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De la Géorgie aux européennes, comment Raphaël Glucksmann, tête de liste soutenue par le PS, s'est lancé pour de bon en politique

L'essayiste prend la tête de la liste d'alliance PS-Place publique alliée à quelques petits partis, comme Nouvelle Donne. Mais d'où vient ce novice en politique ?

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Raphaël Glucksmann (D) et le premier secrétaire du PS Olivier Faure défilent à la "Marche du siècle" pour le climat, le 16 mars 2019, à Paris. (THOMAS SAMSON / AFP)

Ségolène Royal et Julien Dray s'étaient proposés, en vain. C'est finalement Raphaël Glucksmann qui conduira aux européennes la liste PS, alliée au mouvement Place publique qu'il a cofondé. Réussira-t-il à la faire décoller au-delà des 6% dont elle est créditée ? Quelques grognards du PS ont exprimé leur scepticisme, tant l'image de 'bobo parisien" colle au fils du philosophe André Glucksmann. "Au Mans, on ne sait pas qui c'est", a vertement réagi dans L'Obs le maire de la ville et ancien ministre de l'Agriculture Stéphane Le Foll, en apprenant la nouvelle.

Le cofondateur de Place publique a pourtant proclamé vendredi 15 mars, sur France Inter, sa volonté de créer une "dynamique de rassemblement" autour d'une "offre écologique et sociale". Pour l'instant, la liste agrège surtout le PS en navire amiral et, en guise de poissons pilotes, Place publique et de toutes petites formations comme Nouvelle Donne, de l'ex-socialiste Pierre Larrouturou. Faut-il voir de l'inconscience ou de la prétention dans le pari de Raphaël Glucksmann, qui décide, à 39 ans, de se lancer dans le grand bain de la politique, sans jamais avoir été élu nulle part ? Reconstitution d'un itinéraire.

"Né du bon côté de la barrière sociale"

Les fées se sont penchées sur son berceau. Raphaël Glucksmann l'avoue lui-même, dans son dernier livre, Les Enfants du vide (Allary, 2018). "Je suis né du bon côté de la barrière sociale et culturelle et je fais partie de celles et ceux qui sont armés pour profiter du cours des choses."

Maoïste repenti et auteur, en 1975, d'un essai retentissant sur les goulags soviétiques (La Cuisinière et le Mangeur d'hommes, Seuil), André Glucksmann (1937-2015) plaide inlassablement la cause des opposants aux régimes communistes. Enfant, Raphaël voit donc défiler à domicile toute l'intelligentsia parisienne, mais aussi des réfugiés afghans, des exilés tchétchènes ou des dissidents russes, discutant politique jusqu'au bout de la nuit. "C'était l'ambassade des gens sans ambassade", sourit-il aujourd'hui.

Venu de la gauche, "Glucks" – le surnom d'André – se rapproche progressivement des néoconservateurs américains et soutient l'invasion de l'Irak décidée, en 2003, par le président américain George W. Bush. Les premiers engagements de son fils, après des études à Sciences Po, s'inscrivent dans ce sillage. Comme son père, Raphaël Glucksmann va publier des articles dans la revue Le Meilleur des mondes (2006-2008), qui entend dénoncer l'"antiaméricanisme" suscité par la guerre en Irak.

Engagé avec Alternative libérale en 2007

Dans le même élan, Raphaël Glucksmann devient un candidat éphémère pour un parti confidentiel et ultralibéral, Alternative libérale, aux législatives de 2007. Comme l'explique Libération, il "a été présenté pendant plus de deux mois, jusqu’à début mars 2007, comme candidat dans une circonscription parisienne", mais "s’est retiré avant le dépôt officiel des candidatures". Interrogé, l'ancien président du mouvement, Edouard Fillias, garde un excellent souvenir du "charisme de Raphaël", de son "exceptionnelle aisance sociale et intellectuelle, due probablement à son milieu", et de leurs idées communes.

Raphaël et moi, on se rejoignait sur un constat : le meilleur ami du président français Jacques Chirac, c'était le président russe Vladimir Poutine. Il fallait rompre avec ça et avec les pratiques de la Françafrique.

Edouard Fillias, ancien président d'Alternative libérale

à franceinfo

Dans une vidéo datant de 2006 exhumée par Libération, Raphaël Glucksmann justifie d'ailleurs cet engagement par la volonté de changer la "politique étrangère de la France", jugée trop favorable à la Russie de Poutine et aux "dictateurs" arabes ou africains.

