"On se retrouve avec des peines à rallonge" : pourquoi la surpopulation carcérale atteint un niveau sans précédent en France

Article rédigé par Violaine Jaussent, Pauline Paillassa
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
En avril 2024, la densité carcérale atteint ou dépasse les 200% dans une quinzaine de maisons d'arrêt ou quartiers maisons d'arrêt. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Le phénomène s'explique principalement par l'allongement de la durée de détention. Il perdure depuis des années et inquiète des avocats à l'approche des Jeux olympiques de Paris.

Un nouveau record battu. Au 1er avril, la France comptait 77 450 détenus, selon des chiffres publiés mardi 30 avril par le ministère de la Justice. D'après ces statistiques, 3 307 prisonniers sont contraints de dormir sur un matelas posé à même le sol de leur cellule. Parmi les personnes incarcérées, 20 438 sont des prévenus, en attente de leur jugement.

C'est dans les maisons d'arrêt – où sont principalement incarcérés des hommes, jeunes, en détention provisoire ou condamnés à des peines n'excédant pas deux ans – que le phénomène est le plus marqué. En avril, la densité carcérale atteint ou dépasse même les 200% dans 17 établissements ou quartiers. Avec 321 détenus pour 114 places, soit une densité carcérale de 281,6%, l'établissement le plus surpeuplé de France est le centre pénitentiaire de Majicavo, situé au nord de Mamoudzou, à Mayotte.

Vient ensuite la maison d'arrêt de Carcassonne. Puis le centre pénitentiaire de Gradignan (Gironde). Dans cet établissement, qui compte aussi parmi les plus vétustes, les détenus sont trois par cellule de 9 m2. Chez les surveillants, les arrêts maladies sont en hausse, rapporte France 3 Nouvelle-Aquitaine. La maison d'arrêt de Nîmes connaît une situation similaire, tout comme les établissements pénitentiaires de Gagny (Seine-Saint-Denis), Fresnes (Val-de-Marne), Tulle (Corrèze), Foix (Ariège) ou encore Perpignan.

Un nombre de détenus qui ne cesse d'augmenter

Dans une lettre adressée le 8 avril, des avocats d'Ile-de-France interpellent le ministre de la Justice au sujet de cette "promiscuité révoltante". Ils alertent Eric Dupond-Moretti sur les risques de "suicides", "violences" ou encore de "mutinerie généralisée", "aggravés par l'éventualité d'une canicule au cœur de l'été". Le problème ne devrait pas s'arranger pendant les Jeux olympiques de Paris, car le monde judiciaire s'attend à davantage de délinquance et donc à plus d'incarcérations. Pour ces avocats, il faut donc "mettre un terme à cette surpopulation carcérale chronique", qui "a augmenté de façon ininterrompue depuis plus de 20 ans".

"La courbe du nombre de détenus est ascendante : au début des années 1980, il y a une envolée", confirme Ivan Gombert, secrétaire national de FO-Direction, le syndicat des directeurs de services pénitentiaires. Pour désigner ce phénomène, Annie Kensey, démographe et chercheuse associée au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, n'hésite pas à parler "d'inflation carcérale".

Depuis 1990, la tendance ne s'est inversée qu'à deux moments. D'abord, lorsque les emprisonnements pour peines courtes ont baissé de façon drastique au tournant des années 2000. "La durée moyenne de détention s'allonge en même temps que les incarcérations diminuent", analyse Annie Kensey à l'époque. L'autre raison vient de la décision d'accorder deux grâces collectives présidentielles en 1999. Depuis 1988, entre 3 000 et 4 000 détenus étaient graciés pour le 14-Juillet. Aujourd'hui, ce principe, qui jouait un rôle de soupape pour les établissements pénitentiaires surpeuplés, n'existe plus : en 2007, Nicolas Sarkozy, tout juste élu président, a supprimé le décret de grâce, rompant avec une tradition héritée de la monarchie.

C'est le contexte sanitaire lié à l'épidémie de Covid-19 qui explique la seconde chute du nombre de détenus, mesurée en janvier 2021. Afin de réduire les clusters en prison, une libération anticipée de deux mois pour les personnes en fin de peine est décrétée. En parallèle, l'activité judiciaire ralentit, ce qui limite les arrivées en détention. Annie Kensey observe une baisse de 13 000 détenus à cette période : 6 500 sortis de façon anticipée et 6 500 qui n'y sont pas entrés. En même temps, la chercheuse remarque un effet boomerang, "puisqu'on a condamné ces personnes après".

Des condamnations à des peines de plus en plus longues

Depuis la pandémie, la démographe constate que le nombre d'entrées en prison s'est stabilisé, autour de 25 000 personnes par trimestre. La surpopulation carcérale n'est donc pas causée, comme cela a pu arriver par le passé, à un recours accru à l'incarcération. "En ce moment, l'inflation carcérale est uniquement liée aux durées de détention plus longues, explique Annie Kensey. Sur les deux dernières années, le nombre de condamnés à moins de six mois diminue, mais tout le reste augmente, notamment les condamnations à des peines d'un à deux ans." 

"Les juges prononcent des peines plus longues pour être sûrs que la personne ira en prison."

Annie Kensey, démographe et chercheuse

à franceinfo

La chercheuse y voit "les effets de bord" de la loi de programmation et de réforme pour la justice promulguée en 2019, qui rend l'aménagement de la peine obligatoire lorsqu'elle est inférieure ou égale à six mois, mais l'interdit au-delà d'un an d'emprisonnement. Ainsi, la durée moyenne de détention est passée de 8,5 mois à près de 12 mois en 2020.

