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Entre chasseurs et usagers de la forêt, un impossible dialogue autour du partage de l'accès à la nature

Article rédigé par franceinfo - Lola Scandella
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Dans les forêts françaises, une guerre de position oppose chasseurs et associations de promeneurs. En jeu : le partage de l'accès à la nature. Avec le camaïeu de vert, on reste dans le thème de la forêt. Le chasseur surplombe les manifestants, pour montrer que la pratique de cette activité est difficile à réformer. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

Fédérations de chasseurs et associations d'usagers de la forêt ou de défense de l'environnement peinent à trouver des compromis sur les réglementations à adopter pour davantage de sécurité et un meilleur partage de l'accès à la nature. 

"Très souvent, nos échanges se résument à un dialogue de sourds." Dominique Py, bénévole chez France nature environnement, siège depuis vingt ans au Conseil national de la chasse et de la faune sauvage (CNCFS). Elle y côtoie des représentants des fédérations de chasse. Lors des débats au sein de cet organe consultatif, "chacun reste sur ses positions", résume-t-elle.

A plus grande échelle aussi, le dialogue entre chasseurs et usagers de la forêt semble verrouillé. Pour 87% des sondés, "la chasse pose des problèmes de sécurité", selon une enquête Ipsos pour l'association de défense des animaux One Voice, publiée début octobre. En face, les chasseurs déplorent la "stigmatisation" de leur loisir, même s'ils comprennent "le besoin de sûreté", relaie Nicolas Rivet, directeur général de la Fédération nationale des chasseurs (FNC).

"Le monde rural est de plus en plus fréquenté, la pandémie de Covid-19 et les confinements ont révélé des besoins de nature plus importants", observe Maryse Carrère, sénatrice des Hautes-Pyrénées. "Dans ce contexte, la chasse peut créer des peurs, il y a une attente très forte de la société sur la sécurité", explique l'élue qui a présidé une mission d'information du Sénat sur la sécurisation de la chasse, constituée en novembre 2021, après la mort de Morgan Keane. Le jeune homme a été tué accidentellement par un chasseur, en décembre 2020, alors qu'il coupait du bois près de chez lui, aux abords d'un village du Lot.

Les accidents de chasse au cœur des tensions

À l'origine de cette mission : une pétition du collectif Un jour un chasseur, fondé par des amis de Morgan Keane. Sur Instagram, ses membres publient des dizaines de témoignages d'incidents (tir accidentel sur un animal domestique, une maison, une voiture…) et d'actes d'intimidation imputés à des chasseurs (mise en joue, agressivité, refus de s'éloigner des habitations…).

"Contrairement à ce qui est relayé dans ces témoignages, qui ne sont d'ailleurs pas vérifiés, il n'y a pas d'impunité des chasseurs", conteste Nicolas Rivet. Le directeur de la FNC ne comprend pas ce "chasse bashing" ni "la surmédiatisation, depuis quelque temps, de n'importe quel incident ou accident de chasse". Cette exposition, selon lui, aggrave les craintes de la population, mais ne correspond pas à la réalité.

"Un blessé, un mort, c'est toujours un drame. Mais les accidents ont diminué significativement et tendanciellement depuis vingt ans."

Nicolas Rivet, directeur général de la FNC

à Franceinfo

Le nombre d'accidents mortels a été divisé par quatre en 20 ans et le nombre d'accidents ayant entraîné des blessures par deux, selon l'Office français de la biodiversité (OFB). En revanche, les incidents, soit "les dommages matériels par utilisation d'une arme sans blessure corporelle", précise l'OFB, ont connu une légère hausse lors de la saison 2021-2022, par rapport à la précédente.

En tout, sur cette dernière saison, 90 personnes ont été blessées et huit personnes sont mortes, dont six chasseurs. "C'est évidemment huit de trop, mais nous essayons vraiment de diminuer le plus possible les accidents", insiste Nicolas Rivet. "Comme partout, notamment sur la route, certains ne respectent pas les règles et cela entraîne forcément des drames", reconnaît-il.

"Aucune volonté d'apaisement"

"Les accidents baissent, oui, et après ?" bondit Mila Sanchez, cofondatrice du collectif Un jour un chasseur. "On parle de gens qui usent d'armes létales, on ne peut pas laisser planer le risque, même sur quelques personnes, un seul mort aurait dû suffire pour que des mesures soient prises", estime-t-elle.

Dans son rapport, le Sénat propose justement trente mesures de sécurité, parmi lesquelles une visite médicale annuelle et une interdiction de l'alcool, estimant à 9% la part des accidents liés à sa consommation. De son côté, le gouvernement envisage la création d'un délit d'alcoolémie, comme en matière de réglementation routière. Nicolas Rivet assure ne pas y être opposé, mais déplore "la manière dont cela a été amené".

"On nous a renvoyés à la caricature du chasseur ivre des sketchs des Inconnus."

Nicolas Rivet, directeur général de la Fédération nationale des chasseurs

à franceinfo

"Loin de nous l'idée de vouloir stigmatiser", se défend la sénatrice Maryse Carrère. L'élue estime que le contrôle de l'alcoolémie doit au contraire permettre de "crédibiliser les chasseurs et rassurer la population". "Actuellement, chasser en état d'ébriété n'est pas formellement interdit", rappelle le rapport du Sénat. Un agent peut sanctionner un chasseur "à l'occasion d'un contrôle routier, dès lors qu'il y a un déplacement en véhicule pendant, avant ou après la chasse" ou "constater un état d'ivresse publique manifeste dans des lieux publics, sur une voie de circulation ou un chemin". Mais ces contrôles et constats sont impossibles sur les propriétés privées.

