Reportage Législatives 2024 : dans le Calvados, Elisabeth Borne tente de faire oublier "madame 49.3" pour conserver son siège de députée

L'ancienne Première ministre va essayer de s'imposer dans la sixième circonscription du département. Ses adversaires, eux, rêvent d'y décrocher une victoire hautement symbolique contre la politique d'Emmanuel Macron.
Article rédigé par Fabien Magnenou - envoyé spécial dans le Calvados
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Publié Mis à jour
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La députée sortante de la sixième circonscription du Calvados, Elisabeth Borne, distribue des tracts électoraux sur le marché de Thury-Harcourt, le 18 juin 2024. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Averse en cours dans une campagne éclair. Elisabeth Borne ouvre un grand parapluie noir avant de partir à la rencontre des électeurs, sur le marché de Thury-Harcourt (Calvados), mardi 18 juin. "Votre imper' apporte le soleil", lance-t-elle à une passante vêtue de jaune, devant l'étal du fromager. Mais la députée sortante ne passe pas longtemps entre les gouttes. "Pourquoi vous n'avez pas fait de 49.3 sur les profits de Total ?", ironise un administré, salarié dans l'événementiel. La discussion dérive sur les impôts et la privatisation des autoroutes. "Mais ça, ce n'est pas moi, quand même ! Personnellement, je trouve même que c'est une vaste connerie."

L'élue bat de nouveau la campagne dans la sixième circonscription du Calvados, plutôt rurale. Ce qui est loin d'être une sinécure, après la déculottée subie par le camp présidentiel aux européennes. L'ancienne Première ministre, en tout cas, a bien l'intention de défendre son bilan à Matignon, où elle a gouverné le pays pendant un peu plus d'un an et demi. "J'ai essayé de faire au mieux. Tout n'est pas simple", lance-t-elle à son interlocuteur. A la fin de ce dialogue de sourds, il lui reconnaîtra tout de même "du courage", alors que les exposants font grise mine à cause des nuages.

"J'entends beaucoup de bêtises"

L'enjeu symbolique de cette candidature n'a pas échappé aux opposants locaux, qui entendent livrer bataille contre "madame 49.3". Elisabeth Borne, championne en la matière, a recouru 23 fois à cet article pendant son passage à Matignon, notamment pour faire adopter la très controversée réforme des retraites. Et la méthode a laissé des traces.

La candidate peine à se débarrasser de cet enquiquinant bout de scotch, même en plein cœur de la Suisse normande. "J'entends beaucoup de bêtises", répond-elle à franceinfo, comme pour dénoncer une injustice. "On a adopté 69 textes pendant que j'étais Première ministre et ceux qui ont été adoptés en 49.3 sont uniquement des textes financiers." Ce qui fait "63 textes sur lesquels je suis allée construire des majorités avec des gens qui ne pensent pas comme nous, et dont on a pris en compte les avis."

"Ce n'est pas facile, la majorité relative. D'ailleurs, elle fait manifestement peur à tout le monde, puisque monsieur Bardella a dit qu'il n'ira pas à Matignon s'il n'a pas de majorité absolue."

Elisabeth Borne, ancienne Première ministre et candidate aux législatives dans le Calvados

à franceinfo

Certains encouragent la candidate, d'autres en profitent pour dresser son bilan. Le poissonnier, qui travaille à la ligne, explique qu'il va bientôt "lâcher le métier" car "les chaluts, de la sale pêche, ont raclé les fonds marins de la Manche, grâce à l'argent des subventions". Elisabeth Borne lui oppose que ces aides sont liées à des engagements de durabilité. "Mais je vais regarder ça, parce que ça m'étonne", ajoute-t-elle. La mère d'un collégien dyslexique l'interpelle également sur la mise en place des groupes de niveau. "Et ça, ça vous inquiète ? Mais quand les niveaux sont trop différents, il est difficile pour les professeurs de s'adresser à tous", justifie l'ancienne Première ministre.

