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"Gilets jaunes" et journalistes frappés par des CRS dans un Burger King à Paris : où en est l'enquête, un an après ?

Ces évènements du 1er décembre 2018, lors du 3e samedi de mobilisation des "gilets jaunes", ont marqué les esprits. Franceinfo a cherché à savoir comment les investigations, menées par l'IGPN, avaient progressé, un an après le début de ce mouvement social inédit. 

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10 min
Des CRS interviennent pour déloger des manifestants du Burger King de l'avenue de Wagram, à Paris, le 1er décembre 2018. (PAUL-LUC MONNIER / STÉPHANE GUILLEMOT / FRANCE 2)

"Pendant longtemps, je suis resté énervé mais incapable d'exprimer cette colère. Il faut la digérer et la recracher. Moi je l'ai avalée." Olivier*, 27 ans, tente de mettre des mots sur ses sentiments, presque un an après l'intervention de CRS dans le Burger King situé près de la place de l'Etoile, à Paris. Le 1er décembre 2018, lors du troisième samedi de mobilisation des "gilets jaunes", des fonctionnaires de police s'introduisent dans le fast-food, dont la porte a été fracturée. Puis ils frappent à coups de matraque des manifestants (nous avions décortiqué les faits dans cet article).

Un jeune homme est à terre, vêtu d'un jogging gris et d'un gilet jaune autour du cou : c'est Olivier. "La vidéo du Burger King a fait un méchant buzz, elle est restée dans la tête des gens", commente cet habitant de Moulins (Allier), recontacté par franceinfo mardi 5 novembre. Il a reçu de nombreux messages au sujet de ces images, tournées par Nicolas Mercier journaliste indépendant pour l'agence audiovisuelle Hors-Zone Press.

A l'époque, le mouvement social en est à ses débuts, mais ce samedi-là, il connaît un tournant majeur : les affrontements entre manifestants et forces de l'ordre sont extrêmement violents. L'Arc de triomphe est saccagé. Du jamais-vu. A la fin de cette longue journée, certains manifestants battent en retraite à l'arrière du monument historique pour éviter les nuages de gaz lacrymogène qui ont envahi la place de l'Etoile. Ils remontent l'avenue de Wagram, arrivent à hauteur du Burger King, situé à l'angle avec la rue de Tilsitt, et s'y réfugient. Dehors, les échauffourées continuent et les policiers sont sur les dents.

Une des 313 enquêtes confiées à l'IGPN

De "nombreux hématomes", des "contusions" : les coups reçus par Olivier entraînent une incapacité totale de travail (ITT) de cinq jours. Le 5 décembre 2018, le jeune homme adresse une plainte, que franceinfo a pu consulter, au procureur de la République de Paris pour "coups et blessures volontaires commis par une personne dépositaire de l'autorité publique". Quelques jours plus tard, un capitaine de police de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) le contacte par téléphone.

Ça a duré une vingtaine de minutes. Je lui ai raconté ce qui s'était passé. Le policier de l'IGPN m'a posé des questions, un peu comme les journalistes, il m'a interviewé.

Olivier

à franceinfo

L'enquête ouverte après les faits commis au Burger King est l'une des premières des 313 enquêtes judiciaires confiées à l'IGPN depuis le début du mouvement. Car après cette troisième journée de mobilisation, la stratégie du maintien de l'ordre change. Le mode opératoire est "revu et renforcé en profondeur", comme énoncé alors par la place Beauvau. Depuis, les "gilets jaunes" n'ont eu de cesse de dénoncer des violences policières. Une expression que ni le ministre de l'Intérieur, ni la cheffe de l'IGPN n'acceptent. Pourtant, côté gendarmerie, le ton n'est pas tout à fait le même. Devant la vidéo du Burger King, le colonel Michaël Di Méo n'a pas hésité à déclarer, début avril sur BFMTV : "Quand les manifestants parlent de violences policières, quand je vois ça, je suis obligé d'aller dans leur sens."

Une instruction en cours

Le 1er décembre 2018, Olivier était accompagné d'un ami proche, Paul*. "On voulait soutenir les 'gilets jaunes', on avait ce week-end de libre, donc on est montés à Paris", explique-t-il. Dans le Burger King, Paul est parvenu à fuir par la porte arrière. Il a seulement été témoin des coups portés à son ami et n'a pas déposé plainte. Lui aussi a répondu au capitaine de police de l'IGPN, courant décembre. Puis il a envoyé sa version des faits, par courriel, dans la foulée. Depuis, les deux copains n'ont plus de nouvelles. L'IGPN, que nous avons sollicitée à plusieurs reprises, n'a pas donné suite.