Pour Mila Sanchez, il s'agit de "bon sens". "On a l'impression qu'ils font un grand effort", s'emporte la jeune femme, qui estime que "les chasseurs ne montrent aucune volonté d'apaisement".

"On ne va pas les féliciter parce qu'ils consentent à ne pas dépasser un certain taux d'alcool pendant la chasse."

Mila Sanchez, cofondatrice du collectif Un jour un chasseur

à franceinfo

Pour aller plus loin, son collectif demande "l'instauration de jours sans chasse" à l'échelle nationale. De telles journées sont en réalité déjà nombreuses dans le calendrier. Le Sénat rappelle que la chasse "que la chasse ne peut se pratiquer que pendant les périodes d'ouverture" et que "dans 40% des forêts, la chasse est interdite le dimanche". Les débats se cristallisent aujourd'hui sur cette question. Des membres d'EELV notamment proposent de laisser les forêts aux promeneurs le dimanche. Une large majorité de Français (81%) y serait favorable, selon le sondage Ipsos pour One Voice.

"La forêt n'appartient pas à tout le monde"

Les chasseurs, eux, ne veulent pas en entendre parler. "La forêt n'appartient pas à tout le monde, elle est à 75% privée et nous payons pour pouvoir y chasser", expose Nicolas Rivet. Il ajoute qu'il existe "déjà des jours de non-chasse le week-end dans les forêts publiques en zone périurbaine". L'interdiction généralisée de chasser le dimanche pénaliserait une grande part des adhérents "qui pratiquent la chasse majoritairement le week-end".

Si le gouvernement réfléchit tout de même à l'instauration d'une demi-journée non chassée, le rapport du Sénat n'a pas retenu cette option, au regard de "la disparité des situations locales" mais aussi "volontairement, pour ne pas rentrer dans le débat pro- ou anti-chasse", explique Maryse Carrère. "Nous avons fait des mécontents des deux côtés, c'est la preuve que notre travail est équilibré, même si les échanges n'étaient pas simples", considère la sénatrice.

"Une position de citadelle assiégée"

Au Conseil national de la chasse, Dominique Py accuse toutefois les chasseurs de refuser tout compromis. "Les chasseurs sont dans une position défensive, de citadelle assiégée. Cela rend les discussions difficiles", relève-t-elle. Pour Maryse Carrère, cette posture s'explique notamment par le poids de la tradition. "Des pratiques de chasse très anciennes sont ancrées dans la culture de nos territoires", fait valoir la sénatrice. Selon elle, la chasse est aussi aujourd'hui "sous pression, avec un besoin de régulation du grand gibier en augmentation dans les territoires ruraux".

>> ENQUETE FRANCEINFO. Election présidentielle 2022 : quand le lobby de la chasse accourt auprès des candidats en campagne

Mais le poids politique des chasseurs interroge lui aussi. "A la fin des années 1990, au moment de la révision de la loi chasse, le groupe d'intérêt des chasseurs s'est structuré, est rentré dans un jeu politique", explique le politologue Olivier Rouquan. Le lobbyiste Thierry Coste "a agi auprès des présidents successifs pour obtenir des avantages pour les chasseurs", poursuit le chercheur.

Et si les politiques tendent volontiers la main aux chasseurs, c'est peut-être parce que "la chasse reste l'un des principaux loisirs des Français", selon le rapport du Sénat, qui évoque un peu plus d'un million de pratiquants en 2020. "Au-delà du nombre, sa puissance tient à sa structuration départementale, à sa présence dans un très grand nombre de communes rurales", complète Olivier Rouquan.

"Si vous vous mettez les chasseurs à dos, dans certains départements, vous prenez des risques politiques, électoraux et d'ordre public."

Olivier Rouquan, politologue

à franceinfo

Quand Willy Schraen, le président de la FNC, "donne des consignes de vote, elles sont suivies", croit savoir Mila Sanchez. "Mais la Fédération, elle, ne donne pas de consignes de vote directes", nuance Nicolas Rivet. Toutefois, le chasseur reconnaît une "incompatibilité" avec certains partis de gauche, EELV ou LFI, qui voudraient selon lui "la disparition de la chasse".

"Il va falloir faire des concessions"

Pour Dominique Py, "le gouvernement cède sans arrêt aux demandes des chasseurs, comme en autorisant les chasses aux alouettes, en sachant très bien que cela sera jugé illégal par le Conseil d'Etat". Aux yeux de la militante écologiste, les pouvoirs publics n'assurent pas assez "leur rôle d'arbitre". Dans ces conditions, "pourquoi les chasseurs dialogueraient-ils avec nous et accepteraient-ils de faire des compromis ?" se demande la bénévole.

La législation et "les pratiques évoluent régulièrement", fait valoir la Fédération, contestant tout immobilisme. Ainsi, en 2020, le port du gilet orange est devenu obligatoire et une formation décennale a été introduite pour les détenteurs de permis de chasse. Nicolas Rivet reconnaît toutefois qu'il y a "encore du travail pour mettre en place une meilleure communication lors des jours de chasse".

Derrière les crispations, c'est le partage de l'accès à la nature qui est en jeu. "Ces questions de jour sans chasse, de taux d'alcoolémie, deviennent des questions politiques, qui traduisent un clivage entre une ruralité en crise et l'installation de nouveaux habitants dans les campagnes qui contestent plus qu'avant la chasse", analyse Olivier Rouquan. "Pour arriver à un dialogue, il va falloir faire des concessions des deux côtés", appuie Dominique Py dans cette guerre de positions qui semble loin d'être terminée.

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