"Je vis sur la route, mais sans concert au bout" : on a passé une journée avec Francis Lalanne, tête de liste "gilets jaunes" aux européennes
En Vendée, le chanteur a tenté de convaincre des sympathisants du mouvement de voter pour l'Alliance jaune lors du scrutin du 26 mai. Et il n'était pas toujours en terrain conquis.
Le rendez-vous a été donné à 8 heures, sur un morceau de terrain occupé par des "gilets jaunes" de Vendée depuis quelques mois. Pour le trouver, pas besoin d'adresse. Il suffit de suivre la départementale qui rejoint Challans depuis La Roche-sur-Yon. Le campement est visible depuis la route, avec ses banderoles "TVA = racket", ses drapeaux jaunes, sa cabane et son odeur de palettes qui brûlent. Dans ce décor de village gaulois en résistance, Francis Lalanne n'a pas enfilé les habits de barde, mais ceux de tête de liste pour les élections européennes.
"Ah, voilà Francis !" s'exclame la petite dizaine de "gilets jaunes" lorsque le chanteur traverse le pont de bois qui enjambe le fossé. Longs cheveux noués, jean noir, grosse doudoune et sac en toile Karl Lagerfeld sur le dos, le premier candidat de la liste Alliance jaune claque la bise au petit groupe d'habitués du camp et échange quelques selfies. Il est accompagné par une figure locale du mouvement, le Vendéen Jonathan Ferandin, 49e de la liste, ainsi que de Jérémy Clément, en 3e position.
"Sur le papier, on n'a aucune chance"
"Pour être député européen, il faut juste savoir lire, écrire et appuyer sur un bouton, lance, en introduction, Francis Lalanne. Et quand on est dans un parti, c'est encore plus facile parce qu'on nous dit même sur quel bouton appuyer." La solution prônée par l'Alliance jaune : pour chaque vote au Parlement européen, les électeurs français sont consultés à la proportionnelle. Si une réforme obtient 90% des suffrages, neuf eurodéputés de l'Alliance jaune sur dix voteront pour, et le dernier contre.
Encore faut-il avoir des eurodéputés. Et la partie n'est pas gagnée d'avance. La liste de l'Alliance jaune recueille 1% des voix, selon un sondage Elabe pour BFMTV, diffusé mardi 7 mai. "Sur le papier, on n'a aucune chance, reconnaît Francis Lalanne. Mais je crois pouvoir inverser l'histoire en un éclair. Si la majorité silencieuse se mobilise, on prendra la Bastille."
Les gens votent tout le temps pour les mêmes partis. C'est comme un club de foot pour eux. Ceux qui ont la clé, ce sont les abstentionnistes, et ils sont majoritaires.
Francis Lalanne, tête de liste de l'Alliance jaune pour les européennesà franceinfo
Sur le campement, l'initiative "hors parti" de l'Alliance jaune est plutôt bien accueillie. Il faut dire que tous ont encore l'élection présidentielle en travers de la gorge. Certains assument avoir voté Le Pen, d'autres blanc ou s'être abstenu, mais personne ne dit avoir voté pour Macron. Alors, pourquoi pas un chanteur en gilet jaune ? "C'est le seul qui vient nous voir et il est dans la même logique que le RIC [référendum d'initiative citoyenne]", constate Mickaël derrière ses lunettes de soleil.
A 34 ans, ce cuisinier a été de toutes les manifs des "gilets jaunes", de Nantes à Paris. Il est aussi passé par la case de la garde à vue, pendant treize heures, après avoir été perquisitionné et menotté chez lui, pour une histoire de réunion avant des dégradations de radars routiers. Il a finalement écopé d'un rappel à la loi. "J'ai toujours voté, c'est un droit civique", jure-t-il. Et l'Alliance jaune pourrait bien être sur son bulletin le 26 mai.
Un peu plus loin, Isabelle semble aussi séduite. Cette quadra est aide à domicile et doit avaler 70 km par jour pour un salaire de 1 000 euros par mois. "Alors quand j'enlève les 170 euros de gasoil mensuel, ça ne fait plus grand-chose, grince-t-elle. Et le pire, c'est que l'on n'a aucune reconnaissance, pas un ticket resto."
Une expérience médiatique... et électorale
Après quelques croissants avalés, il est déjà temps de reprendre la route pour la petite troupe, entassée dans deux voitures. "Je vis sur la route, une ville par jour, mais sans concert au bout, raconte Francis Lalanne. Alors oui, j'ai des problèmes de boulot, de vie privée, mais comme tous les 'gilets jaunes' depuis le début du mouvement. Je n'ai écrit qu'une seule chanson depuis six mois… et en plus c'était sur les 'gilets jaunes' !"
Depuis la mi-novembre, le chanteur n'arrive pas à lâcher ses nouvelles couleurs. Il le jure, la tête de liste d'Alliance jaune ne l'intéressait pas, il aurait préféré être à la 79e place. Mais sa visibilité médiatique et son expérience sont apparues indispensables. Alors Francis Lalanne se plie à ce nouvel exercice de contorsion : prendre le leadership d'une liste sans représenter un mouvement. "Il faut faire une différence entre ce que nous demande le protocole, comme choisir une tête de liste, et ce que nous sommes", explique-t-il, en rappelant n'être qu'"un 'gilet jaune' parmi les autres".
Le gilet jaune, c’est le tablier qu’on mettait à l’école pour ressembler à tout le monde.
