Manifestations contre la réforme des retraites : l'opposition est arrivée "au bout des outils de contestation traditionnels à disposition", estime la chercheuse Emmanuelle Reungoat
Manifestations sauvages, blocages, rassemblements spontanés... La contestation ne retombe pas depuis l'utilisation de l'article 49.3 de la Constitution par la Première ministre Elisabeth Borne, jeudi 16 mars, pour faire adopter la réforme des retraites à l'Assemblée nationale. Lundi soir, l'Assemblée nationale a rejeté les deux motions de censure contre le gouvernement, à neuf voix près pour celle, transpartisane, déposée par le groupe Liot. Dans la foulée, de nouveaux heurts ont opposé manifestants et forces de l'ordre dans plusieurs villes. Samedi 18 et dimanche 19 mars, à Paris, Nantes (Loire-Atlantique), Brest (Finistère) ou encore Lyon (Rhône), des tensions avaient déjà éclaté.
Pour comprendre les actuelles évolutions de la contestation, franceinfo a interrogé Emmanuelle Reungoat, maîtresse de conférences en science politique à l'université de Montpellier (Hérault) et chercheuse au Centre d'études politiques et sociales (Cepel).
Franceinfo : L'utilisation de l'article 49.3 semble avoir provoqué une évolution du mouvement d'opposition à la réforme des retraites. Comment l'analysez-vous ?
Emmanuelle Reungoat : L'enclenchement du 49.3 est une manière pour le gouvernement de rejeter les modes de contestations traditionnels, comme l'action syndicale ou la manifestation déclarée. En d'autres termes, le gouvernement considère qu'il n'a besoin d'être légitimé ni par la rue, ni par l'Assemblée nationale. Cette idée, qui veut que ce ne soit pas la rue qui gouverne, était aussi présente lors de précédents mouvements sociaux, comme celui des "gilets jaunes", mais aussi sous le quinquennat de François Hollande, au moment où son gouvernement faisait face à l'opposition à la loi Travail.
Les personnes qui s'opposent sont alors face à un choix : se démobiliser, ou passer à des actions plus dures, notamment à travers des manifestations non déclarées, moins organisées et moins contrôlables. En ne reconnaissant pas la légitimité des syndicats représentatifs, qui sont pourtant unanimes pour dénoncer la réforme, le gouvernement prend un risque fort. Car même si cela ne mène pas forcément à une hausse de la violence, la défiance à l'égard de la politique traditionnelle et des institutions de la Ve République peut augmenter.
Le rejet de la motion de censure transpartisane, lundi, à 9 voix près, a une nouvelle fois donné lieu à une vague de contestation spontanée dans la rue...
Ce rejet va dans le même sens que le 49.3. L'opposition, dans toute son hétérogénéité, est arrivée au bout des outils de contestation traditionnels à sa disposition. Cela place les manifestants face au même choix qu'après le 49.3 : se démobiliser ou déborder les formes de mobilisation institutionnelles, et aller vers des formes d'actions plus radicales, comme les blocages. Toutefois, la séquence syndicale n'est pas terminée, une manifestation doit avoir lieu jeudi. Même si la motion de censure n'a pas été adoptée, le score du rejet était très serré. Cela notifie la fragilité du gouvernement. Dans le même temps, on peut penser qu'une partie des manifestants se sent également délégitimée après ce qui s'est passé à l'Assemblée. Cela contribue aussi à renforcer la contestation.
Vous travaillez sur le mouvement des "gilets jaunes", qui se caractérise par son autonomie vis-à-vis des organisations syndicales. Percevez-vous des similarités dans le mouvement actuel ?
Il faut rester prudent, car le mouvement est très récent. Ces dix dernières années, on a assisté à une diversification des formes de luttes et à la naissance de mouvements à côté des organisations syndicales, comme celui des "gilets jaunes", ou le mouvement Nuit Debout au moment de la loi Travail. Le mouvement social actuel est aussi le fruit de ces précédentes contestations. J'ai l'impression qu'il y a actuellement dans la rue un certain nombre de "primo-contestataires", c'est-à-dire des personnes qui manifestent pour la première fois ou alors qui en ont peu l'habitude. C'est une similitude avec le mouvement des "gilets jaunes".
Parallèlement, on assiste à un retour en force des mobilisations syndicales et salariales traditionnelles. On se trouve face à une hétérogénéité des formes de contestation et des types de profils dans la rue. Cela conduit à une multiplication des formes de protestations.
Une forte mobilisation de la jeunesse pourrait-elle faire évoluer le mouvement ?
Mai 68 est resté un symbole à ce sujet. On considère souvent que si la jeunesse prend part à un mouvement social, cela ouvre la possibilité à un élargissement de la contestation. C'est à la fois une crainte pour les dirigeants et un espoir pour les personnes mobilisées. Dans l'imaginaire collectif – qui est peut-être issu de 1968 – la jeunesse est plus radicale dans ses formes d'actions. Il y a aussi l'idée que les jeunes sont plus disponibles que les salariés, qu'ils peuvent se libérer plus facilement. Enfin, une partie de l'imaginaire associé à une crise politique repose sur la désectorialisation. Si des catégories socio-professionnelles, qui normalement se côtoient peu (des salariés, des étudiants), se retrouvent dans la rue, cela contribue à une massification du mouvement.
Des dégradations de permanences d'élus ont eu lieu le week-end dernier. La question d'une contestation violente est-elle inséparable de l'émergence d'un mouvement social ?
C'est un débat qui existe depuis toujours au sein des mouvements sociaux, avec des variations en fonction des contextes et des gouvernements. Cela peut conduire des participants à se désolidariser desdits mouvements. D'autres fois, au contraire, une tolérance peut se créer entre les formes de protestation. Au début du mouvement des "gilets jaunes", quand des violences ont éclaté, certains participants s'en sont éloignés, avant d'y revenir après s'être questionnés sur l'utilisation de la violence. Certains estiment désormais que différentes formes de lutte peuvent cohabiter.
Ce n'est pas un débat nouveau, mais il n'existe pas de règles générales. Cela dépend aussi des points de comparaison que l'on se fixe. Les mouvements sociaux actuels paraissent moins violents que ceux du XIXe siècle par exemple, où le niveau de violence, et notre niveau de tolérance à cette dernière, étaient beaucoup plus élevés. Aujourd'hui, la violence se veut surtout symbolique, avec des blocages ou des dégradations de biens matériels, en réponse à une violence symbolique des institutions, en tout cas du point de vue des manifestants. Mais jusqu'ici, on peut souligner que le mouvement contre la réforme des retraites a été, dans son ensemble, pacifique et encadré. Les syndicats ont été efficaces.
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