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Au cœur du parquet national financier, qui mène l'enquête sur l'affaire Fillon

Publié Mis à jour
Temps de lecture : 22min
Article rédigé par Elodie Guéguen, franceinfo
Radio France

franceinfo a ouvert les portes de l'institution judiciaire qui enquête sur l'affaire Fillon : le parquet national financier, créé il y a trois ans en réponse à l’affaire Cahuzac. En coulisse, quinze magistrats sont chargés de traquer les délinquants en col blanc.

Le parquet national financier (PNF) est une institution judiciaire discrète et souvent peu loquace. Elle est d'ailleurs sous le feu des projecteurs depuis le début de l'affaire Fillon. franceinfo a pu exceptionnellement entrer dans ses coulisses et en découvrir les rouages.

Deux protagonistes se dessinent, depuis les premières révélations du Canard enchaîné, le 25 janvier dernier : l’un tient des conférences de presse dans lesquelles il met en doute l’impartialité et la légitimité des magistrats. L’autre répond par de brefs communiqués sur l’utilité de poursuivre les investigations engagées. Une partie de bras de fer se joue à distance depuis plusieurs semaines entre le candidat François Fillon et la procureure générale financière, Eliane Houlette.

Le Canard enchaîné a jeté un sacré pavé dans la mare en affirmant que l’épouse du candidat Les Républicains à la présidentielle avait bénéficié durant de longues années d’un emploi supposé fictif d’attachée parlementaire. Moins de 24 heures après la publication de l’hebdomadaire satirique, le PNF annonçait l’ouverture d’une enquête préliminaire. Cette célérité a de quoi étonner, répètent les proches de l’ancien Premier ministre, qui voient dans cette enquête une manœuvre politique visant à déstabiliser leur champion.  

La vitesse, c’est pourtant, depuis sa création en 2003, l’une des marques de fabrique du PNF. Il a lancé des investigations sur des soupçons d’évasion fiscale dès la parution dans la presse des listings des "Panama Papers" ou des "Football Leaks". Les époux Fillon n’auraient donc pas subi de traitement particulier. Jean-Marc Toublanc, le secrétaire général du PNF, l'assure : "Nous sommes très attachés à l’égalité de tous devant la loi. Dès que nous constatons des soupçons d’un délit qui relève de nos compétences, on se saisit de l’affaire quelle que soient l’importance, la sensibilité ou la couleur politique de la personne concernée." Jean-Marc Toublanc ajoute qu'"à plusieurs reprises, nous avons engagé très rapidement des enquêtes pour vérifier la réalité des faits présentés dans la presse."

Au PNF, on veut répondre à "l'exaspération" des Français

Dès sa prise de fonction, la procureure Eliane Houlette a fait savoir qu’elle réserverait à tous les justiciables le même traitement. Chez les délinquants en col blanc, déclarait-elle, "le sentiment d’impunité ne doit plus exister". Un avis partagé par son adjointe, Ulrika Delaunay-Weiss : "On entend l’exaspération de nos concitoyens face à ce qu’ils perçoivent comme des injustices, décrit-elle. Je pense que 99,9% de nos concitoyens respectent la loi, n’ont ni de compte bancaire à l’étranger, ni de compte offshore. Il y a une exaspération vis-à-vis de ceux qui ont les moyens de respecter la loi et qui pourtant ne la respectent pas."

C’est aussi la philosophie de l’office central de lutte contre la corruption, les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) créé en même temps que le PNF il y a trois ans. C’est à ce service de la police judiciaire que le parquet a confié la très sensible affaire Fillon. "C'est la première campagne présidentielle qu’affronte l’office, explique le directeur de l'OCLCIFF, Thomas de Ricolfis. On s’était préparé mentalement à ce que des affaires sortent de cette période un peu délicate. Se préparer, c'est une chose, recevoir une enquête, c’est autre chose..." 

Thomas de Ricolfis, directeur de l'OCLCIFF. (ELODIE GUEGUEN / RADIO FRANCE)

Dans son grand bureau de l'OCLCIFF à Nanterre (Hauts-de-Seine), le téléphone n’arrête pas de sonner. Thomas de Ricolfis ne nie pas la pression quotidienne : "En principe, le chef est là pour recevoir la pression et ne pas la redistribuer aux enquêteurs. Il faut que les enquêteurs puissent travailler de manière sereine, calme, méthodique, et avancer dans l’enquête, quel que soit son résultat." Il précise, sans évoquer nommément le dossier Fillon, qu'"on travaille ici à charge, mais aussi à décharge. On prend tous les éléments de l’enquête, quelle que soit la piste que l’on explore."

