"Guerre civile", "décivilisation", "immigrationniste", "droits-de-l'hommiste" : ces quatre fois où Emmanuel Macron a repris le discours de l'extrême droite

Après avoir utilisé ces dernières années les mots "immigrationniste" ou encore "décivilisation", le président de la République a estimé lundi que les programmes des "deux extrêmes" pour ces élections législatives menaient "à la guerre civile". Retour et analyse sur toutes les fois où Emmanuel Macron a piqué les termes de l'extrême droite.
Article rédigé par franceinfo - Simon Cardona
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Marine Le Pen et Emmanuel Macron au palais de l'Élysée, le 21 juin 2022, deux jours après les dernières élections législatives. (LUDOVIC MARIN / POOL / MAXPPP)

"Guerre civile", "immigrationniste", "décivilisation" ou encore "droit-de-l'hommisme"… Tous ces termes ont un point commun : Emmanuel Macron les a prononcés alors qu'ils sont plus couramment (voire uniquement) utilisés par divers mouvements politiques d'extrême droite. Au lendemain du second tour des élections présidentielles de 2017 et de 2022, le président de la République avait promis de s'ériger en rempart contre la montée de l'extrême droite dans le pays. Il s'est pourtant surpris à en reprendre les mots, voire les manières de penser le monde. Pour les chercheurs interrogés, cette stratégie "habitue à penser" comme l'extrême droite.

"Guerre civile" (juin 2024)

Éric Zemmour dit avoir écouté Emmanuel Macron avec "un sourire ironique", quand le président de la République a parlé de "guerre civile" lors d'un podcast, lundi 24 juin. "Moi, j'utilise ce mot depuis très longtemps", s'est vanté le président de Reconquête sur le plateau de franceinfo, déroulant ensuite sa théorie à propos de deux peuples, "les Français et le peuple islamo-gauchiste porté par Jean-Luc Mélenchon", qui s'opposent en France.

Le président de la République ne développe pas du tout la même théorie, mais il emploie le même terme : l'extrême droite "renvoie les gens ou à une religion ou à une origine", "divise" et "pousse à la guerre civile", a dit Emmanuel Macron dans le podcast pour "Génération Do It Yourself". Il a ensuite critiqué la France insoumise (LFI) qui propose "une forme de communautarisme", "c'est aussi la guerre civile derrière".

Reprendre les mêmes mots, c'est bien entendu "fait exprès et c'est fait pour faire peur", souligne Cécile Alduy, professeure à Stanford Université et chercheuse associée au Cevipof de Sciences-Po à Paris. "Faire peur, en fait, c'est la stratégie fondamentale du discours d'extrême droite. Quand vous lisez Éric Zemmour, quand vous lisez Jean-Marie Le Pen, ils présentent un tableau apocalyptique de la France d'aujourd'hui et de demain, si on ne se rallie pas à leur vision du monde", rappelle cette spécialiste de l'extrême droite. Donc même si Emmanuel Macron n'évoque pas la même guerre civile que celle du président de Reconquête, "la stratégie de la peur, déjà, c'est une caractéristique de la rhétorique d'extrême droite".

Autre image provoquée par ces termes, laisser penser que la France "est divisée et qu'on ne peut pas vivre ensemble". La rhétorique est dangereuse, selon Cécile Alduy, puisque ça habitue les Français à "avoir des ennemis plutôt que d'avoir un discours non seulement d'union, mais aussi de démocratie où on a le droit de ne pas être d'accord sans que ce soit la guerre civile".

"Immigrationniste" (juin 2024)

Six jours avant de parler de "guerre civile", le président de la République avait déjà attaqué le programme politique du Nouveau Front populaire dont fait partie LFI, lors d'un déplacement sur l'île de Sein (Finistère), mardi 18 juin.

"Ce n'est pas un programme social-démocrate (...), c'est un programme totalement immigrationniste"

Emmanuel Macron

"Pour le coup, c'est un terme qui n'est utilisé que par la mouvance nationaliste", note Jean-Yves Camus, codirecteur de l'Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès. "C'est un néologisme créé par la droite extrême ou par la droite radicale, et que le président reprend", s'étonne ce spécialiste de l'extrême droite qui avoue que les bras lui en sont tombés quand il a entendu ce mot sortir de la bouche du président de la République.

Nos confrères de Libération rappellent que ce mot est né dans les années 2000, dans les milieux d'extrême droite, avant de lentement infuser au sein de la classe politique française. Pour finalement être utilisé par le président de la République, en campagne pour son parti lors des élections législatives.

Décivilisation (mai 2023)

Un an plus tôt, un autre terme employé par Emmanuel Macron a suscité de nombreuses réactions et a fait couler beaucoup d'encre : en Conseil des ministres, mercredi 24 mai 2023, le chef de l'État appelle le gouvernement à "travailler en profondeur pour contrer ce processus de décivilisation". Contacté, l'Élysée dément très vite tout emprunt à l'écrivain, militant d'extrême droite et théoricien du "grand remplacement" Renaud Camus, auteur du livre Décivilisation paru en 2011.

