Témoignages Groupes de niveau au collège : comment enseignants, parents et élèves appréhendent la réforme

Article rédigé par Lucie Beaugé
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Des élèves dans leur salle de classe, dans un collège de Marly (Nord), le 5 décembre 2023. (PIERRE ROUANET / LA VOIX DU NORD / MAXPPP)
A partir de la rentrée 2024, les élèves de 6e et de 5e seront répartis en trois groupes pour les mathématiques et le français. Franceinfo a interrogé des professeurs, des parents et des jeunes concernés sur cette nouveauté.

"Je n'en parle pas à mes élèves, car cela va être douloureux pour eux. Je nie ce moment dans ma tête", témoigne avec amertume Elie, professeur de mathématiques au collège Amiral Lejeune à Amiens (Somme). Promesse de Gabriel Attal lorsqu'il était ministre de l'Education nationale, dans le cadre de la réforme du "choc des savoirs", les groupes de niveau n'en finissent pas de diviser l'école. Ils seront pourtant effectifs dès la rentrée 2024 pour les élèves de 6e et de 5e, en mathématiques et en français, avant un élargissement aux 4e et 3e en septembre 2025.

Pour chaque gros chapitre, seront constitués un groupe de collégiens à l'aise, un groupe d'élèves moyens et un groupe pour les plus en difficulté. Si l'objectif affiché est de rehausser le niveau général, l'initiative suscite la colère des syndicats enseignants, en grève pour cette raison et celle d'une revalorisation de salaire, mardi 2 avril. Ils pointent un risque de "tri" des élèves et la stigmatisation de ceux qui sont le plus en difficulté, ainsi qu'un manque de moyens pour les mettre en place.

Franceinfo a pu constater cette désapprobation dans le cadre d'un appel à témoignages : sur près de 600 réponses, les retours négatifs ont été nettement majoritaires. Seuls quelques professeurs et parents disent voir d'un bon œil cette réorganisation. 

Stigmatiser les élèves ou pallier les lacunes

"Ce n'est pas l'idée que j'ai de l'école publique", juge Adèle, professeure de français au collège Jean-Pierre-Timbaud à Bobigny (Seine-Saint-Denis). Selon elle, les groupes de niveau peuvent être "dévalorisants" et n'aideront pas à faire progresser les élèves en difficulté. "Les études prouvent que ça ne sert que les bons", rapporte l'enseignante. Les chercheurs s'accordent en effet à dire que l'homogénéité en classe n'a pas d'effets positifs pour les élèves en difficulté. A fortiori, ils aident surtout les élèves les plus débrouillards à élever leur niveau. Certaines études soulignent toutefois que si les groupes ne sont pas figés, il peut y avoir des résultats, ce que prévoit la réforme

"On leur apprend quoi de l’entraide et du travail de groupe, de la vie en société ?"

Adèle, professeure de français à Bobigny

à franceinfo

Dans son établissement isérois, Magali est une voix discordante en salle des profs. "Les élèves en difficulté sont d'ores et déjà stigmatisés et vont d'échec en échec d'un cours à l'autre", observe cette enseignante de français. Pour elle, il vaut mieux essayer une nouvelle approche que ne rien faire : "Laissons sa chance à la mesure et sortons des dogmes du collège des chercheurs en sciences de l'éducation." C'est aussi l'avis d'Olivier, parent de Gaspard, élève de 6e dans un collège de Seine-et-Marne. Son fils a des lacunes en orthographe et pourrait être dans le groupe "des moyens". "Je pense que ça peut l’aider, car il passera plus de temps sur ses difficultés", espère Olivier. Gaspard n'avait pas connaissance, avant que son père ne lui explique, de ces changements à la rentrée prochaine. Il admet qu'il pourra être aidé, mais craint une ambiance "pas sérieuse" s'il se retrouve dans un groupe moyen ou plus faible.

Si Nicole Belloubet, ministre de l'Education nationale, a encore assuré mardi sur France Inter "refuser le tri social des élèves", des parents font part de leur inquiétude. "Mon fils est déjà assez différent comme ça pour qu’on lui en rajoute une couche. Il sait déjà qu’il a du retard et il travaille dur pour ça", déplore Caroline. Scolarisé à Agen (Lot-et-Garonne), Julien, considéré comme un élève ayant des "besoins particuliers", "est actuellement dans une classe de bon niveau qui le stimule énormément" et "n'a jamais fait autant de progrès que cette année en français". Sa mère craint "qu'il se fasse bouffer" dans un groupe d'élèves en difficulté. "Ça me stresse beaucoup qu'on se moque de moi. Je pense également que le cours va avancer trop lentement", rapporte Julien, qui ajoute que ses camarades sont "gentils" cette année.

