Grand entretien Le procès des viols de Mazan "grave dans le marbre le fait que les violences sexistes et sexuelles sont du fait de monsieur Tout-le-monde", analyse l'autrice Rose Lamy

La militante féministe, autrice de l'essai "En bons pères de famille", estime que le procès de Dominique Pelicot et de 50 coaccusés illustre que les "violences sexistes existent dans toutes les classes sociales" et ne sont pas uniquement le fait de "monstres" ou de "marginaux".
Article rédigé par Alice Galopin
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Des manifestations en soutien à Gisèle Pelicot et à toutes les victimes de violences sexuelles ont été organisées à Paris et dans plusieurs villes de France, le 14 septembre 2024. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)

"Je suis un violeur, comme ceux qui sont dans cette salle." Au procès des viols de Mazan, mardi 17 septembre, Dominique Pelicot a assumé "dans leur totalité" les faits qui lui sont reprochés. Depuis le 2 septembre, l'homme de 71 ans est jugé aux côtés de 50 coaccusés devant la cour criminelle du Vaucluse. Il est accusé d'avoir, pendant dix ans, drogué et orchestré des viols sur sa femme, Gisèle Pelicot, en recrutant des dizaines d'hommes sur internet.

Franceinfo s'est entretenu avec l'autrice et militante féministe Rose Lamy, qui anime aussi le compte Instagram "Préparez-vous pour la bagarre". Après son premier essai Défaire le discours sexiste dans les médias, elle a dirigé l'ouvrage collectif Moi aussi : MeToo, au-delà du hashtag. Dans son dernier ouvrage, En bons pères de famille, elle questionne les stéréotypes sur les auteurs de violences sexistes et sexuelles. Derrière le mythe du "monstre" ou du "marginal", Rose Lamy démontre que ce sont surtout des hommes "ordinaires" qui commettent des violences contre les femmes.

Franceinfo : Les 51 accusés au procès des viols de Mazan sont âgés d'une vingtaine d'années à plus de 70 ans, ils sont maris ou pères, bien insérés dans la société, et presque tous sans casier judiciaire. Ils s'apparentent aux "bons pères de famille" que vous décrivez dans votre livre. Pouvez-vous expliquer cette notion ?

Rose Lamy : Ces accusés illustrent bien le message porté par les féministes depuis des années : il n'y a pas de profil du violeur. L'homme violent n'est pas le monstre, l'élément perturbateur extérieur qui viendrait troubler la paix dans les ménages et la société. Le "bon père de famille", que j'ai conceptualisé dans mon livre, vient d'une ancienne formule juridique issue du Code civil qui a été retirée en 2014. Le bon père de famille, c'était une figure abstraite du droit censée représenter la norme. J'ai repris ce terme pour l'opposer à la figure du "monstre". Les bons pères de famille se donnent bonne conscience parce qu'ils se construisent en opposition aux "autres", dont les "monstres", ceux qu'ils considèrent être les seuls hommes violents.

Qui sont ces "autres", dont, selon vous, on reconnaît plus volontiers qu'ils peuvent être auteurs de violences intrafamiliales et de violences sexuelles ?

Dans la catégorie des "autres", on retrouve les figures du monstre, du tueur en série, du fou ou du marginal qui n'est pas inséré dans la société. Il y a aussi la figure de l'étranger, avec ce discours beaucoup repris par l'extrême droite, selon lequel l'homme violent serait le migrant en situation irrégulière qui agresse des femmes dans la rue. C'est aussi le stéréotype de l'homme pauvre, alcoolique, qui frappe sa femme et qu'on regarde de haut.

"Cette catégorie des "autres" permet aux bons pères de famille de ne pas regarder la vérité en face : les violences sexistes existent dans toutes les classes sociales et dans tous les milieux."

Rose Lamy, autrice de "En bons pères de famille"

à franceinfo

Les violences commises par des monstres, des marginaux ou des étrangers existent aussi. Il ne s'agit pas de nier leur existence. Mais en ce qui concerne les violences intrafamiliales, les statistiques sont claires : c'est la violence des maris, des pères, qui s'exerce principalement.

Puisque vous évoquez les statistiques, rappelons que neuf victimes de viol ou tentative de viol sur dix connaissent leur agresseur, et dans 45% des cas, il s'agit de leur conjoint ou de leur ex-conjoint. Pourquoi la société a-t-elle encore du mal à accepter que les violences sexuelles sont aussi le fait de "bons pères de famille" ?