"Décivilisation, c'est vraiment une manière de penser le monde", analyse Cécile Alduy. Les explications de l'Élysée, contacté ce jour-là par franceinfo, confirme cette analyse : "Le président ne reprend pas un concept. C'est une réalité". Impossible donc d'imaginer une maladresse de la part du chef de l'État ou un synonyme mal choisi. "Ce n'est pas 'chaussure' plutôt que 'soulier'", compare la spécialiste du discours politique et de l'extrême droite. "C'est vraiment une vision du monde, des civilisations. Ça veut dire qu'il y a une civilisation occidentale qui est assaillie par une autre civilisation, sous-entendue musulmane ou orientale. C'est le clash des civilisations derrière. C'est extrêmement orienté idéologiquement."

"Droits-de-l’hommiste" (octobre 2019)

En octobre 2019, à la surprise générale, l'hebdomadaire d'extrême-droite Valeurs actuelle publie un long entretien avec Emmanuel Macron. À propos de l'immigration, le chef de l'État critique les associations qui viennent en soutien aux réfugiés et aux migrants :

"Pendant la campagne, je les avais face à moi, ces droits-de-l’hommistes la main sur le cœur, qui me disaient que ce n’était pas normal que les demandeurs fassent la queue à 4h du matin devant la préfecture…"

Emmanuel Macron

à Valeurs Actuelles

"Ça, c'est vraiment le vocabulaire de l'extrême droite des années 90", note Cécile Alduy. Celle qui se consacre depuis 2011 à l’analyse du discours politique précise que c'est "Bruno Mégret qui avait fait des fiches à destination des militants du Front national, pour changer le vocabulaire utilisé". En 1990, l'un des cadres du Front national demande aux adhérents du parti d'extrême droite de ne plus dire "droits de l'homme", mais "droits-de-l'hommisme", "pour pouvoir dénigrer les droits de l'homme et le présenter (ce terme) comme une idéologie parmi d'autres plutôt que la défense de droits universels."

La notion des droits de l'homme, socle de la Constitution française, devient ainsi une théorie politique comme une autre. Ce changement de langage avait d'ailleurs été remarqué à l'époque par les journalistes politiques, comme l'illustre cet article publié en mai 1990 dans Le Monde.

Est-ce efficace ?

Pas du tout, selon les spécialistes de l'extrême droite. "Vous croyez vraiment qu'un électeur du RN (Rassemblement national) va changer son vote pour Renaissance parce que le président de la République a utilisé une fois le terme 'immigrationniste' ? C'est une blague", lance Jean-Yves Camus, codirecteur de l'Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès. Surtout quand on sait que le RN fait partie de ces partis politiques à la base électorale très solide. "Ce sont ceux qui cristallisent leur vote le plus tôt, qui ont la certitude de leur choix le plus tôt, qui ont le taux le plus élevé d'adhésion aux principaux items du programme… C'est illusoire de penser que vous allez en décrocher, uniquement en leur lançant comme ça, une espèce de signal très faible."

"Si vous dites 'immigrationniste', il faut que votre programme suive, c'est-à-dire que vous preniez le programme de Jordan Bardella."

Jean-Yves Camus

à franceinfo

En fait, Cécile Alduy et Jean-Yves Camus ne comprennent pas vraiment pourquoi Emmanuel Macron pique à l'extrême droite des termes ou des débuts de théories. Surtout en tant que président de la République, dont la fonction est souvent présentée comme le fait d'être au-dessus des saillies politiques entre partis. "On pourrait le placer dans la continuité de son attitude commerciale vis-à-vis du champ politique où il s'agit de s'arroger des parts de marché et donc d'aller, avec un discours un peu publicitaire, parler la langue des adversaires, leur emprunter des choses", avance Cécile Alduy.

Jean-Yves Camus abonde : "Ce sont les effets désastreux de ce qu'on appelle les éléments de langage, qu'il utilise et tombent à plat."

Un autre président a pratiquement utilisé la même méthode

"Nicolas Sarkozy avait emprunté des items de l'extrême droite dans sa campagne de 2007", se rappelle Cécile Alduy, qui avait étudié les discours du chef de file de l'UMP quand elle était étudiante. "Certains fragments étaient des copier/coller de discours de Jean-Marie Le Pen, notamment sur l'immigration et l'identité nationale."

Sauf qu'en 2007, "ce ne sont pas des mots connotés que Nicolas Sarkozy utilisait. Il n'a jamais dit 'immigrationniste', souligne la professeure à Stanford Université. Il utilisait les thèmes de l'extrême droite. À la limite leur argumentaire, à la limite la stigmatisation. C'est vraiment différent du fait d'adopter le langage de l'extrême, parce que ce langage, en fait, cadre la réflexion et cadre les représentations."

Réutiliser les termes de l'extrême droite est donc une action politique sans précédent dans l'histoire de la présidence de la Ve République. Et cette rhétorique peut être lourde de conséquences. Utiliser des termes comme "droits-de-l’hommisme" ou le néologisme "immigrationniste", c'est "un filtre, une manière de voir les choses", "ça habitue à penser" comme l'extrême droite et donc ça "valide le fait de voter pour l'extrême droite", affirme Cécile Alduy. C'est pire que banaliser les propos de l'extrême droite, selon la chercheure associée au Cevipof, cela revient à "enlever l'opprobre sur ce vocabulaire. Ça devient des mots usuels".

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