Cette habitante craint que son fils ne soit stigmatisé. D'ailleurs, elle se sent elle-même reléguée. Femme de routier, elle touche une pension d'invalidité de 365 euros. Quelques minutes plus tôt, elle terminait un expresso dans un café où l'on discutait du nez fendu de Kylian Mbappé et du prochain carton rouge à Emmanuel Macron. "En fait, il faudrait un peu de chaque candidat", résume-t-elle. "Mais quand même avec du RN", reprend à la volée un autre client. "On a déjà tout eu pendant toutes ces années, alors pourquoi ne pas essayer ?", enchaîne Joseph, un septuagénaire à la dense chevelure, surnommé "Jeff Tuche" par la patronne. Par habitude, il parle encore du "FN". Mais quand il se trompe, il corrige aussitôt.

Au fond du bistrot, Sébastien, conducteur de transports en commun, dénonce plutôt "la perte des contacts humains" et l'assèchement social des territoires. "Il n'y a même plus de bureau à la préfecture. Je dois renouveler mon permis tous les cinq ans, mais tout est dématérialisé et, l'autre fois, à cause d'une erreur, je me suis retrouvé quinze jours sans solde."

Une notoriété qui semble intacte

Le 30 juin, Sébastien souhaite donc relancer les dés en votant Rassemblement national : "Mélenchon, lui, a tendance à partir trop en vrille." Quant à Elisabeth Borne ? "Je n'ai pas envie de parler avec ces gens-là, c'est comme avec des commerciaux. Et puis, je n'ai pas fait beaucoup d'études donc je ne vais peut-être pas utiliser les bons mots, et peut-être m'emporter un peu." Aucun des électeurs interrogés n'est toutefois capable de citer le nom du candidat RN.

La permanence parlementaire d'Elisabeth Borne, le 17 juin 2024 à Vire (Calvados). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

"Je suis un Normand de cœur", promet pourtant au téléphone Nicolas Calbrix, un ancien de Debout la France. "C'est un magnifique combat, extrêmement symbolique après tous ces recours au 49.3", poursuit celui qui a été investi en lieu et place de l'historique Jean-Philippe Roy, candidat lors des deux dernières législatives. "Au-delà de l'échec économique, social et migratoire, Elisabeth Borne incarne la brutalité de la macronie et de ses méthodes de gouvernement." Le candidat du RN s'est finalement rendu dans la circonscription mercredi, pour un débat télévisé sur France 3.

Nicolas Calbrix n'a donc pas encore recherché de local pour une future permanence parlementaire. "Ne vendons pas la peau de l'ours avant de l'avoir tué", sourit-il, évoquant une "terre de conquête". Le scrutin est encore très indécis. Lors des européennes, le RN a rassemblé 34,1% des voix à Vire-Normandie, devant Renaissance (19,9%), le PS (12,7%), LR (7,6%) et LFI (5,6%).

Lors des législatives 2022, Elisabeth Borne s'était imposée de justesse face à Noé Gauchard (52,47% des voix contre 47,53%). La sauce va-t-elle encore prendre entre elle et Vire ? La notoriété de l'ancienne Première ministre, en tout cas, semble intacte dans les rues de la sous-préfecture. La veille, sur la place de l'hôtel de ville, encore pavoisée aux couleurs des Alliés pour l'anniversaire du Débarquement, elle a sacrifié tout sourire au selfie réclamé par deux jeunes habitants, un peu hallucinés de tomber nez-à-nez avec la députée sortante. Mais elle n'a pas souhaité commenter le transfert d'Aurélien Rousseau, son ancien collaborateur et ministre, sous les couleurs du Nouveau Front populaire.

Ce matin-là, sur le marché de Thury-Harcourt, Elisabeth Borne doit encore composer avec la montée en régime de l'alliance de gauche, incarnée par son jeune rival Noé Gauchard. "Vous le saluerez de ma part !", répond-t-elle à une militante venue l'apostropher. L'entourage de l'ancienne locataire de Matignon soupire : "Il est candidat, qu'il vienne lui-même plutôt que d'envoyer ses militants devant les caméras." Au prix d'un bel effort collectif, les deux groupes parviennent à se croiser sans même échanger un regard.