Ce sont des journalistes du Parisien qui ont appris à Olivier que le parquet de Paris avait décidé, le 23 mai, d'ouvrir, après six mois d'enquête préliminaire, une information judiciaire. Nous en avons eu la confirmation : un juge d'instruction est bien en train d'enquêter. Cette affaire figure donc parmi les 18 enquêtes confiées à l'IGPN qui font aujourd'hui l'objet d'une information judiciaire dans la capitale, selon les dernières données du parquet de Paris. Olivier n'a pas accès au dossier, car il ne s'est pas constitué partie civile et n'a pas d'avocat. Et dans l'hypothèse où les policiers seraient renvoyés devant la justice, il n'est pas certain de se rendre à leur procès. "Si je vais au tribunal, c'est pour chercher la justice et je crains de ne pas la trouver", confie-t-il.

Deux enquêtes, judiciaire et administrative

Il n'y avait pas que des "gilets jaunes" à l'intérieur du Burger King. Trois photographes de presse, Adrien Lévy-Cariès, Martin Colombet et Boris Allin, s'y trouvaient aussi. Ils avaient témoigné pour franceinfo à l'époque des faits. Depuis, ils ont été auditionnés par un capitaine de police de l'IGPN, le même qui a interrogé Olivier et Paul. Boris Allin a été entendu le premier, le 19 décembre 2018, dans les locaux de l'IGPN, car il a fait un signalement sur la plateforme dédiée aux citoyens"Le capitaine de police m'a présenté des éléments plus ou moins faux, pour voir si je disais la vérité. J'ai trouvé ça malin de sa part, je me suis dit que l'enquête était en bonne voie, surtout s'il faisait la même chose avec les policiers mis en cause", relate Boris Allin. 

Le photographe est à nouveau convoqué le 16 avril, cette fois avec son confrère Martin Colombet. Les deux hommes sont entendus par deux personnes : le capitaine de police qui mène les auditions, toujours le même depuis le début, et une commissaire divisionnaire, dans le cadre de l'enquête administrative. Car dans l'affaire du Burger King, l'IGPN a été saisie pour deux types d'enquête parfaitement distinctes, comme souvent. Il y a l'enquête judiciaire, menée par l'IGPN à la demande du procureur de la République, et l'enquête administrative, déclenchée dans ce cas par auto-saisine, à la suite de l'ouverture de l'enquête judiciaire. Lorsque l'enquête judiciaire est terminée, c'est le parquet qui décide de classer sans suite, de convoquer le(s) policier(s) devant un tribunal ou bien de confier l'enquête à un juge d'instruction. Le parquet de Paris a donc choisi cette troisième option pour les faits commis dans le Burger King.

"Le ton était très cordial"

"Ces deux policiers étaient très à l'écoute, consciencieux et soucieux de recouper les sources", juge Boris Allin. Des impressions partagées par Martin Colombet. Mais ce dernier en garde aussi un arrière-goût amer. "L'IGPN est une machine à laver qui produit des dossiers qui ne servent qu'à informer les chefferies du comportement des petits chefs", estime le photographe. Il avait publié un texte sur Facebook pour raconter son audition.

"Le ton était très cordial", confirme leur confrère et ami Adrien Lévy-Cariès, auditionné pour sa part le 8 janvier. "Le capitaine de police s'est d'abord intéressé au déroulé, avant de passer à des questions plus poussées", ajoute le photographe. Lui-même a reçu "deux coups de matraque" lorsqu'il tentait de sortir du Burger King et s'en est tiré avec un bleu en haut du bras droit.

"L'audition était intéressante car on m'a expliqué le point de vue de la police", poursuit Adrien Lévy-Cariès.

Les CRS étaient échaudés par les tirs de projectiles qu'ils venaient d'essuyer. Ils ont décidé d'évacuer le Burger King quand ils ont compris que ce n'était pas des clients à l'intérieur, mais des manifestants qui avaient cassé la porte. C'est ce que m'a dit l'IGPN.

Adrien Lévy-Cariès, photographe

à franceinfo

"Mais les manifestants dans le Burger King n'étaient pas hostiles. Ils reprenaient leur souffle car il y avait du gaz lacrymogène partout", reprend le photographe. De fait, l'évacuation du fast-food se produit au terme d'une journée quasi insurrectionnelle. "J'étais tétanisé, incapable de faire des photos à l'intérieur du Burger King. J'ai vécu la manifestation la plus dangereuse de toute ma carrière", assure Adrien Lévy-Cariès, qui a ensuite renoncé à couvrir le mouvement des "gilets jaunes". Le photographe n'a toujours pas porté plainte, car il préfère s'associer à d'autres journalistes. Il s'est tourné vers Reporters sans frontières, qui étudie la possibilité d'un recours collectif.