Les bons pères de famille continuent à défendre la théorie des "autres" donc elle perdure dans les représentations. Il y a quelque chose de l'ordre de la stratégie de leur part. Je ne dis pas que les hommes se retrouvent le soir pour décider ensemble de la meilleure stratégie pour maintenir les violences sexistes et la culture du viol. C'est quelque chose de plus subtil. Ils reprennent les arguments qu'ils jugent efficaces, dans les salles de tribunal, sur les réseaux sociaux ou sur les plateaux télé : "C'est impossible, je le connais, c'est mon ami" ; "Je suis favorable à MeToo mais..." ; "Est-ce qu'il n'y a pas un business de la plainte ?"...

En se défendant systématiquement les uns les autres, en faisant diversion sur d'autres catégories d'hommes qui seraient les seuls responsables des violences contre les femmes et les enfants, en attaquant les victimes qui parlent et les féministes qui les soutiennent, ou en restant silencieux, ils bloquent l'avancée des droits des femmes. 

Il ne faut pas non plus sous-estimer qu'on a aussi besoin de croire collectivement que les violences sexuelles ne peuvent pas survenir partout, tout le temps, y compris dans nos cellules familiales. C'est un mécanisme de protection qui consiste à se persuader que ces faits ne peuvent pas être commis par nos propres pères, par quelqu'un de notre famille, par quelqu'un qu'on aime. C'est une sorte de diversion qui protège, au moins un temps, nos sentiments et nos émotions, mais qui nous empêche de nous confronter à la vérité. Tant qu'on ne verra pas la réalité en face, et qu'on ne nommera pas bien les choses, il sera difficile de lutter contre ces violences, de mettre en place des politiques pour les endiguer.

Au procès des viols de Mazan, certains accusés nient avoir eu l'intention de violer Gisèle Pelicot, bien qu'elle fût inconsciente et incapable d'exprimer son consentement au moment des faits. Comment analyser cette ligne de défense ?

Une partie d'entre eux estime que le mari de la victime leur avait donné l'autorisation et invoque une "délégation de consentement" qui n'existe pas. Derrière cet argument, on retrouve l'idée que le mari posséderait sa femme. Ça illustre aussi une forme de banalisation des violences intrafamiliales, alors même qu'elles représentent 45 interventions par heure des forces de l'ordre. C'est quelque part penser que le mari a un droit de vie ou de mort sur sa femme et ses enfants, ou que si la loi du patriarche n'est pas respectée, il a le droit de sévir.

Ce raisonnement a longtemps été inscrit dans le droit. Concernant le féminicide, jusqu'en 1975, une circonstance atténuante protégeait les bons pères de famille qui tuaient leur femme si elle était surprise avec un autre homme. Mais cela reste encore aujourd'hui dans les représentations. Je vois encore des traces de cette justification et de cette banalisation des violences intrafamiliales dans les rubriques fait divers des médias. C'est par exemple le cas quand on lit qu'un homme a frappé sa femme parce qu'il y avait des grumeaux dans la pâte à crêpes ou que la pizza n'était pas assez cuite à son goût. En justifiant des violences intrafamiliales par des arguments absurdes, on sous-entend que la victime s'est mal comportée et que le mari avait quelque part le droit de commettre ces actes. Alors que rien ne justifie jamais la violence physique.

Est-ce que le discours des "bons pères de famille" et la culpabilisation des victimes que vous mentionnez ne participent pas aussi à maintenir le silence autour de ces violences ?

Oui, cela peut effectivement expliquer le silence, mais aussi le sentiment de honte dont les victimes parlent souvent. Ces mécanismes participent à ce qu'elles se disent qu'elles ont commis une erreur, une faute, et qu'elles ont en quelque sorte mérité cette violence. C'est ce qu'on retrouve d'ailleurs beaucoup dans les affaires de violences sexuelles. On s'interroge sur ce que cette femme faisait à une heure tardive dans la rue, sur la tenue qu'elle portait, on se demande si elle avait bu ou non. 

"On traque toujours l'erreur, la faute qui aurait été commise par la victime pour que la violence s'abatte sur elle."