Le parquet national financier est né du séisme Cahuzac

Le PNF et l’OCLCIFF sont tous les deux nés du même scandale : l’affaire Cahuzac. En 2013, après des mois de dénégations à la suite des révélations de Mediapart, le ministre du Budget chargé de la lutte contre la fraude fiscale a fini par reconnaître qu’il cachait une partie de son argent à l’étranger. Face au scandale, François Hollande a annoncé une série de mesures pour moraliser la vie publique, lutter contre l’évasion fiscale et les atteintes à la probité.

Le parquet national financier revendique une très grande liberté d’action, et il a pu ainsi enquêter sur d’anciens ministres, notamment Jérôme Cahuzac et Thomas Thévenoud, et des sénateurs, comme Serge Dassault. L’office anticorruption gère lui aussi des dossiers explosifs : l’affaire Paul Bismuth qui vise Nicolas Sarkozy, le "Kazakhgate", ou encore l’affaire des attachés parlementaires du Front national.

Ces enquêtes sensibles auraient-elles pu être menées par le passé ? Pas certain, répond le directeur de l’OCLCIFF, Thomas de Ricolfis. "C’est un lent mouvement de fond qui a permis à la justice financière de prendre son indépendance. Il y a des enquêtes que nous faisons aujourd’hui que nous n'aurions pas faites il y a 20 ans." Le patron de l'office confie par exemple qu'il aurait été "soit impossible soit très compliqué" d'enquêter sur le président de la République sortant. Selon lui, la justice a aujourd'hui acquis la maturité pour le faire.

Depuis ses bureaux, le PNF enquête jusqu'au Panama ou la Russie

Le PNF a pris ses quartiers au pôle financier du tribunal de grande instance de Paris, dans un immeuble haussmannien du 9e arrondissement. "Ici, vous êtes au premier étage du pôle financier, décrit le secrétaire général, Jean-Marc Toublanc, qui fait visiter les lieux. Au PNF, nous sommes 15 magistrats, 10 fonctionnaires de greffe, quatre assistants spécialisés et experts techniques. Ici, vous avez le service du greffe et, un peu plus loin, vous avez les bureaux des procureurs adjoints, des magistrats. Voici celui de Vincent Filhol." 

Vincent Filhol, substitut du procureur, est l’un des cinq magistrats du PNF à travailler sur les "Panama Papers", le scandale international d’évasion fiscale révélé en avril dernier par un consortium de journalistes d’investigation. Le PNF s’est saisi du dossier, car des centaines de noms français apparaissaient sur ces listings d’exilés fiscaux. "On n’a pas ouvert 500 enquêtes, il a fallu choisir, raconte Vincent Filhol. Nous faisons des demandes d’information à l’administration fiscale, à la cellule Tracfin, pour choisir les cibles les plus intéressantes. On a 22 cibles françaises : des personnes physiques et des personnes morales. Nous avons eu un ensemble de perquisitions depuis le mois d’avril dernier pour sept cibles identifiées. Des auditions, des gardes à vue, des saisies pénales aussi ont été faites, et nous espérons engager des poursuites dans un délai raisonnable." 

Le pari n’était pas gagné d’avance. L’enquête sur les "Panama Papers" est tentaculaire et très difficile à mener. Vincent Filhol décrit des schémas d’évasion fiscale beaucoup plus élaborés aujourd'hui qu’il y a quelques années et, in fine, cinq à six intermédiaires entre la personne qui cherche à échapper à l’administration fiscale et le pays où se trouve un compte bancaire. Pour les affaires les plus complexes, le PNF est en mesure de mobiliser beaucoup de moyens. À titre d’exemple, 96 personnes ont participé à une spectaculaire opération de perquisition dans les bureaux français de Google l’année dernière. La firme est soupçonnée de fraude fiscale aggravée. Le PNF a été saisi de l’enquête par les services de Bercy.

Le PNF enquête également sur des affaires liées au sport, un champ qui était jusqu’alors peu exploré par la justice. Depuis les "Football Leaks", le PNF a été sollicité par l’Agence mondiale antidopage pour travailler sur une affaire mêlant des faits de dopages chez des athlètes russes et des faits de corruption dans l'athlétisme international. Jean-Yves Lourgouilloux, procureur financier adjoint, est en charge de ces dossiers. Accepter la mission proposée par l’Agence mondiale antidopage "correspondait exactement à notre manière de travailler, c’est-à-dire être proactifs, pouvoir lancer des investigations rapidement, travailler à l’international et donc on a tout de suite embrayé !"

En tirant le fil, les magistrats du parquet financier sont remontés jusqu'à l'attribution des JO de Rio 2016 et Tokyo 2020 : "On travaille désormais sur les conditions d’attribution des plus grandes compétitions sportives mondiales, championnats du monde ou Jeux olympiques, raconte Jean-Yves Lourgouilloux. À partir du moment où il y a des enjeux économiques, il y a des risques d’agissements frauduleux, de corruption et de conflits d’intérêt."

