Attaque d'un fourgon pénitentiaire dans l'Eure : la visioconférence pour limiter les extractions de détenus, un outil qui peine à convaincre
Alors que les auteurs de l'évasion mortelle au péage d'Incarville (Eure) courent toujours, les blocages dans les prisons se poursuivent, jeudi 16 mai, au lendemain de la rencontre des syndicats pénitentiaires avec le ministre de la Justice. Après la mort de deux surveillants lors de l'attaque du fourgon transportant le délinquant multirécidiviste Mohamed Amra, ils réclament notamment "la réduction drastique des extractions en favorisant l'utilisation de la visioconférence des magistrats ou leurs déplacements en établissements".
Le ministre Eric Dupond-Moretti entend répondre à ces demandes, en développant "le recours à la visioconférence pour les présentations aux magistrats et certaines audiences". Autre proposition du garde des Sceaux : "Privilégier les déplacements des magistrats et greffiers au sein des établissements s'agissant des interrogatoires des détenus les plus signalés." Si la violente attaque survenue en Normandie est rarissime – c'est la première fois depuis 1992 qu'un agent de la pénitentiaire est tué dans l'exercice de ses fonctions –, la réponse par la visioconférence à la problématique des extractions judiciaires n'est pas nouvelle.
Un manque d'agents pour assurer les extractions
Le transfert de cette délicate mission du ministère de l'Intérieur à celui de la Justice date de 2009 et de la Révision générale des politiques publiques initiée sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Avant cette date, les extractions étaient réalisées par la police et la gendarmerie. Ces prérogatives ont été récupérées progressivement par les agents pénitentiaires, jusqu'en 2019. Depuis, professionnels et élus, y compris à droite, n'ont de cesse d'alerter sur le manque de moyens et d'effectifs attribués à l'administration pénitentiaire pour mener à bien ces déplacements sensibles. Actuellement, 2 455 agents effectuent les extractions, selon les chiffres communiqués à franceinfo par l'administration pénitentiaire, quand 3 000 postes supplémentaires avaient été jugés nécessaires dès le début de la réforme. Le ministère entend répondre au manque d'attractivité du métier par la revalorisation récente de la rémunération des surveillants et officiers de la pénitentiaire.
Reste que la population carcérale ne cesse d'augmenter, pour atteindre 77 450 personnes au 1er avril, un record. Certes, les détenus qui nécessitent une escorte de niveau 3, celle mise en place pour Mohamed Amra, et de niveau 4 – a minima trois agents pour un détenu transporté, selon la doctrine d'emploi des équipes de sécurité pénitentiaire (lien PDF) – ne représentaient respectivement que 3,3% et 0,1% des personnes incarcérées en 2016 (lien PDF). Mais les magistrats sont régulièrement confrontés à des "impossibilités de faire" de la part de la pénitentiaire, faute d'agents ou de forces de sécurité disponibles, gendarmes et policiers pouvant toujours être sollicités pour les profils les plus à risque.
"Au moment de la création des Pôles de rattachement des extractions judiciaires (Prej) – en 2011 –, on avait encore les forces de l'ordre en renfort. Plus le temps passe, moins on les a, car la gendarmerie refuse de venir en soutien, faute d'effectifs", déplore auprès de franceinfo Antony Mazoyer, délégué au Syndicat pénitentiaire des surveillants et agent au Prej de Saint-Quentin Fallavier (Isère). "Donc généralement, on part tout seuls, à un véhicule et quatre agents." Selon un livre blanc sur les extractions judiciaires publié par l'Union syndicale des magistrats en 2019, le taux de refus d'extraire des détenus pouvait atteindre 50% dans certaines juridictions, contraignant des magistrats à les libérer pour avoir plus de chances de les entendre.
Du matériel "globalement obsolète"
Dans ce contexte, la Chancellerie a développé le recours à la visioconférence. Dès 2017, le ministère mettait en avant la nécessité d'évaluer "les possibilités légales de favoriser pour certaines procédures le recours à la visioconférence" et "d'élargir les créneaux horaires de visioconférence possibles en établissement pénitentiaire". Initialement réservés à l'audition, l'interrogatoire et la confrontation, les moyens de télécommunication ont été peu à peu élargis à tous les stades de la procédure, de l'enquête au procès, comme le prévoit le Code de procédure pénale. Mais les tentatives de l'exécutif d'aller plus loin à la faveur de la crise sanitaire ont été recadrées par le Conseil constitutionnel en 2021. Pour respecter les droits de la défense, les Sages ont estimé que la comparution des prévenus en correctionnelle nécessitait l'accord de toutes les parties. Aux assises, la visioconférence n'est possible que pour les auditions de témoins et d'experts.
