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Daniel Cohn-Bendit : "Le débat sur l'euro est complètement surréaliste"

A l'heure où l'euroscepticisme a le vent en poupe, l'eurodéputé, qui ne se représente pas, défend le bilan de la construction européenne et estime que "le bon espace politique est européen". 

Article rédigé par Thomas Baïetto - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Le député européen Daniel Cohn-Bendit, le 4 février 2014, au Parlement européen de Strasbourg (Bas-Rhin). (WIKTOR DABKOWSKI / AFP)

Etre citoyen européen, c'est quoi ? Alors qu'une percée des partis eurosceptiques est pronostiquée aux élections européennes du 25 mai, francetv info a posé la question au député européen Daniel Cohn-Bendit.

Né en France en avril 1945, ce fils de réfugiés allemands qui a opté pour la nationalité de ses parents s'est récemment présenté dans les colonnes du Journal du dimanche comme "ni Allemand, ni Français""Je suis un bâtard européen, cru 68", a-t-il lancé, en référence à son parcours militant à la fin des années 60.

Depuis 1994, "Dany" fréquente le Parlement européen, comme député allemand puis comme député français. Cette année, le chef de file des Verts européens ne se représente pas. Cela ne l'empêche pas de taper (plusieurs fois) du poing sur la table pour défendre bec et ongles l'identité européenne et le bilan de l'Union européenne.

Francetv info : Vous vous êtes souvent défini comme Européen. Qu'est-ce, pour vous, qu'être citoyen européen en 2014 ?

Daniel Cohn-Bendit : Cent ans après la première guerre mondiale et plus de 50 ans après la deuxième, être européen, c'est avoir décidé de façon définitive de vivre ensemble, et de s'organiser dans un espace politique commun. 

Aujourd'hui, si vous voulez définir l'espace politique qui vous garantit une certaine justice sociale et qui vous permet de lutter contre le réchauffement climatique, le bon espace est européen.

Dans trente ans, aucun des pays de l'Union européenne, même pas l'Allemagne, ne fera partie du G8. Ce seront d'autres à la place. Soit nous sommes capables d'avoir une souveraineté et une capacité économique pour défendre notre vision de la vie, soit... Notre liberté dépend de notre capacité à nous organiser en Europe. 

Où situez-vous la citoyenneté européenne ? Est-ce qu'elle remplace la citoyenneté nationale ?

Nous n'avons pas une identité unique. Prenez, par exemple, une jeune Hollandaise, d'origine turque. Elle a fait des études de droit et pour sa dernière année de master, elle va passer un an à Montpellier. Elle rencontre un jeune Français d'origine algérienne qui fait des études de médecine. Ils tombent amoureux et ils font un enfant. Qu'est-ce qu'il est, cet enfant ? Il est turc, hollandais, français, algérien ou européen ? Les identités évoluent. 

Justement, est-ce que vous n'avez pas le sentiment que l'Europe est réservée à une certaine élite, étudiante, qui parle plusieurs langues et qui voyage ?

C'est déjà pas mal ! Qu'on arrête de faire du misérabilisme ! Il y a quand même des millions d'étudiants. Ce n'est pas vrai que ce sont seulement les classes les plus favorisées. Les dizaines de milliers de jeunes qui vont à Berlin ne sont pas tous des gosses de riches.

Posons plutôt le problème en disant : "C'est formidable, comment en faire profiter les autres ?" C'est ce climat-là qui est complètement fou en France. On ne dit jamais : "Ça, c'est bien, et maintenant on va l'élargir à tout le monde".

Par exemple, on peut imaginer un programme européen avec 2 millions de personnes, des jeunes et des moins jeunes qui puissent faire des études ou travailler en Europe pendant un an. Il pourrait y avoir des apprentis, des chauffeurs de taxi, des sages-femmes, des fraiseurs-tourneurs qui travailleraient durant une année dans un autre pays européen. Ce serait "L'Europe pour tous". C'est ce que nous défendons. 

Si vous avez 2 millions de personnes qui, chaque année, peuvent faire ça, vous avez statistiquement 30% d'entre eux qui vont tomber amoureux dans un autre pays, et vous avez ainsi, au quotidien, l'émergence d'une citoyenneté européenne.

Pour l'instant, cette citoyenneté européenne reste très théorique. Si l'on prend les chiffres de l'Eurobaromètre de novembre 2013, 54% des habitants de l'UE se sentent européens. Mais une grande majorité se définit d'abord par sa nationalité. Seuls 5% se disent d'abord européens. Cela représente très peu de personnes...

Mais vous avez une majorité d'Européens qui ont quelque chose d'européen, en plus de leur identité nationale. C'est ça, l'évolution, c'est ça qui est nouveau ! En 1945, personne ne vous aurait dit ça.

On parle beaucoup d'euroscepticisme. Je pense qu'il y a un scepticisme à l'égard de la politique en général, qui touche aussi l'Europe. Je ne vois pas les gens emballés par la France. Ils sont assez désemparés face au monde d'aujourd'hui.

