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Européennes : de la droite dure à l'extrême-gauche, qui sont les eurosceptiques ?

A une semaine des élections européennes, francetv info revient avec Patrick Christian Moreau, historien et politiste français, spécialiste des extrémismes en Europe, sur la montée en puissance des anti-Bruxelles lors de ce scrutin.

Article rédigé par Salomé Legrand
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Des militants du parti d'extrême-droite hongrois Jobbik brûlent un drapeau européen, le 14 janvier 2012 à Budapest.  (FERENC ISZA / AFP)

Le Front national pourrait envoyer jusqu'à 23 députés au Parlement européen, dimanche 25 mai. Comme lui, de nombreux partis au discours violemment anti-européen vont au moins conforter leurs positions si ce n'est réussir de bons scores. Selon les derniers sondages, le parti europhobe Ukip est donné favori au Royaume-Uni, les "Vrais Finlandais" font jeu égal avec le Centre finlandais et les ultra-nationalistes du Jobbik hongrois rassembleraient plus de 20 % des votes. Même l'Allemagne voit grossir les rangs d'un parti qui milite contre la monnaie unique.

A une semaine des élections européennes, francetv info a interviewé Patrick Christian Moreau, historien et politiste français, spécialiste des extrémismes en Europe. Chargé d'enseignement et chercheur au CNRS, il coordonne actuellement une recherche sur le sentiment anti-européen à l'université de Strasbourg. 

Francetv info : Va-t-on assister le 25 mai à une poussée des eurosceptiques ? 

Patrick Christian Moreau : Tout d'abord, il faut faire attention à l'appellation "eurosceptique". Cela regroupe des familles de partis très différentes, avec des sensibilités diverses et des degrés d'extrémisme qui ne sont pas du tout comparables.

Contrairement aux premières estimations, la campagne a conduit à un léger tassement des intentions de vote pour ces partis. Aujourd'hui, avec toute la prudence des effets de l'abstention sur les résultats des partis, nous avons une estimation des rapports de force. Les partis situés à la gauche de la social-démocratie, c'est à dire les partis communistes et postcommunistes comme Synaspismós en Grèce ou Die Linke en Allemagne, devraient obtenir de 6 à 8 % des suffrages. Le parti populaire européen est donné entre 27 et 30%, et les sociaux-démocrates et socialistes de 27 à 29 %, tandis que les libéraux obtiendraient 7 à 8 % des voix.

Les nouvelles droites radicales (FPÖ autrichien, FN) et de l'extrême-droite dite "dure" (Jobbik en Hongrie) sont estimées à 9 à 11 %. Enfin, on peut s´attendre à une percée des partis nationalistes anti-européens démocratiques comme Ukip au Royaume-Uni. Il s'agit d'une montée en force évidente, mais qui ne devrait pas entraver le fonctionnement du Parlement européen.

Qu'est-ce qui caractérise ces trois familles d'eurosceptiques ? 

Il y a d'abord les nouvelles droites radicales et l'extrême-droite. Il s'agit notamment du FN, des Démocrates suédois, du Parti national slovaque, de la Ligue du Nord italienne, du FPÖ autrichien, du Jobbik hongrois... Ils sont tous anti-démocratiques et présents dans presque tous les pays d'Europe. Mais il y a des différences à faire entre eux en termes de degré d'extrémisme. En effet, le FN et le FPÖ ont abandonné la violence et rejettent, par exemple, l'antisémitisme. Tandis que Jobbik et Ataka (Bulgarie) notamment restent violents, racistes et antisémites. Au-delà de ces divergences de stratégies, toutes ces formations mordent dans l'ensemble des électorats en Europe. Leur message central commun consiste en un retour à l'Etat nation, à la priorité nationale et au rejet de toute immigration non-européenne.

