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Pourquoi le Sahel est-il une impasse pour la France ?

Depuis 2014, l'armée française s'emploie à lutter contre les mouvements jihadistes au Sahel dans le cadre de l'opération Barkhane. Six ans plus tard, le conflit est toujours plus complexe. 

Article rédigé par franceinfo avec AFP et Reuters - Coline Renault
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Des soldats français de l'opération Barkhane patrouillent au nord du Burkina Faso, en novembre 2019. (MICHELE CATTANI / AFP)

Malgré les 5 100 soldats français déployés au Sahel, l'opération Barkhane n'aura pas empêché la mort des six humanitaires français, tués dimanche 9 août dans une attaque jihadiste à Kouré, au Niger. L'armée française lutte depuis 2014 contre la menace terroriste dans cette zone grande comme l'Europe qui rassemble le Mali, le Niger, le Burkina Faso, le Tchad et la Mauritanie. Elle combat aux côtés des armées locales, réunies dans ce qu'on appelle le G5 Sahel, contre les groupes jihadistes, souvent rivaux, qui pullulent dans la région : l'Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM), lié à Al-Qaïda, Boko Haram ou encore le AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique). Six ans après le début de l'opération, Emmanuel Macron a décidé en janvier de renforcer le dispositif militaire présent sur place. A l'instar des Etats-Unis en Afghanistan, la France s'est enlisée dans un conflit compliqué où elle peine à obtenir des résultats. Pourquoi cette guerre au Sahel est-elle un tel bourbier pour la France ?

Parce que les jihadistes gagnent du terrain

Au début de l'opération Barkhane, en 2014, la guerre du Sahel se concentrait surtout au Mali. Elle s'est depuis étendue au Burkina Faso, au Niger et au Tchad. L'attaque terroriste perpétrée contre les humanitaires français de l'ONG Acted, dimanche au Niger, montre que les jihadistes gagnent du terrain : "Le drame de Kouré est d'autant plus préoccupant qu'il a lieu à quelques dizaines de kilomètres de Niamey, la capitale", analyse Bertrand Badie, expert en relations internationales, dans Le Parisien. La réserve de Kouré était en effet réputée "relativement sûre", contrairement au nord-est du pays, déjà contrôlé par les jihadistes. Les groupes terroristes se sont implantés dans des parcs naturels touristiques désormais infréquentables. Ils contrôlent ainsi la bande du "WAP", un ensemble territorial de 4 700 hectares composé du parc du Pendjari, du parc W et du parc d'Arly. 

Les groupes jihadistes s'ancrent de plus en plus sur les territoires qu'ils contrôlent, selon Emily Estelle, de l'American Entreprise Institute (AEI). "Les groupes progressent dans leur lecture des réalités locales et commencent à proposer des formes de gouvernance", constate la chercheuse. "Ils assouvissent des besoins simples de la population", ajoute-t-elle, évoquant par exemple la gestion des droits d'exploitation des terres ou de l'usage de l'eau dans les villages.

Sahel, zone couverte par l'opération Barkhane. En vert, la région dite des "trois frontières", particulièrement sensible. (ETAT-MAJOR DES ARMÉES)

Parce que les soldats locaux participent au chaos

L'armée française ne vient pas en appui à une gouvernance politique et militaire efficace, mais s'emploie à lutter aux côtés d'armées qui participent elles-mêmes au chaos local. Disparitions forcées, exécutions sommaires… Le Conseil de sécurité de l'ONU s'est penché, lundi 5 juin, sur les accusations d'exactions commises par les soldats du G5 Sahel. Début avril, la mission des Nations unies au Mali (Minusma) dénonçait la "multiplication" des méfaits imputés aux armées nationales, évoquant ainsi "des exécutions sommaires et disparitions forcées ou involontaires, lors des opérations militaires et de sécurisation".

Selon l'ONU, 101 exécutions extrajudiciaires ont été perpétrées par l'armée malienne. Au Niger, une centaines de personnes auraient été tuées par des militaires dans la région de Tillabéri, dans l'ouest du pays, selon la publication d'une liste de personnes disparues qui a circulé en avril. Une quinzaine d'autres sont mortes dans des cellules de gendarmerie de l'est du Burkina Faso, après avoir été arrêtées pour complicité avec les jihadistes. Il s'agissait d'après l'ONU de civils, abattus sommairement. "Le jour, on craint l'armée ; la nuit, on craint les jihadistes", résume un villageois aux équipes de l'American Entreprise Institute

Parce que les violences se multiplient

Face aux violences commises par les jihadistes et par les forces militaires, des milices d'auto-défense se sont armées. Et ces groupes entretiennent une rivalité qui vire à l'affrontement intercommunautaire. Les Peuls, un peuple de tradition pastorale établi dans toute l'Afrique de l'Ouest, sont particulièrement victimes de ces exactions. Soupçonnés de complicités avec les jihadistes, ils sont la cible de représailles. "On a beau faire des rapports, dénoncer que tant de Peuls ont été tués et jetés dans un puits, ou bien montrer au monde une fosse commune, rien n'est fait ensuite", déplore un cadre de l'association malienne peule Tabital Pulaaku sous le couvert de l'anonymat. "Déclenchées sur fond de rivalités, de règlements de comptes familiaux et de litiges fonciers ancestraux, les violences intercommunautaires ont été exacerbées par la montée en puissance des jihadistes", écrit aussi Le Monde. "Avec la prolifération des armes de guerre en provenance du Nord, les affrontements sont devenus plus meurtriers, accélérant la dégradation des relations entre voisins."

Parce que les gouvernements n'ont pas tous la même doctrine avec les terroristes

Par ailleurs, les gouvernements du G5 Sahel entretiennent des relations avec les groupes jihadistes combattus par l'opération Barkhane, en dépit de la doctrine officielle du Quai d'Orsay qui refuse toute négociation avec les terroristes. Le 12 mars, le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM), lié à Al-Qaïda, s'est dit prêt à négocier avec Bamako à condition que les troupes françaises quittent le Mali, dans un communiqué qui répond à une main tendue du président malien Ibrahim Boubacar Keïta. "Si négociations il y a, ce sera long, compliqué, et le sujet dépasse de beaucoup la simple question d'un retrait militaire français. L'enjeu, c'est le pouvoir dans cette zone, et aussi l'accès à l'eau, l'électricité, la santé", explique le journaliste Jean-Marc Four sur France Inter.

Parce que la France est seule dans cette guerre

A côté des soldats locaux, la France est de loin le pays occidental le plus impliqué dans cette guerre. Certains Etats européens, comme le Royaume-Uni, le Danemark ou l'Espagne, fournissent un soutien logistique important à l'opération Barkhane. D'autres ont bien quelques hommes sur place : l'Allemagne a notamment envoyé quelques centaines de soldats, mais pas sur des missions de combat, et l'Estonie une cinquantaine. Mais seule la France mène une guerre au sol d'envergure. En novembre, Emmanuel Macron avait appelé les autres pays occidentaux à prêter main forte à l'opération : "Une plus grande implication des alliés serait tout à fait bénéfique", a-t-il demandé, une semaine avant un sommet de l'Otan à Londres.

"C'est une guerre pour laquelle nous n'avons eu que peu de soutien de la part de nos amis européens, en particulier", estimait mardi matin sur franceinfo l'ancien ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner. "J'espère donc que dans une stratégie de paix, nos amis européens pourraient nous rejoindre, puisqu'ils ne l'ont pas fait pour la bataille. Et c'est la seule chose qu'on puisse faire. Il n'y aura pas d'espoir de succès militaire dans ces conditions."

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