En 2023, la visioconférence a permis d'éviter plus de 30 000 extractions judiciaires, met en avant la Chancellerie, soulignant que la "modernisation des équipements est une des priorités" du ministre. Au 1er mai, le nombre d'équipements déployés dans les tribunaux et les établissements pénitentiaires était de 4 000, contre 2 500 en 2020, complète le ministère. Et de relever "la hausse de la qualité du réseau", avec le déploiement progressif du haut débit. "On a quand même du matériel globalement obsolète qui fonctionne mal", oppose Judith Allenbach, secrétaire permanente du Syndicat de la magistrature. Selon cette juge d'instruction, les interrogatoires en présentiel restent essentiels à la "manifestation de la vérité", notamment dans les dossiers complexes.
"Il serait dommageable de renoncer à de bonnes conditions de justice parce qu'on n'arrive pas à mettre les moyens pour sécuriser les extractions."
Judith Allenbach, secrétaire du Syndicat de la magistratureà franceinfo
Quant au déplacement plus systématique des magistrats en détention, elle oppose que "c'est matériellement impossible" en raison de la "surcharge des cabinets" des juges et de la répartition des détenus d'un même dossier dans plusieurs prisons. "Si on multipliait le nombre de juges d'instruction par quatre ou cinq, peut-être qu'on aurait le temps d'aller en détention faire nos interrogatoires", souligne Judith Allenbach.
Un avis partagé par Juliette Chapelle, avocate et présidente de l'Association des avocats pour la défense des droits des détenus : "La prison n'est pas un lieu de justice." "C'est évidemment dramatique ce qu'il s'est passé, mais l'un des grands principes du droit, c'est la présentation en personne du justiciable", estime la pénaliste, selon laquelle le développement de la visioconférence "n'est pas la bonne solution" et "fonctionne en plus très mal techniquement". A titre d'exemple, elle cite un interrogatoire effectué récemment en visio, faute d'escorte. "On a fait ce qui est recommandé par la Cour européenne des droits de l'homme, à savoir un avocat en prison et un au tribunal. Eh bien, ce n'était pas satisfaisant, il y avait plein de : ''On ne vous entend pas bien, mettez la caméra un peu plus haut'."
Pas de solution miracle
De l'avis même des syndicats, la dématérialisation n'est pas l'alpha et l'oméga du problème. "Même si on augmente le nombre de visios, il faudra forcément, à un moment donné, que les détenus aillent au tribunal", observe Ivan Gombert, secrétaire national du syndicat FO des directeurs des services pénitentiaires, qui milite pour l'attribution de blindés pour les escortes. "La chose la plus rapide à faire est d'abonder en personnel et d'augmenter l'armement", appuie un agent pénitentiaire en poste en Bourgogne, qui a effectué pendant cinq ans des extractions avant de quitter ces fonctions en raison du "manque de moyens". S'il estime que la visioconférence est "fondamentale" pour certains profils de détenus, il considère que cette décision doit rester "du ressort de la magistrature".
"Les juges les poussent dans leurs retranchements, perçoivent leurs petites réactions. Par écran interposé, ce n'est pas aussi facile."
Un agent pénitentiaireà franceinfo
Cet agent pointe avant tout "la violence qui a augmenté à l'extérieur, avec des individus armés plus lourdement". "Durant mes cinq ans d'extractions, le fourgon a été suivi plusieurs fois par des individus. Ils se sont rendu compte qu'on avait récupéré ces missions et que c'était plus facile de nous attaquer", rapporte-t-il.
Le Syndicat de la magistrature dresse le même constat. Pour Judith Allenbach, le drame d'Incarville est "surtout le signe de la sous-estimation de la puissance d'action et de la nocivité du grand banditisme". "Il est probablement nécessaire de rehausser les niveaux de sécurité des escortes pour prendre toute la mesure de la menace", ajoute-t-elle, regrettant que "la criminalité organisée ne soit pas une priorité de la politique pénale française".
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