Conseiller "romantique" du président géorgien

A dire vrai, il préfère l'air du large. A moins de 30 ans, le jeune homme a déjà beaucoup voyagé. A Alger, où il a fait, encore étudiant, un stage de sept mois à la rédaction du quotidien Le Soir d'Algérie. Au Rwanda, où il a coréalisé, en 2004, un documentaire sur le génocide des Tutsis (Tuez les tous !). En Ukraine, où il a filmé la "révolution orange" fin 2004. En 2006, il part en Géorgie conseiller le président Mikhaïl Saakachvili (2004-2013), qu'il a rencontré à Kiev. Dans un choc frontal avec Vladimir Poutine, le chef d'Etat tente de faire entrer son pays dans l'Otan et l'Union européenne.

Quel est le rôle de Raphaël Glucksmann ? Donner en Europe une bonne image de la Géorgie, selon Le Monde. "J'étais chargé de coordonner les réformes et la politique qui permettait l'accord d'association de la Géorgie avec l'Union européenne", nuance l'ancien conseiller, qui dit avoir appris à ce moment-là à connaître en profondeur "la technocratie européenne" et les arcanes de l'Union. Est-il tout à fait à la hauteur de sa tâche ? "C'est un romantique", lâche, dans le même article du Monde, un autre Français ami de l'ex-président géorgien, Thomas Eymond-Laritaz, sous forme de critique feutrée. Raphaël Glucksmann noue d'ailleurs dans le pays des liens sentimentaux, en épousant en 2009 la vice-ministre géorgienne de l'Intérieur Eka Zguladze, avec qui il aura son premier enfant. Toujours sur le front anti-Poutine, il s'enflamme, fin 2013 et début 2014, pour les manifestations pro-européennes de la place Maïdan, en Ukraine, qui déboucheront sur la révolution de février et la destitution du président Viktor Ianoukovitch.

Dilettante porté par "les décisions de l'instant"

La fin de la présidence Saakachvili signe le retour de Raphaël Glucksmann en France, où il navigue avec un certain flou entre communication (il est cogérant d'une agence de pub, Noé Conseil, qui a pour cliente la Géorgie et avec laquelle, assure-t-il, il "n'a jamais gagné d'argent"), écriture et journalisme. Sa seule expérience en entreprise se traduit par un échec. En août 2018, au bout de huit mois, il est congédié du Nouveau Magazine littéraire, la revue de débats de la "gauche hors les murs", dont il dirigeait la rédaction. A cause de son "antimacronisme", affirme-t-il au Figaro. Faute de résultats, répond l'actionnaire Claude Perdriel. "Malgré 760 000 euros de dépenses marketing, le magazine n'avait réussi à recruter que 6 144 nouveaux abonnés", rapporte ainsi le quotidien.

Un dilettantisme souligné dans ce portrait du Monde : "Quand on demande à Raphaël Glucksmann quel est, au juste, son métier, il répond en souriant : 'C'est la pire question pour moi, j'ai toujours été porté par les décisions de l'instant'." Son temps libre lui offre néanmoins le loisir de la réflexion. En 2015, il accouche ainsi de son premier livre personnel, Génération gueule de bois : manuel de lutte contre les réacs, qui appelle les jeunes au sursaut citoyen après l'attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo. Plus optimiste, il enchaîne l'année suivante par Notre France, "une histoire de France revisitée, s'enthousiasme son éditeur et ami, Guillaume Allary, montrant que notre identité est bien plus ouverte qu'on ne le dit." Il souligne que l'auteur est tout aussi ouvert : "Il fuit les dîners parisiens et l'entre-soi, mais adore être avec les gens qui lui racontent un vécu qui l’intéressent."

Décidé à "mettre les mains dans le cambouis"

En 2018, Raphaël Glucksmann se fait définitivement un prénom avec son troisième ouvrage en solo, Les Enfants du vide, qui figure, s'extasie son éditeur, "parmi les essais politiques les plus vendus de l'année avec 80 000 exemplaires". Dans ce manifeste politique, l'auteur épingle le représentant le plus connu de sa génération qui, estime-t-il, fait fausse route à l'Elysée.

Emmanuel Macron n'est que le dernier avatar de l'aveuglement des élites occidentales sur les causes de la crise que traversent nos démocraties.

Raphaël Glucksmann

dans "Les Enfants du vide"

Faute d'avoir compris la triple urgence démocratique, écologique et sociale, le chef de l'Etat ne peut que doper les extrêmes, explique en substance l'essayiste.