Rose Lamy

à franceinfo

C'est peut-être aussi pour cela que le procès des viols de Mazan cristallise autant l'opinion. Dans cette affaire, il est difficile de remettre en cause la parole de la victime. Sans porter de jugement de valeur, Gisèle Pelicot est une "bonne victime" au sens où les bons pères de famille l'entendent : elle a un certain âge, elle est insérée socialement et elle était inconsciente au moment des faits. La présence de nombreuses preuves matérielles [des milliers de photos et vidéos ont été retrouvées dans l'ordinateur de Dominique Pelicot] explique aussi qu'il est plus compliqué de s'attaquer à elle, de remettre en cause sa crédibilité. Cette culpabilisation de la victime flotte quand même au procès. Durant l'audience, le président s'est excusé de devoir lui demander si elle n'était pas complice de son mari

L'attitude de Gisèle Pelicot, qui a refusé que l'audience se tienne à huis clos et qui a dédié "son combat" à "toutes les personnes victimes de violences sexuelles", participe-t-elle à donner un tel retentissement au procès ?

Oui, car c'est une posture qui politise le sujet. La médiatisation des débats crée de la discussion au sein de la société. Son refus du huis clos est une belle réponse à l'idée que ce qui se passe dans la sphère familiale ne relèverait pas des mêmes crimes et délits que ceux commis en dehors du foyer ou qu'il ne faudrait pas en discuter. On dit souvent qu'on ne lave son linge sale qu'en famille. Or, l'intime est aussi politique.

Est-ce qu'il y a d'autres raisons qui, selon vous, permettent d'analyser pourquoi l'audience rencontre un tel écho ?

Il y a bien sûr le côté spectaculaire du nombre d'accusés qui donne à ce procès un caractère hors norme. Ça relève presque du réseau criminel, et pourtant ça se passe dans le milieu familial et c'est organisé par le mari. C'est forcément très choquant et ça interpelle.

Je pense qu'il y a aussi une synchronicité des événements. Ce procès survient plusieurs années après le début du mouvement MeToo, après tout le travail qui a été fait dans les manifestations, dans les livres, sur les réseaux sociaux.

"C'est quelque part le premier grand procès MeToo en France, car dans ces affaires, on est souvent confrontés à la prescription des faits, à des non-lieux, etc."

Rose Lamy

à franceinfo

Je trouve ça d'autant plus saisissant que notre premier procès MeToo soit celui de "monsieur Tout-le-monde". On a déjà connu des affaires qui concernaient un secteur particulier [dans le cinéma, la politique, l'armée, à l'hôpital] ou un type de comportement d'un homme puissant. Avec ce procès, on élargit le sujet à tous les hommes. C'est peut-être un tournant qui se joue.

Vous avez travaillé sur la médiatisation des affaires de violences envers les femmes, que vous abordez notamment dans votre livre Défaire le discours sexiste dans les médias. Quel regard portez-vous sur le traitement médiatique et les commentaires dans l'espace public autour de ce procès ?

J'ai l'impression qu'il y a un certain silence radio de la critique. Je vois peu d'hommes critiquer les féministes sur ce procès. Car, comme je le disais, il n'y a pas vraiment d'angle pour attaquer la parole de la victime. On peut s'en réjouir d'une certaine façon. Mais en même temps, on ne peut pas s'empêcher de penser à toutes les autres affaires où il n'y a pas de preuves vidéo, ou la victime n'est pas perçue comme aussi "exemplaire". Cela pose la question de ce que le système patriarcal exige comme garanties pour reconnaître l'existence d'un crime ou d'un délit sexiste et sexuel.

Ce procès peut-il faire évoluer la société sur ces questions ?

Je ne sais pas si cette audience amènera des réformes judiciaires ou des changements dans la politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Mais elle va en tout cas faire évoluer les représentations. J'en suis convaincue. Ce procès grave dans le marbre l'idée que ces violences sont du fait de "monsieur Tout-le-monde". Ça fait des années que le militantisme féministe porte cette idée. Mais peut-être dans des milieux restreints. Avec ce procès, il est certain que tout le monde l'entend désormais. On peut espérer que ce changement des représentations autour des violences sexuelles et sexistes permettra, qu'à terme, les plaintes soient mieux prises en compte et qu'on croie davantage les victimes.

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