Ils se déplacent tout de même plus pour voter à l'élection présidentielle qu'aux européennes...

Les gens ont l'impression que le président est la seule chose qui compte en France. Aux législatives organisées juste après, il y a déjà 10 à 15% de participation en moins. Et ce n'est pas la faute de l'Europe si les gens ne vont pas voter aux municipales [37,87% d'abstention au second tour en mars]

Est-ce que vous avez senti les effets de la crise économique sur la cohésion entre les peuples européens ?

Au niveau national, les politiques ont cru que chaque pays pouvait s'en sortir tout seul. Aujourd'hui, si on a un peu avancé sur la régulation des marchés financiers, c'est grâce à l'Europe.

Il faut bien comprendre que le retour au niveau national est un fantasme et un mirage. Le débat sur l'euro est complètement surréaliste. On ne sortira pas de l'euro ! Le problème est de savoir comment on aménage la zone euro, quel sera le budget européen qui nous permettra de rééquilibrer socialement une Europe bancale. Voilà le débat !

57% des Français se sentent citoyen européen, contre 73% des Allemands. Vous qui connaissez bien les deux pays, comment expliquez-vous cet écart ?

Comme l'Allemagne va bien, elle profite de l'Europe. En France, ça va mal. Et quand ça va mal, on ne dit pas "c'est de notre faute", mais "c'est de la faute de l'euro". L'euro est également fort pour l'Allemagne, un pays qui vit quand même de l'exportation.

C'est possible qu'il faille baisser un peu l'euro, mais le problème n'est pas l'euro fort, c'est la capacité de développer un tissu industriel qui tienne la route. La France a toujours préféré les grands projets, comme Airbus ou les TGV. Manque de chance, ça fout le camp aussi avec Alstom. L'avenir est dans les petites et moyennes entreprises. Sur ce point, la France a énormément de retard. 

A l'inverse, parmi les dix pays dans lesquels l'attachement à l'Union européenne est majoritaire, sept sont des nouveaux entrants. Pourquoi, selon vous ?

C'est le cas de la Pologne ! Au moins, eux y vont à fond. Premièrement, ils ont compris quelle sécurité leur apporte l'Union européenne. Quand ils voient ce qui se passe en Ukraine, ils se disent "Inch'Allah", on est protégé. Deuxièmement, ils sont dynamiques.

Les Polonais essayent de s'organiser pour partir à la conquête du marché européen, sans attendre qu'on leur apporte les choses. Il y a des problèmes sociaux dans le pays, mais ils ont cette attitude de conquête face à la vie. Ils savent d'où ils viennent !

Le problème, c'est que les Français attendent que le bien arrive d'en haut. Il faut un Etat plus social, mais en même temps, sortir de l'attentisme, du "j'ai droit à". L'Europe est un possible qui ne peut marcher que si on le fait fonctionner.

Dans le discours des europhiles, on entend souvent "l'Europe, c'est la paix". Est-ce que cet argument n'est pas un peu désuet ? Parle-t-il toujours aux gens ?

Ça m'énerve ! Je ne comprends pas qu'on puisse poser cette question. Je ne sais pas si ça parle aux gens, mais aujourd'hui, il y a un risque de guerre entre la Chine et le Vietnam, deux pays communistes. Ils se battent pour quoi ? Pour l'énergie. Aujourd'hui, il y a des tas de problèmes entre nous, mais il y a un problème que nous n'avons plus parce que nous avons un cadre commun : c'est la guerre.

Vous me dites "c'est désuet", alors qu'on a réussi ! C'est toujours d'actualité, et ça le sera toujours, tant qu'il y a des intérêts différents entre nos pays. Je me rappelle d'un débat sur la pêche au Parlement européen, en 1994. Le rapporteur était une Espagnole, ex-franquiste, qui défendait la vision espagnole de la pêche. Tous les députés espagnols, de l'extrême droite à l'extrême gauche, étaient de son côté. Un député français lui a répondu, et tous les Français de gauche et de droite se sont alignés sur la position française. Il y a 100 ans, qu'est-ce qui serait arrivé ? Cela aurait été la marine nationale contre l'Armada.

C'est grâce à la permanence de ce cadre que nous vivons sur un continent où il n'y a pas besoin d'avoir peur de la guerre. Alors qu'on est quand même le continent qui en a fait le plus. Je ne dis pas que c'est suffisant, je dis, "c'est extraordinaire". Nom de Dieu, nous commémorons cette année le centenaire de la guerre de 14-18. Que ça soit impossible aujourd'hui est un succès. L'Europe nous a permis de gagner, cette victoire, on la tient. 

On me dit souvent que la construction de l'Europe dure trop longtemps. L'identité française, les droits de l'homme, c'est 1789. Quand est-ce que la France est devenue une démocratie ? 160 ans après, avec le droit de vote des femmes en 1945. La construction d'un espace politique prend du temps. Et nous sommes exactement dans cette situation en Europe.

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