Ses amis en sont convaincus : le succès de l'ouvrage l'a fait basculer dans l'action. "Raphaël est foncièrement un intellectuel, c'est ça qui le met en mouvement, analyse Guillaume Allary. Sa particularité, c'est sa volonté de donner une suite concrète à ses livres." Même écho de la part du maire alsacien de Kingersheim, Jo Spiegel, un des cofondateurs de Place publique : "Mettre les mains dans le cambouis, c'est compliqué, mais comment faire autrement ?" Interrogé, l'intéressé surenchérit : "Si vous vendez plein de livres et que vous avez la chance de pouvoir en vivre, c'est super confortable. Je vois bien le torrent de merde qui arrive quand vous entrez dans la politique. Mais à un moment, mon problème, c'est : je fais quoi ? J'écris ce livre et après, j'en écris un autre ? Ça ne suffit pas."

Si vraiment on pense, comme moi, qu'il y a une crise de la démocratie et un risque de dislocation de l'Europe, on ne peut pas se contenter de dire qu'on va dans le mur.

Raphaël Glucksmann

à franceinfo

"On risque d'avoir deux cents nationalistes dans le prochain Parlement européen qui vont essayer de revenir sur les libertés publiques et de fermer les frontières. Il faut agir", conclut-il. Brandissant ses expériences géorgienne et ukrainienne, il assume pleinement, avec un sourire charmeur, d'avoir pris la tête de liste PS-Place publique aux européennes : "Oui, je suis le plus à même de la conduire. Parce que mon champ d'action, depuis le début, c'est l'Europe."

Apôtre de la démocratie participative, qu'il a mise en œuvre dans sa ville, Jo Spiegel ne doute pas de la sincérité de cet intellectuel parisien "profondément authentique". Pour avoir plongé avec lui dans l'aventure de Place publique, mouvement lancé en novembre 2018 avec l'écologiste Claire Nouvian, il précise :

Raphaël Glucksmann est dans le primat du collectif sur l'aventure personnelle, pas du tout jupitérien. Il ne veut pas tirer la couverture à lui.

Jo Spiegel, cofondateur de Place publique

à franceinfo

Sa candidature surprise en tête de liste PS aux européennes relèverait-elle donc du pur sacrifice ? "Il s'est fait violence pour prendre des coups, mais on est confronté à des urgences, plaide le maire de Kingersheim. Si l'intuition de Raphaël est juste, on ne peut pas laisser le débat des européennes se dérouler entre populistes et libéraux. L'idée est de créer une dynamique pour rassembler Yannick Jadot [EELV] ou Benoît Hamon [Génération.s] puisque nos électorats sont très proches." Les intéressés, pour l'instant, continuent de faire bande à part, mais l'équipe Glucksmann a déjà récupéré une transfuge de marque de Génération.s, la porte-parole Aurore Lalucq.

Allié avec un PS "qui doit accepter de mourir"

Voilà pour la version positive. Les esprits malicieux, eux, ne se privent pas de pointer les revirements d'un homme s'acoquinant aujourd'hui avec un PS qu'il pourfendait hier. Sur Twitter, des internautes exhument ainsi un message de l'essayiste proclamant, au lendemain des législatives de 2017, que "la refondation de la gauche passe par la fin du PS".

Sa candidature a également fait quelques dégâts collatéraux. Sur le plan privé, elle a poussé sa compagne et mère de son second enfant, la journaliste politique Léa Salamé, à se retirer des antennes de France 2 et France Inter pendant la campagne. Sur le plan politique, elle a entraîné le départ d'un des cofondateurs de Place publique, l'"économiste atterré" Thomas Porcher, furieux d'être "cornérisé par le PS". L'alliance de Place publique avec le Parti socialiste, accuse-t-il dans Le JDD, a été décidée "par un petit cercle", sans "aucun vote" des adhérents.

Pour l'ancien parti de gouvernement, s'agit-il d'un ultime coup de poignard ou d'un espoir de renaissance ? "Le PS se cache pour mourir", raille l'analyste politique Gaël Brustier dans La Croix. Même analyse du côté de Génération.s, pour qui le coup de peinture ne change rien à l'affaire : "C'est une très vieille entreprise qui a racheté une start-up pour renouveler la façade." La start-up, pour l'instant, peine à galvaniser les électeurs : la liste emmenée par Raphaël Glucksmann oscille entre 5% (seuil nécessaire pour obtenir des élus) et 7% des intentions de vote.

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