Francis Lalanne, tête de liste de l'Alliance jaune aux européennesà franceinfo
A 60 ans, le chanteur a tout de même un atout : il sait comment mener une tournée... et une campagne. Il a été candidat deux fois aux législatives, dont une dans le fief de Manuel Valls, en 2017. Il a aussi fait partie d'une liste pour les municipales à Montauban (Tarn-et-Garonne) en 2008 et a même tenté d'obtenir un siège d'eurodéputé en prenant la tête de liste de l'Alliance écologiste indépendante dans la circonscription Sud-Est lors des élections européennes de 2009. Bilan : il n'a jamais dépassé 6% des suffrages.
"Ce sont des résistants, des innocents !"
Pas le temps de ressasser ces tentatives infructueuses trop longtemps, le chanteur est attendu au tribunal de La Roche-sur-Yon. A l'intérieur de ce bloc de béton sans charme, Francis Lalanne est venu soutenir des "gilets jaunes" avant leur passage devant le juge. La justice leur reproche d'avoir participé à "l'opération Johnny". Un nom de code pour la destruction coordonnée d'une dizaine de radars routiers automatiques de la région, dans la nuit du 16 au 17 janvier. Certains avaient visiblement trop écouté Allumez le feu...
Six "gilets jaunes" sont jugés dans le cadre de la reconnaissance préalable de culpabilité. Autant de femmes que d'hommes, des jeunes et des moins jeunes, un mécanicien, une personne au RSA, des parents, un habitué des lieux, une première inscription au casier judiciaire... Tous reconnaissent les faits et acceptent la peine proposée par le procureur, entre quatre et six mois de prison avec sursis. "On n'est plus dans un État de droit, s'insurge en chuchotant Francis Lalanne, dans un couloir. Les gens qui viennent d'être condamnés ici sont des résistants, des innocents !"
Des innocents qui viennent pourtant de plaider coupables. "Je ne comprends pas la démarche de Lalanne, sauf à jouer faussement les indignés devant la presse, car on est en procédure négociée avec des gens qui se reconnaissent coupables", commente une source judiciaire.
Pour le chanteur, l'injustice n'est pas là. "Quand on voit l'indulgence de la justice pour la police qui a mutilé, je trouve ça grotesque et pathétique, ce déchaînement de procédures pour du matériel", explique-t-il, avant d'affirmer qu'il y a eu "500 non-lieux pour la police". En réalité, 240 enquêtes ont été ouvertes à la suite de violences policières présumées dans le cadre du mouvement des "gilets jaunes". Soixante sont closes et transmises à la justice en attente de traitement, selon BFMTV.
Accueilli avec méfiance sur un rond-point
En milieu d'après-midi, l'équipe avale encore quelques dizaines de kilomètres, direction Les Sables-d'Olonne. Malgré le grand soleil, Francis Lalanne ne verra ni l'océan, ni la plage. Le point de rendez-vous est donné un peu avant, sur le rond-point géant d'une zone industrielle. Un lieu investi nuit et jour par les "gilets jaunes" du coin. Ils sont une vingtaine à avoir fait le déplacement aujourd'hui, pour la venue du chanteur. Mais le comité d'accueil connaît quelques fausses notes.
Avant toute discussion, le groupe demande aux deux caméras de télévision de ne pas filmer la rencontre. Un texte, voté préalablement par le petit groupe, est simplement lu : "Si nous avons accepté de recevoir M. Lalanne aujourd’hui, ce n’est pas par adhésion à sa liste, nous restons fidèles et sommes partie prenante de ce qui a été voté par des milliers de 'gilets jaunes' (…), à savoir, pas de listes 'gilets jaunes' aux européennes !" Ambiance.
"Attention aux ayatollahs du mouvement"
En réalité, le groupe est à l'image de l'ensemble des "gilets jaunes" : profondément divisé sur l'idée de soutenir ou non une "liste jaune" aux élections européennes. "Moi, personnellement, je ne veux plus jamais voter de ma vie ! lance une dame, cigarette aux lèvres, avant de s'adresser à Francis Lalanne. Tu ne me feras pas croire qu'on changera quelque chose avec des votes ! Là-bas [au Parlement européen], tu ne pourras rien faire, ce sont des malades mentaux."
On n’adhère pas à cette liste [Alliance jaune], parce que c'est trop tôt, ça s’est fait trop vite.
Une "gilet jaune"à franceinfo
Jean-Claude, 73 ans, déplore de son côté qu'il y ait plusieurs listes "gilets jaunes" : "On aurait dû avoir une seule liste commune !" Une affirmation que Francis Lalanne réfute. "Nous sommes la seule liste 'gilets jaunes' !" répète-t-il. Et il n'hésite pas à tacler ceux du mouvement qui ont rejoint d'autres listes. "Aller se coucher sur une liste politicienne, ça fait de la peine", lance-t-il, avec dans le viseur Benjamin Cauchy, 9e de la liste de Nicolas Dupont-Aignan. Même tarif pour les figures qui tancent l'initiative de l'Alliance jaune. "Attention aux ayatollahs du mouvement, qu’ils ne viennent pas nous faire des leçons de morale !" tonne Francis Lalanne. Un coup de griffe à Jérôme Rodrigues qui s'est "désolidarisé" de son action quelques jours plus tôt.
Près du rond-point, les critiques sont vives, mais Francis Lalanne gagne finalement l'écoute des protestataires en prenant le temps du débat. "Cette liste, c'est la seule solution pour nous. On peut infliger une défaite au pouvoir. C'est ce qui leur fait le plus peur, qu'on arrive sur leur terrain", explique-t-il, assis dans l'herbe. Les regards et les paroles s'adoucissent. Il lance alors : "Qu'est-ce qu'on a à perdre ?"
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