Ensuite, la deuxième catégorie est plus eurocritique qu'eurosceptique : c'est la gauche de la gauche, communiste et post-communiste. Forte au Portugal, en Espagne et, dans une certaine mesure, en France, elle se traduit dans une variante "rouge-verte" dans le nord de l'Europe. Parmi les formations puissantes électoralement, on trouve Die Linke en Allemagne, le Bloc de gauche au Portugal, le Parti communiste de Bohème et Moravie en République tchèque, le Front de gauche en France, Synaspismós et le Parti communiste grec... Tous ces partis sont très critiques de la construction européenne sous sa forme actuelle. Ils ne sont pas hostiles à une vision européenne mais ils souhaitent qu'elle soit construite sur l'anticapitalisme. Ces partis sont présents à l'Est comme à l'Ouest et leur formule commune est : "une autre Europe est possible." Ils sont majoritairement non-violents et très modérés dans leur pratique politique, même si leur projet est par nature radical, surtout en termes économiques.

Enfin, la dernière catégorie est composée des nationalistes anti-européens démocratiques. Issus du champ conservateur, ils n'ont qu'une seule articulation idéologique : l'Etat-nation est à défendre à tout prix quant à ses prérogatives régaliennes. Ils sont arc-boutés sur l'idée que l'Union européenne et l´Euro sont responsables de la décadence passée et future de leur pays. L'exemple typique, c'est Ukip au Royaume-Uni. C'est aussi le cas de l'AfD en Allemagne, qui fait surtout campagne sur la question de l'euro. Ce sont encore de petits partis, mais leur influence grandit.

Qui sont leurs électeurs ? 

L'extrême-droite rassemble des électeurs protestataires, ainsi qu'un électorat prolétarien composé d'hommes âgés de plus 50 ans, à faible niveau de formation, d'ouvriers, de chômeurs... Tous ceux que l'on désigne sous le terme de "perdants" de la mondialisation. Mais aussi, et c'est particulièrement vrai dans les pays du nord de l'Europe comme la Finlande, la Norvège ou la Suède, des électeurs "gagnants" de cette modernisation, qui veulent protéger leurs acquis.

A l'opposé, la gauche de la gauche attire, certes, encore une petite partie de l'électorat prolétarien, surtout dans les pays du sud de l'Europe, mais aussi toute la gauche intellectuelle radicale et une frange des classes moyennes supérieures. Dans les pays de l'Est postcommuniste, elle séduit des électeurs protestataires flottants, sans lien partisans stables. Ce sont majoritairement des chômeurs et des personnes âgées motivés par une situation économique très dégradée. Ces électeurs ne sont pas très idéologisés mais considèrent, en gros, que la période communiste "c'était le bon temps". "On avait accès à un système de santé gratuit, estiment-ils. Il n'y avait pas beaucoup de choix dans les supermarchés, mais on pouvait s'acheter des choses, alors que maintenant, on a tout dans les magasins mais on ne peut plus rien acheter avec sa retraite."

Enfin, l'électorat de la troisième catégorie, avant tout conservateur ou national-libéral, rassemble des électeurs de la bourgeoisie et des classes moyennes. Ils sont démocratiques mais tétanisés par la construction européenne et l'action de la Commission européenne.

Comment expliquer ce rejet de l'Union européenne ?

Il existe trois géographies complémentaires. La première zone se situe dans le sud de l'Europe -  Espagne, Portugal, France, Italie, Grèce... - où ce sentiment anti-européen très fort est lié à la dégradation de la situation économique corrélé à une dimension "crise des élites politiques". Partout dans cette zone, la préoccupation première est le chômage.

La deuxième zone est composée par ceux qui vont bien : la totalité des pays nordiques, le Luxembourg, les Pays-Bas et l'Allemagne. Le sentiment anti-européen y existe, mais n'est pas dominant. Il est la cristallisation d'un sentiment de frustration d'électeurs motivés par l'absence de transparence des processus décisionnels de l'Union européenne. Ils ont l'impression que l'UE est un monstre froid et estiment qu'"on ne sait pas qui décide, qui dirige". La critique est donc plus institutionnelle qu'économique.

La troisième zone regroupe, elle, les pays post-communistes qui ont rejoint l'Union européenne après 1989. On y trouve une peur de l'avenir et des craintes – souvent fondées – face à ce que va leur coûter leur intégration à l'UE et l'euro.

Ces formations vont-elles réaliser un score record lors des européennes ?

Difficile à dire. Il est compliqué d'établir des comparaisons avec les précédentes élections car le Parlement européen évolue en même temps que l'Union s'agrandit. Une chose est sûre, l'inquiétude par rapport à l'Europe s'accroit. Selon une étude menée par le "think tank" américain Pew Research Center (en anglais) - qui ne porte que sur sept pays de l'UE - en 2007, 68 % des gens voyaient l'Europe de manière favorable. Ils ne sont plus que 46 % en 2013.  