"On ne parle pas beaucoup de tout ça"

"Elle m'ignore parce que j'étais assez taquin en 2022. Il faut vraiment que j'aille la chercher pour qu'elle me dise bonjour", assure pour sa part le collaborateur parlementaire de 24 ans, ancien militant écologiste. Noé Gauchard veut croire au travail entamé lors des dernières législatives. Il ne fait guère mystère de ses ambitions. "Mon principal adversaire, si on rejoue le match d'il y a deux ans, c'est Elisabeth Borne et son 49.3, explique-t-il. C'est une technicienne qui aimait Matignon. Elle a besoin d'un mandat local pour continuer la politique nationale."

"Lors des européennes, les sujets nationaux l'ont emporté, mais je ne pense pas que ça soit la même chose lors des législatives", poursuit Noé Gauchard, après une réunion d'organisation de trois heures avec les militants. "Elisabeth Borne fait son meilleur score dans le centre-ville de Vire, où la sociologie n'est pas la même que dans le reste de la circonscription. Ici, les gens parlent du pouvoir d'achat, du prix du carburant... Je leur parle aussi de la retraite à 60 ans, du social."

Noé Gauchard (en blanc) lors d'une réunion d'organisation des militants Nouveau Front populaire, le 17 juin 2024 à Vire (Calvados). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Un peu plus tôt, Noé Gauchard s'était rendu à la sortie d'une usine. L'un des salariés a jeté un coup d'œil distrait au tract. Comme étranger aux événements en cours, il a paru presque désolé de n'avoir aucun avis sur l'offre politique. "Aux européennes, il y avait beaucoup de candidats et je ne savais pas pour qui voter. Même avec les collègues, là, on ne parle pas beaucoup de tout ça." Se déplacera-t-il aux urnes le 30 juin, pour le 1er tour de ces législatives anticipées ? Rien n'est moins sûr.

"Nous, on ne promet pas la Lune"

Elisabeth Borne, elle aussi, veut convaincre les indécis et les abstentionnistes. Avec un mot d'ordre : "éviter le chaos" budgétaire et politique qu'elle associe aux programmes concurrents. Et un credo : "Nous, on ne promet pas la Lune." Changement de décor dans l'après-midi, pour une séance de porte-à-porte à Grentheville, en périphérie de Caen. Au milieu d'un lotissement fleuri, les rues sont si calmes que certains habitants laissent leur portail ouvert, ce qui étonne beaucoup la candidate.

"Bon, bah on va réfléchir à tout ça", répond un homme à travers une palissade, au cours d'un échange courtois. "Il y a tellement de conneries qui ont été faites, des promesses pas tenues", accuse son épouse, qui regrette que "rien" ne soit fait "pour les jeunes". "Mais pourquoi vous dites ça ?", s'étonne Elisabeth Borne, qui défend son bilan, encore et toujours (le développement de l'apprentissage et celui du monitorat "pour accompagner les jeunes dans leur orientation").

Elisabeth Borne lors d'un porte-à-porte dans un quartier de Grentheville (Calvados), le 18 juin 2024. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

"Vous ne venez jamais nous voir et, là, on vous voit", lui répond plus loin une autre femme, faussement blasée. "On discutait justement de politique et d'Emmanuel Macron, et on se disait qu'on ne comprenait pas la dissolution. Avec le pouvoir qu'il a, il aurait pu attendre septembre au moins." "Il y avait le risque d'une motion de censure", fait valoir l'ancienne Première ministre, sans paraître elle-même tout à fait convaincue. "Et puis, avec la retraite à 64 ans, vous exagérez quand même...", reprend l'habitante. Son voisin est plus nuancé sur la question. Et puis, le vote "Bordello", comme il surnomme Jordan Bardella, l'inquiète beaucoup.

Franck, un agent de sécurité, patiente à l'arrêt de car, avec femme et enfants. "Madame 49.3, c'est tout en force, dénonce-t-il. Avant, j'étais avec François Hollande et de gauche. Et puis, j'ai arrêté. C'était trop patronal, les ouvriers ont été balayés. Mais d'un autre côté, quand LFI parle de 1 600 euros de smic, comment les entreprises feront pour ne pas fermer ?" Encore une fois, il votera RN par "adhésion" pour les propositions sur le pouvoir d'achat et l'immigration. "Ce n'est pas un vote raciste, précise-t-il aussitôt. Quand c'était le père Le Pen, ah ça oui, d'accord ! C'était un fou son père." La dédiabolisation, semble-t-il, a porté ses fruits.

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