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Procès de l'attentat du 14-Juillet à Nice : les victimes replongent dans l'horreur pour que "tout le monde sache ce qu'il s'est passé"

Un peu plus de six ans après l'attaque au camion qui avait fait 86 morts sur la promenade des Anglais, les parties civiles s'organisent et se préparent, bon an mal an, à témoigner lors de ce procès qui doit durer plus de trois mois. 

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Le procès de l'attaque au camion-bélier de Nice (Alpes-Maritimes) en 2016 se tiendra devant la cour d'assises spéciale de Paris, à partir du 5 septembre 2022.  (ELLEN LOZON / FRANCEINFO)

Quelques semaines après la conclusion du procès des attentats du 13 novembre 2015, qui aura duré dix mois, c'est un autre procès fleuve pour terrorisme qui s'ouvre à partir de lundi 5 septembre (et jusqu'au 15 novembre) : celui de l'attentat du 14-Juillet à Nice, en 2016, lors duquel 86 personnes, dont dix enfants et adolescents, ont été tuées sur la célèbre promenade des Anglais.

Ce soir-là, 25 000 Niçois et touristes étaient venus admirer le feu d'artifice sur la promenade quand Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, au volant d'un camion de 19 tonnes, a foncé dans la foule, perpétrant un massacre. Pas moins de 19 nationalités différentes ont été recensées parmi les victimes. Au total, 865 personnes ou associations, touchées directement ou indirectement par l'attentat, se sont constituées parties civiles. Un chiffre relativement faible au regard des 2 457 victimes reconnues par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI). 

"Personne ne sait ce qu'elles ont vécu"

Les membres du collectif 14-7 avocats, qui rassemble une quarantaine d'avocats azuréens, n'ont pourtant pas ménagé leurs efforts pour convaincre leurs clients de témoigner lors du procès. De janvier à juillet dernier, Olivia Chalus-Pénochet, la coordinatrice du groupe, a usé de "pédagogie" auprès des familles qu'elle accompagne. "Les unes après les autres, on leur a expliqué que ce procès était principalement fait pour elles et que personne ne sait ce qu'elles ont vécu."

"On leur a dit : 'Si vous ne racontez pas votre histoire, elle partira en poussière'."

Olivia Chalus-Pénochet, avocate de victimes de l'attentat

à franceinfo

Mais pour témoigner, il faut accepter de se replonger dans l'horreur et la douleur. Se remettre "la tête dedans", comme le dit Laura. Malgré ses réticences, cette trentenaire, qui était sur la promenade avec sa fille de 4 ans et demi, s'est décidée à raconter son histoire face à la cour d'assises spéciale de Paris. "Le procès va venir remuer l'horreur mais il faut que tout le monde sache ce qu'il s'est passé", explique-t-elle. "Je le fais aussi pour ma fille, car ça fait partie de son histoire."

Marc, pompier volontaire, s'est lui résolu début juin à témoigner. Il fait partie des premiers à avoir porté secours aux blessés, prenant notamment en charge une jeune touriste russe, grièvement touchée, et un Américain à la jambe déchiquetée ce soir-là. La jeune femme n'a pas survécu. Longtemps, ce quinquagénaire a peiné à mettre en forme le témoignage qu'il livrera à la barre. Car chaque victime doit rédiger son texte et se préparer à le lire face à la cour. Quand nous l'avons rencontré, Marc cherchait de l'aide pour raconter ce qu'il a vécu. "Je fais beaucoup de fautes. Je n'écris pas bien français, je suis très mauvais", a-t-il confié, un peu gêné.

"Certains n'arrivent même pas à en parler"

"Cet attentat a atteint une population extrêmement populaire, des gens simples, qui cherchent leurs mots en permanence", explique son avocate, Olivia Chalus-Pénochet. Les mots, certains n'en n'ont plus et ne pourront jamais venir décrire ce qu'ils ont vécu. "J'ai des clients qui n'arrivent même pas à en parler. J'en ai un qui a sombré dans l'alcoolisme après avoir vu des dizaines de corps démembrés... Il devient mutique dès qu'il faut aborder la soirée du 14-Juillet".

Cette peine, indicible, à laquelle l'avocate est quotidiennement confrontée, lui évoque une phrase de Sénèque, tirée des Consolations : "L'ampleur d'une douleur hors du commun empêche toujours inévitablement de choisir ses mots car, souvent, elle ne laisse même pas passer le son de la voix."

Face à la souffrance de ceux qui ont été touchés physiquement lors de l'attentat, d'autres victimes estiment s'en être bien sorties et ne souhaitent pas faire partie du procès. Ce qu'elles ont vécu ne serait pas assez grave, éclaire l'avocate niçoise Sophie Hebert-Marchal, qui représente 70 parties civiles.

"Beaucoup développent le syndrome de l'imposteur et ne se sentent pas légitimes à engager des demandes d'indemnisation. Surtout les victimes psychologiques, qui ne sont pas endeuillées ou blessées physiquement. Elles s'autocensurent."