Pourquoi ces partis investissent tout particulièrement cette élection ?

Ce qui a fondamentalement changé, c'est que le Parlement européen se renforce et les partis anti-européens ont compris qu'il fallait y être présent. Il s'agit d'une étape dans leur accession au pouvoir. L'élection du 25 mai représente pour eux une chance unique, car l'abstention pourrait atteindre la moitié de l'électorat européen. De quoi laisser de l'espace aux partis très mobilisés sur ce scrutin, qui souhaitent décrocher un succès électoral.

De fait, une éventuelle victoire leur donnerait non seulement une dynamique pour les élections suivantes au niveau national, mais ils bénéficieraient aussi d'une scène sur laquelle ils pourraient s'exprimer de façon permanente. S'ils forment un groupe, ils vont être présents dans toutes les commissions et disposer de moyens financiers légaux. Il s'agit d'un nouvel outil de communication à moindre coût. Cela leur permet aussi de contraindre le "pouvoir en place" dans leurs pays à se positionner vis-à-vis de leurs idées politiques. Il s'agit, en fait, pour ces formations, d'une étape fondamentale alors que ce n'est une étape classique pour les autres partis.

Que peuvent-ils faire une fois élus au Parlement européen ? 

Une fois au Parlement européen, ils vont devoir s'organiser. Ce qui est sûr, c'est que la gauche de la gauche ne s'alliera pas avec la droite radicale et l'extrême-droite. Il faut 25 députés de 7 pays différents pour former un groupe politique. Depuis plusieurs mois, le FN essaye de fédérer ses semblables pour pouvoir créer un groupe sur leur plus petit dénominateur commun : revenir sur une Europe basée sur l'Etat-nation. Il devrait y arriver. De leur côté, les formations de la gauche de la gauche ont déjà un groupe et des relations très suivies entre eux. 

Après, il y aura de la cuisine interne. Des convergences rapides, tactiques et momentanées, sur des projets de loi déposés par les uns ou les autres qui seront anti-européens et surtout anti-Commission européenne, pourront se produire dans l'Hémicycle.

Les intérêts nationaux ne risquent-ils pas de perturber ces alliances ? 

Bien sûr, les nationalistes restent nationalistes, et ils ont des confrontations très fortes. Le Jobbik hongrois et le parti national slovaque ne cohabiteront jamais tant Slovaques et Hongrois se détestent. Leur alliance sera très instable mais, néanmoins, ces partis de droite radicale et d'extrême-droite sont bien plus compatibles qu'auparavant.

Leurs responsables ont, en effet, développé des relations personnelles fortes. Heinz-Christian Strache (FPÖ autrichien), Geert Wilders (PVV néerlandais) et Marine Le Pen (FN), se connaissent bien et s'apprécient. Ils ont tous trois engagé la dédiabolisation de leur parti et procédé à des accords stratégiques comme l'abandon de l'antisémitisme. Enfin, ce noyau dur, autour duquel devrait se constituer le groupe politique de droite radicale et extrême-droite au Parlement, s'est construit une communauté idéologique forte : Europe des patriotes, arrêts de l'immigration non-européenne et dimension sécuritaire.     

Ces partis peuvent-ils encore progresser ? 

Plus vous êtes proche d'une crise importante, plus les gens sont inquiets et tentés de se tourner vers un autre modèle, d'autres systèmes de référence. Or, nous nous éloignons de la période de crise que l'on a connue entre 2008 et 2011, donc c'est peut-être le dernier moment où ces partis peuvent percer.

Leur avenir est globalement corrélé la situation économique : si l'Union européenne revient à une croissance relative et que le chômage baisse, ces partis vont plafonner, voire s'affaiblir. Une percée électorale future est liée à des conditions exceptionnelles, que sont les guerres, ou l'effondrement de l'économie. Des hypothèses aujourd'hui plutôt invraisemblables. Un certain nombre d'entre eux vont probablement reculer lors des prochaines consultations nationales, même si, en parallèle, de nouveaux partis anti-européens peuvent apparaître en fonction du contexte national.

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