Le parquet revendique la fermeté de ses réquisitoires

Près de 180 affaires d’atteinte à la probité sont actuellement traitées par le parquet financier. Certaines, emblématiques, ont été jugées, et des peines plutôt sévères ont été prononcées par le tribunal. Au procès de Jérôme Cahuzac, la procureure Eliane Houlette est allée en personne requérir contre l’ancien ministre. Il a été condamné à trois ans de prison ferme, du jamais vu dans une affaire de fraude fiscale. L’ancien ministre socialiste a fait appel, tout comme le sénateur et industriel Serge Dassault, condamné il y a quelques semaines à deux millions d’euros d’amende et d'une peine de cinq ans d’inéligibilité pour fraude fiscale. Autre procès retentissant : celui de l’ancien bras droit de Nicolas Sarkozy, Claude Guéant, condamné en appel à de la prison ferme pour l’affaire des primes en liquide du ministère de l’Intérieur.

Au PNF, on assume parfaitement cette fermeté réclamée lors des réquisitoires. "Il y a une rupture du pacte de confiance entre les citoyens et leurs représentants, insiste la procureure Ulrika Delaunay-Weiss. Nous parlons aussi de cela dans nos réquisitions, lorsque nous demandons au tribunal d’alourdir les peines. Nous disons au tribunal : 'Écoutez cette exaspération face à ces gens-là, et sanctionnez-la'. Ce qui est en jeu, c’est le fonctionnement de notre démocratie."

Ulrika Delaunay-Weiss, adjointe à la substitut de la procureure du parquet national financier. (ELODIE GUEGUEN / RADIO FRANCE)

En trois ans de fonctionnement, le PNF a réussi à solder de vieilles affaires

Selon les associations de lutte contre la corruption, qui avaient pourtant, pour certaines, accueilli avec scepticisme la création du PNF, le bilan de l’institution après trois années de fonctionnement est plutôt positif. "Le PNF a désembourbé et accéléré le traitement de dossiers dont certains traînaient depuis des décennies, comme le dossier Balkany, énumère Daniel Lebègue, président de la section française de l’ONG Transparency InternationalIl y a des affaires emblématiques comme Cahuzac, Dassault, Guéant, et bientôt les biens mal acquis, probablement Balkany et les grands dossiers de blanchiment de fraude fiscale organisée, comme UBS et HSBC."

Mais sur le plan judiciaire, le PNF a aussi concédé quelques défaites cuisantes. La relaxe de François Pérol, le banquier passé par l’Elysée, en est un exemple (le procès en appel se tiendra en mars). La relaxe du marchand d’art milliardaire Guy Wildenstein est également considéré comme un échec. 

Comment expliquer que le PNF soit parvenu à "désembourber" certains dossiers politico-financiers ? Cela tiendrait en partie à sa stratégie de garder la majeure partie de ses dossiers en enquête préliminaire, et à privilégier la citation directe du mis en cause devant un tribunal correctionnel. L’enquête préliminaire, à la différence de l’information judiciaire confiée à un juge d’instruction indépendant, est contrôlée de A à Z par les parquetiers. Elle offre peu de moyens à la défense de s’exprimer durant le temps des investigations. Or, dans les dossiers financiers, les mis en cause ont souvent une armada d’avocats qui peuvent suspendre le temps judiciaire en multipliant les recours.

Jérôme Karsenti est l'avocat de l’association Anticor. "La stratégie du parquet qui consiste à dire : 'Je traite le dossier rapidement en préliminaire et le lieu du débat contradictoire sera l’audience', cela a au moins la vertu de traiter des dossiers dans un temps qui est plus conforme à l’exigence de vérité des citoyens. On a vu ces dernières années que les informations judiciaires traînaient en longueu. Le dossier des sondages de l’Élysée, ça fait sept ans que ça dure et on n’est pas au bout de la procédure. Pourquoi ? Parce qu’on a de multiples recours. Au moment où arrive le procès, souvent, la question n’est plus d’actualité et ça n’a même pas d’effet d’exemplarité ou d’effet pédagogique !"

En interne, certains magistrats instructeurs expriment leur frustration

Les chiffres sont éloquents : à la création du PNF, en février 2014, 37% des dossiers étaient traités en enquêtes préliminaires, 63% en informations judiciaires. Au mois d’octobre 2016, le parquet gardait 74% des affaires en préliminaire et seuls 26% des dossiers étaient traités à l’instruction par les juges.