"On a créé de nouveaux aménagements de peine, mais on a rempli les prisons", pointe Ivan Gombert. Pour le syndicaliste, quand une personne est condamnée à une peine avec sursis sans être incarcérée, elle "ne voit pas la contrainte". Ce n'est qu'après avoir multiplié "les petits délits" qu'elle passe "par la case prison''. "Résultat, on se retrouve avec des peines à rallonge", déplore-t-il. Une tendance qui tranche avec certains de nos voisins européens : en 2021, la durée moyenne de détention était de 4,5 mois en Allemagne, contre un peu plus de 10 mois en France, selon les statistiques du Conseil de l'Europe

Une promesse de création de places à tenir

Ces peines plus courtes, Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité-Magistrats FO, aimerait les voir appliquées en France. Coautrice avec Ivan Gombert d'une tribune dans Marianne sur la surpopulation carcérale, elle juge qu'aujourd'hui, "la prison sert juste à mettre à l'abri de la société certains individus, pendant un temps". Le Syndicat de la magistrature partage ce constat, sans pour autant avancer les mêmes solutions. Il souhaite plutôt "redonner du sens à la peine", avec "un réel travail socio-éducatif".

Ni la détention à domicile sous surveillance électronique, ni la libération sous contrainte de plein droit, qui permet des sorties anticipées en fin de peine, ne permettent actuellement de diminuer l'emprisonnement, expose Nelly Bertrand, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature. Les conditions ne sont pas non plus réunies pour éviter la récidive, au contraire. Le syndicat, classé à gauche, va plus loin : si on veut moins de détenus dans les prisons, il faut revoir l'ensemble de la politique pénitentiaire.

De son côté, pour endiguer le phénomène, le ministère de la Justice mise sur la création de 15 000 nouvelles places de prison d'ici 2027. Ce plan, né d'une promesse d'Emmanuel Macron pendant sa première campagne présidentielle, continue d'être mis en œuvre par Eric Dupond-Moretti.

"Les objectifs d'Eric Dupond-Moretti sont de réduire la surpopulation carcérale, d'assurer l'effectivité de la réponse pénale et d'améliorer les conditions de travail des surveillants ainsi que les conditions de détention."

Le ministère de la Justice

à franceinfo

Entre 2017 et 2023, 19 établissements ont été mis en service. Quatre le seront cette année. Le ministère assure en outre que 886 places supplémentaires, réparties dans plusieurs établissements d'Ile-de-France, à Caen et à Troyes, seront opérationnelles à l'ouverture des JO de Paris. Mais aux yeux de la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, "plus on construit, plus on remplit". D'autant que ces nouvelles places de prison coûtent "horriblement cher", selon Dominique Simonnot.

Le ministère de la Justice assure activer d'autres "leviers" et met en avant "la diversification de l'offre des peines" et les alternatives à l'incarcération. "Près de 200 000 personnes sont suivies en milieu ouvert", illustre-t-il. La chancellerie prend aussi en exemple le développement accru des travaux d'intérêts généraux (TIG), avec la création d'une agence nationale dédiée et une offre de postes de TIG portée à 39 600 en 2023, contre 26 000 deux ans plus tôt. L'administration pénitentiaire poursuit aussi sa "politique volontariste", qui vise à affecter les détenus condamnés de maisons d'arrêt vers des centres de détention, afin d'optimiser les places disponibles.

L'inquiétude des institutions européennes

Insuffisant, pointe la Cour des comptes. Dans un rapport publié à l'automne dernier, elle estime que "l'impact" des "leviers" actionnés par les pouvoirs publics "est resté à ce jour limité", tout en reconnaissant que les causes de cette "surpopulation carcérale persistante" sont "complexes""Certains crimes et délits font l'objet d'une répression accrue, telles les violences intrafamiliales, les délits routiers ou les violences envers les forces de l'ordre. L'augmentation du recours aux comparutions immédiates et le maintien à un niveau élevé du taux de détention provisoire renforcent cette tendance", analyse la Cour des comptes. La juridiction dénonce en outre une "forme de 'plafond de verre' des aménagements de peines" et relève que les juges privilégient "l'incarcération pour une population marquée par la récidive et la précarité".

Le problème préoccupe au-delà de nos frontières : à plusieurs reprises, la France a été épinglée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour ses conditions de détention et pour la surpopulation dans les prisons. Preuve que le phénomène ne semble pas s'inverser, la CEDH mentionne, dans sa décision datant de juillet 2023, ne voir "aucune raison de parvenir à une conclusion différente". Le Conseil de l'Europe a aussi exprimé récemment sa "profonde préoccupation" et invité les autorités françaises à "examiner sérieusement et rapidement l'idée d'introduire un mécanisme national contraignant de régulation carcérale".

"La difficulté d'un tel système réside dans la mise en place d'un numerus clausus. Qui peut bénéficier d'une sortie de prison ? Comment décider lorsque plusieurs détenus ont la même date de fin de peine ? Cela contredit le principe de l'individualisation de la peine", rétorque le ministère de la Justice. Pour la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, le gouvernement "manque de courage politique". Dominique Simonnot soupire : "J'espère qu'on ne sortira pas de cette situation au prix d'un drame."

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