Amélie*, qui vit à Carcassonne (Aude), a connu les groupes de niveau dans les années 1980, quand son collège, situé dans la Manche, expérimentait cette organisation. Elle avait été placée dans le groupe 1 en français, mathématiques et anglais. "Il y avait essentiellement des enfants de classe sociale supérieure, je ne me sentais pas forcément à ma place", se rappelle celle dont le père était ouvrier et la mère sans emploi. "Je n'étais pas habillée comme les élèves du groupe 1, mais plutôt comme ceux du groupe 3." Son fils, multidyslexique, connaîtra lui aussi, en principe, les groupes de niveau lorsqu'il entrera en 3e. "Il me dit que cela ne lui changera pas grand-chose, car il a déjà l'impression d'être dans une 'classe-poubelle'", où sont concentrés beaucoup d'élèves en difficulté et en situation de handicap, fait savoir Amélie.

Casse-tête organisationnel unanime

Des professeurs se questionnent aussi sur les conditions de mise en œuvre des groupes de niveau. Il s'agira d'une part de choisir parmi les élèves. Elie redoute la subjectivité de ces regroupements : "Le tri va être propre à chaque professeur, on n'aura pas tous les mêmes critères pour estimer les besoins", estime le professeur de mathématiques. La formulation publiée au Journal officiel, le 17 mars, ne reprend d'ailleurs plus les termes de "groupes de niveau", mais de groupes "constitués en fonction des besoins des élèves".

Nicole Belloubet a toutefois rappelé sur France Inter que ces groupes seraient constitués sur "la base des évaluations nationales [effectuées] en début d'année", mais aussi en prenant compte des "observations des professeurs faites lors des trois ou quatre semaines en classe entière". Bien que favorable à cette réforme, Magali anticipe les freins. "Il va falloir échanger régulièrement et formellement sur les progrès et difficultés des élèves. Cela ne pourra pas se faire à la machine à café ou au réfectoire", souligne celle qui plaide pour des temps de concertation aménagés. 

Mais le casse-tête pourrait aussi venir de l'emploi du temps. Parce que les groupes sont amenés à évoluer en fonction des progrès de chacun, ils devront impérativement être organisés sur les mêmes créneaux horaires. En plus d'enseignants en mathématiques et en français disponibles au même moment, il faudra aussi des locaux pour accueillir tout le monde, le nombre de groupes pouvant être supérieur au nombre de classes. "Nos salles sont déjà prises tout le temps, y compris les salles informatiques. Je ne vois pas comment on peut forcer ces alignements", souligne Adèle. 

"Pour que les changements de groupes soient possibles, on devra avancer aussi vite avec les élèves faibles qu'avec les élèves forts. Or on sait déjà que les premiers nous demanderont plus de choses."

Elie, professeur de mathématiques à Amiens

à franceinfo

Benoît, professeur de physique-chimie à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), n'est pas directement concerné par la réforme. Cependant, il assure en constater déjà les effets sur l'enseignement de sa discipline. "Au sein de mon établissement, on se retrouve avec des suppressions d'heures en demi-groupes, notamment en sciences" pour permettre la mise en place des groupes de niveau. Ces effectifs réduits lui permettaient, jusqu'alors, "de faire des expériences et des manipulations, tout ce qu’on ne peut pas faire en classe entière" par manque de matériel. 

Le sens du métier derrière la réforme

Depuis l'annonce de cette réforme, les professeurs réfractaires tentent de faire bloc. "J'ai mené avec de nombreux enseignants une grève reconductible la semaine dernière. J'agis en tractant, en participant à des assemblées, en informant les parents...", liste Benoît. Pour lui, "l'espoir qu'elle soit abrogée est faible", mais il agit "davantage pour [sa] conscience et pour réussir à dormir le soir".

Derrière les évolutions de pédagogie que recouvrent les groupes de niveau, plusieurs enseignants interrogés par franceinfo perçoivent un changement de métier. Avec les groupes d'élèves en difficulté, Elie a le sentiment qu'il sera plus "mécanicien" que professeur, "d'être là uniquement pour les réparer". "Les enseignants de français et de mathématiques n'auront plus de groupe-classe. On nous dit qu'il sera quand même possible d'être prof principal en 6e et 5e, mais quel intérêt si l'on ne connait pas 80% des élèves ?", questionne-t-il. Quant aux relations avec les parents, il craint des conflits récurrents. "Certains vont forcément mal prendre le placement de leur enfant dans le dernier groupe" et demander des comptes, prédit-il. Pour Amélie, les conséquences sont vite vues : "Personne ne sortira gagnant de tout ça, si ce n'est la ségrégation sociale."

(*) Le prénom a été modifié.

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