour, mais je veillerai à sa réalisation", a-t-il promis. Selon le site businessnews, ledit projet engloberait un hôpital financé par un don saoudien d’une valeur de 100 million de dollars (90,7 millions d’euros).

"Appliquer la Constitution" 

En matière politique, Kaïs Saïed a assuré qu'il n'avait aucune intention de former un parti. Il a souligné qu'en cas d'échec à former un cabinet ministériel, il devra "appliquer la Constitution". Celle-ci lui permet, en l'absence de gouvernement approuvé par les députés, de dissoudre le Parlement à partir de la mi-mars. Selon le compte-rendu de tunisienumérique, "il a pris l’exemple de la Belgique qui a fonctionné pendant deux ans avec un gouvernement de gestion des affaires courantes", comme c’est actuellement le cas en Tunisie avec l’équipe de Youssef Chahed.

Le chef de l’Etat est revenu sur les accusations concernant le mystérieux "appareil secret d’Enahdha", la formation d’inspiration islamiste. Laquelle "dément les accusations des avocats des familles de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, figures laïques assassinées en 2013, qui mettent en cause l’existence à l’époque d’une structure parallèle de renseignement", rapporte Le Monde. "Ce dossier est entre les mains de la justice. Je ne veux pas m’immiscer et j’évite les calculs politiques étroits", a-t-il dit, cité par businessnews. Des propos qui peuvent être interprétés comme une façon de mettre du baume au cœur d’Ennahdha, qui lui avait porté son soutien pour le 2e tour… Arrivé en tête aux législatives d’octobre (avec seulement 52 sièges sur 217), le parti a ensuite échoué à former le gouvernement. Et le choix comme Premier ministre du centriste Elyes Fakhfakh fait fi des préférences de la formation de Rached Ghannouchi…

Il n’y a "pas d’isolement" du pays

En matière de politique étrangère, Kaïs Saïed a assuré qu'il n'y avait "pas d'isolement". Et ce en dépit de ses absences remarquées à plusieurs rencontres internationales, notamment à la conférence de Berlin sur la Libye (19 et 20 janvier), qui partage plus de 450 km de frontières avec la Tunisie. Selon lui, ces absences sont liées à la situation politique dans ce pays, notamment aux difficultés rencontrées pour la formation d’un gouvernement.

Kaïs Saïed avant le débat télévisé qui l'a opposé à son adversaire du second tour de la présidentielle, Nabil Karoui, le 11 octobre 2019 (REUTERS - ZOUBEIR SOUISSI / X02856)
Le président est également revenu sur la visite à Tunis (le 25 décembre) du président turc Recep Tayyip Erdogan, qui intervient en Libye pour soutenir le camp de Fayez al-Sarraj, chef du Gouvernement d’union nationale (GNA), reconnu par l’ONU. Cette visite a parfois été interprétée comme une prise de position tunisienne pro-al-Sarraj, estime businessnews. Selon le compte-rendu du site, Kaïs Saïed a indiqué à Al Wataniya 1 que cette visite a fait couler beaucoup d’encre inutilement, soulignant que le N°1 turc avait été reçu comme tout autre dirigeant venant en Tunisie.

Interrogé à propos de la situation au Proche-Orient, il a réaffirmé avec force la position très pro-palestinienne qu’il avait prise pendant la campagne présidentielle. Et qui avait inquiété ça et là. "Quiconque qui reconnaît ou traite avec une entité ayant déplacé un peuple entier depuis plus d’un siècle devrait être considéré comme un traître et jugé pour trahison", a-t-dit, cité par espacemanager.com. "La normalisation avec Israël n’existe pas. Il s’agit tout simplement de la haute trahison. Je n’ai pas renoncé à mes propos" (cité par le site realites.com.tn).

Des propos qui ne sont pas que de circonstance, alors que le président américain Trump a rendu public un plan de paix pour la région… Selon realites.com.tn, le chef de l’Etat tunisien a "appelé à l’ouverture d’une enquête en vue de déterminer les responsabilités" suite à la participation, à un tournoi international junior à El-Menzah, près de Tunis, d’un jeune tennisman franco-israélien qui serait rentré dans le pays avec son passeport français, mais aurait joué avec sa licence israélienne. Kaïs Saïed a "rappelé la position de la Tunisie qui refuse toutes formes de relations et de normalisation" avec l’Etat hébreu, rapporte realites.com.tn.

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