Sophie Hebert-Marchal, avocate de victimes de l'attentat

à franceinfo

Pourtant, le traumatisme vécu par les 25 000 personnes présentes sur la promenade des Anglais ce 14 juillet 2016 pourrait avoir des conséquences à plus long terme, souligne Anne Murris, présidente de l'association Mémorial des anges. Il faut, selon elle, les anticiper dès maintenant. "Les effets du choc post-traumatique peuvent survenir 10 ou 15 ans après. On ne sait pas comment ces personnes auront somatisé. Au cours de leur vie professionnelle, elles auront peut-être besoin d'être reconnues comme invalides ou en longue maladie et n'auront aucune preuve montrant qu'elles ont été victimes de cet attentat", insiste cette mère endeuillée, qui a perdu sa fille lors de l'attaque.

Le déplacement à Paris "cristallise les difficultés"

Autre entrave : la majorité des victimes vivent dans le sud de la France alors que le procès aura lieu à Paris. "Financièrement, ça cristallise les difficultés", regrette Olivia Chalus-Pénochet. Les déplacements seront pourtant remboursés à hauteur de la dépense et un forfait est prévu pour l'hôtel et les repas. Mais les participants doivent avancer les frais. Et les remboursements n'interviennent que "plusieurs mois après", souligne Jean-Claude Hubler, président de l'association de victimes Life for Nice. "Beaucoup de mes clients gagnent moins de 2 000 euros par mois. Ce n'est pas évident pour eux d'avancer de grosses sommes", pointe Olivia Chalus-Pénochet, qui aurait préféré que ce procès se tienne à Nice. "C'est une injustice, une double peine", souffle-t-elle.

Ceux qui ne pourront pas rallier la capitale pourront tout de même suivre le procès retransmis au palais des congrès de Nice Acropolis et via la webradio, mise en place pendant le procès des attentats du 13-Novembre. Mais les avocats des victimes redoutent la symbolique de bancs vides côté parties civiles.

"Ne pas venir au procès, c'est dire que ce qu'il s'est passé n'est pas grave et cela rendrait service à l'accusation", déplore Anne Murris. Comme beaucoup de parties civiles, elle milite pour que la peine maximale soit infligée aux huit accusés, des membres de l'entourage du terroriste ou des intermédiaires impliqués dans le trafic d'armes qui lui étaient destinées.

Trois d'entre eux – Chokri Chafroud, Ramzi Arefa et Mohamed Ghraieb – ne pourront pas être condamnés à la perpétuité puisqu'ils sont jugés pour "association de malfaiteurs terroriste criminelle" et non pour "complicité" des assassinats commis par Mohamed Lahouaiej-Bouhlel. Pour les cinq autres accusés, impliqués dans le circuit des armes, les investigations n'ont pas pu démontrer qu'ils avaient eu connaissance du projet d'attentat.

Le dispositif de sécurité toujours en question

Sophie Hebert-Marchal a déjà préparé ses clients à l'éventualité de peines légères, voire à des relaxes. "C'est très difficile à entendre pour certains d'entre eux. Mais on ne peut pas avoir les mêmes méthodes que les terroristes. Il faut une peine juste. Ce procès doit avant tout faire ressortir la vérité." La perspective de peines légères contribue, selon Anne Murris, à "décourager" beaucoup de victimes. D'autant que, pour certaines, le combat ne concerne de toute façon pas l'attaque terroriste en elle-même, mais les mesures de sécurité prises le soir de la fête nationale.

En 2017, une plainte avait été déposée par 150 familles, aboutissant à l'ouverture d'une enquête, toujours en cours, pour déterminer si les dispositifs de sécurité étaient à la hauteur le 14 juillet 2016. Les plaignants reprochent notamment l'absence de blocs de béton, qui auraient pu entraver la course du camion sur la promenade des Anglais. Depuis, l'enquête piétine, et les plaignants ont le sentiment d'être menés en bateau.

"Le procès va être pollué par cette procédure parallèle. On aurait aimé qu'elle aboutisse avant que l'on s'intéresse à l'attaque elle-même. Si la sécurité avait été suffisante, il n'y aurait pas eu d'attentat."

Jean-Claude Hubler, président de l'association Life for Nice

à franceinfo

Un certain nombre de victimes prévoit d'aborder le sujet, malgré les mises en garde de leurs avocats. "On les a prévenus que ce n'était pas le lieu adéquat, mais on ne peut pas censurer leurs témoignages. Ils sont libres de leur parole", rappelle Olivia Chalus-Pénochet.

Cette quête de vérité est au cœur des préoccupations. Mais beaucoup de victimes ont aussi accepté de témoigner pour faire part de leur amertume. "Le fait de rouvrir la circulation sur la 'Prom' deux jours après l'attaque a beaucoup choqué. Refaire les festivités du 14-Juillet comme si de rien n'était, au lieu de transformer cette journée en hommage aux victimes, a aussi été très mal vécu. Tout ça, elles viendront le dire", prévoit l'avocate.

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