"Quand même, ils ont morflé"

L'auteur de la vidéo, Nicolas Mercier, lui, n'a pas renoncé à couvrir le mouvement. Il a filmé toutes les mobilisations des "gilets jaunes", du 1er jusqu'au 52e samedi, le 9 novembre. Pour les faits du Burger King, il a dû se manifester. "J'étais étonné de ne pas avoir été contacté trois mois après. J'ai donc envoyé un signalement sur la plateforme de l'IGPN", retrace-t-il. L'accusé de réception lui parvient le 1er mars et il est convoqué dans le mois.

A l'instar d'Olivier, de Paul et des trois photographes, Nicolas Mercier comprend que le capitaine de police a eu accès aux images de vidéosurveillance à l'intérieur du Burger King. "Dans son bureau, j'ai aussi vu un tableau, sur lequel était dessinée la place de l'Etoile avec la position des unités CRS et des caméras", décrit-il. A l'issue de son audition, il dépose plainte pour les coups portés par un CRS, alors qu'il filmait la scène du Burger King. "En partant, le capitaine de police m'a dit : 'Quand même, ils ont morflé.' J'ai finalement compris qu'il parlait des CRS. Il a raison, sous l'Arc de triomphe régnait une atmosphère de bataille napoléonienne, je l'ai vécue", complète Nicolas Mercier.

J'ai été très étonné qu'une personne travaille sur le dossier depuis des mois, et finalement, me parle des CRS et non des victimes.

Nicolas Mercier, journaliste

à franceinfo

Il vient tout juste de décider de se constituer partie civile dans ce dossier et a choisi l'avocat Philippe Dal Medico pour le représenter. "Je fais cette action pour que la police laisse les journalistes indépendants travailler normalement pendant les manifestations", justifie Nicolas Mercier, qui souhaite simplement demander un euro de dommages et intérêts.

Trois CRS auditionnés dans le volet judiciaire

Les CRS entendus par l'IGPN n'ont pas été ménagés, soutient David Michaux, secrétaire national de la section CRS du syndicat Unsa Police. L'officier en charge de la délégation des CRS de Paris et le commandant d'unité ont été entendus dans les deux enquêtes, judiciaire et administrative, en mai et en juin. Tandis que trois CRS ont été auditionnés dans le volet judiciaire le 30 juillet et cinq dans le volet administratif le 15 octobre, révèle-t-il à franceinfo. David Michaux a échangé avec certains d'entre eux. "Les auditions se sont bien passées. Les questions, déterminées dès le départ, concernaient les consignes données, le pourquoi de l'intervention et si les ordres avaient été transmis dans un cadre légal ou pas", rapporte-t-il. Les intéressés ne souhaitent pas s'exprimer dans les médias tant que les procédures sont en cours.

"D'une façon générale, quand il est entendu par l'IGPN, le collègue est assez tendu. S'il est honnête, l'échange est cordial. S'il ment, le policier de l'IGPN insiste pour lui faire cracher le morceau", détaille David Michaux, qui a l'habitude d'assister des CRS lors de ces auditions, en tant que représentant syndical. 

Une enquête IGPN est toujours compliquée car on est jugé par les siens.

Philippe Capon, secrétaire général de l'Unsa police

à franceinfo

Philippe Capon comprend la suspicion qu'une enquête IGPN peut générer auprès du grand public avant même qu'elle ait commencé. Pour y remédier, le syndicaliste suggère de dépayser les investigations en sollicitant des policiers d'une autre région, ou de créer des observateurs extérieurs. Le ministre de l'Intérieur préfère, lui, s'en remettre à la justice : "Je n'ai pas à expliquer les décisions du procureur, mais j'en prends acte", a assuré Christophe Castaner sur BFMTV, jeudi 7 novembre, à propos des enquêtes menées par l'IGPN.

De fait, c'est souvent la justice qui a le dernier mot. Dans l'affaire du Burger King, il faudra attendre la fin de l'instruction pour savoir si les policiers comparaîtront, ou pas, devant un tribunal correctionnel. Pour l'instant, depuis le début du mouvement, seuls deux policiers ont été renvoyés devant la justice, pour des violences lors de la manifestation du 1er-Mai.

* Les prénoms ont été changés

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