Cette stratégie de l’enquête préliminaire et de la citation directe a forcément des détracteurs. Certains juges d’instruction ont la désagréable impression qu'ils vont vite se retrouver au chômage technique. Le pôle financier du TGI de Paris comporte une vingtaine de magistrats instructeurs à la réputation solide : Renaud Van Ruymbeke, Serge Tournaire et bien d’autres.

Sous couvert d’anonymat, l’un d’eux a confié à franceinfo sa frustration, son amertume et nous a raconté les rapports tendus que les juges entretiennent avec la patronne du PNF : "Eliane Houlette ne nous aime pas. Pour elle, les juges d’instruction sont des électrons libres. Elle nous ignore. Depuis que le PNF existe, il n’y a quasiment plus d’ouverture d’informations judiciaires. Avant, on se plaignait d'avoir trop de dossiers, aujourd'hui c'est l'inverse. On ne traite quasiment plus que nos vieilles affaires, on vit sur le stock !"

Il est vrai que le PNF a beaucoup d’appétit. D’ailleurs, Eliane Houlette milite pour une extension de son champ de compétences. Elle souhaiterait pouvoir avoir la main sur les dossiers de financement illégal des campagnes électorales, et sur les infractions d’escroquerie et d’abus de confiance.

Avec 15 parquetiers pour plus de 400 affaires, les moyens restent limités

Une étude d’impact menée à la création de l’institution avait révélé qu’il faudrait au moins 22 parquetiers pour traiter 260 dossiers. Ils sont 15 aujourd’hui pour plus de 400 affaires. Charles Duchaîne, ancien juge d'instruction, estime ces moyens insuffisants. "Avec des moyens aussi limités, on ne peut pas prétendre faire un travail exhaustif."

Ancien juge d’instruction réputé à Marseille, Charles Duchaîne s’apprête à prendre la tête de la toute nouvelle Agence française anticorruption créée par la loi Sapin 2, votée en décembre. Selon lui, depuis 30 ans, les effectifs de la justice financière n’ont cessé de baisser. "J’ai connu une période où les services de police et de gendarmerie consacraient aux enquêtes économiques et financières des moyens beaucoup plus importants. Et puis ces moyens ont été d’année en année réduits dans des conditions telles qu'un certain nombre de mes collègues, procureurs ou juges d’instruction, ne savent même plus trop à qui s’adresser quand ils ont une enquête financière à mener."

Pour ce magistrat à la réputation solide, il existe un manque de volonté politique pour lutter contre la corruption en France. C’est aussi l’analyse de l’avocat d’Anticor, Jérôme Karsenti. "On l’a bien vu au moment du débat sur le non-cumul des mandats, et avec les résistances des députés sur le vote des lois de transparence de la vie publique. Il y a une résistance absolue à ces changements parce qu'ils viennent s’attaquer aux privilèges qui sont les leurs. Donc, il n’y a pas de volonté politique sérieuse.Pour cet avocat, la création du PNF est une avancée mais elle n’est pas suffisante, car "il faut que nos représentants publics comprennent que l’exigence d’éthique et de lutte contre la corruption n’est pas un détail, mais touche à la question fondamentale de la démocratie. Je crois que si on ne s’attaque pas à ça, la démocratie va mourir !"

L'autonomie du PNF reste fragile

Le PNF est aussi fragilisé par son statut. Les magistrats du parquet ne sont pas indépendants de leur hiérarchie. Le débat est un serpent de mer, mais aucun responsable politique n’a souhaité couper ce cordon qui unit encore les parquetiers au Garde des sceaux. Officiellement, la Chancellerie ne donne plus d’instruction dans les dossiers individuels. Mais l’avocat Jérôme Karsenti estime que l'autonomie du PNF n'est pas suffisante. "Le PNF reste sous la subordination hiérarchique du garde des Sceaux, donc il n’est pas réellement indépendant", estime-t-il.

D'ailleurs, selon l’ancien procureur de Nice Eric de Montgolfier, qui vient d’apporter son soutien au candidat socialiste Benoît Hamon, l'avenir du PNF n'est pas garanti : "Je sais qui est au PNF en ce moment et j’en suis rassuré, explique-t-il. Mais demain, un autre pouvoir peut, sans supprimer totalement la structure, la vider, la rendre inefficace. Il suffira de mettre des magistrats plus complaisants à la place de ceux qui y sont actuellement. Honnêtement, ça se trouve..."

Pour Eric de Montgolfier, il y a encore du chemin à faire dans la lutte contre les délinquants en col blanc. Certes, des scandales ont apporté des réponses ponctuelles. Certes, des personnes se portent aujourd’hui garantes de l’indépendance du PNF. Mais quand une institution repose avant tout sur ceux qui la dirigent, c’est qu’elle est encore fragile.

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