Vrai ou faux Colère des agriculteurs : les maraîchers français font-ils face à une "concurrence déloyale" des autres pays à cause des normes qui leur sont imposées ?

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Une maraîchère récolte ses aubergines au milieu de plants de tomates, à le 27 juillet 2022, à Saint-Jean-de-Boiseau (Loire-Atlantique). (MAYLIS ROLLAND / AFP)
Face à Gabriel Attal, samedi, un maraîcher a affirmé que certains Etats "ont des moyens de lutte que l'on a supprimés en France". Cette dernière "est loin d'être le pays le plus strict sur la question des pesticides", nuance toutefois le porte-parole d'une ONG.

Trop de normes. Parmi les sujets de plainte des représentants du monde agricole français, la multiplication des règles figure en bonne place. Face au Premier ministre, samedi 20 janvier, un maraîcher des monts du Lyonnais s'est fait l'écho de cette situation qui, d'après lui, expose les producteurs de fruits et légumes à une "concurrence déloyale". Les autres pays, à commencer par les Etats membres de l'Union européenne, seraient soumis à moins de contraintes, selon les syndicats.

Lors d'un long échange avec Gabriel Attal, Bruno Ferret a ainsi assuré que "100% des fruits et légumes importés en France ne sont pas aux normes françaises". "Il est insupportable de s'entendre dire : 'On interdit certaines pratiques ou certains produits en France (...) et en même temps, on permet l'importation de produits de l'étranger qui eux utilisent ces mêmes produits", a répondu le Premier ministre. "C'est incompréhensible."

Si aucune donnée existante ne permet de confirmer ou d'infirmer la déclaration du maraîcher, elle témoigne d'un ressenti partagé par les professionnels du maraîchage et de l'arboriculture : celle d'un remplacement inexorable des fruits et légumes français sur les étals par les cerises, pêches, pommes, choux et courges produites par des concurrents, parfois moins contraints.  

Les "normes", une notion fourre-tout

Qu'en est-il en réalité ? Depuis une dizaine d'années, la production de fruits et légumes tricolore baisse, tandis que les importations augmentent, explique dans un récent rapport (PDF) France Agrimer, établissement national des produits de l'agriculture et de la mer. Pour déterminer la part des produits importés qui ne répondrait pas aux normes imposées aux producteurs français, encore faut-il s'accorder sur le sens donné aux "normes". Dans le discours de nombreux agriculteurs, le terme "recouvre des difficultés différentes", observe Aurélie Catallo, chercheuse à l'Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales). "Il désigne à la fois ce qui relève de la paperasse administrative, des contraintes réglementaires – environnementales ou sociales –, mais aussi des choses de l'ordre des conditions d'accès à des subventions, etc.", liste cette spécialiste de la politique agricole. Or, il faut distinguer ce qui relève des politiques nationales et des politiques européennes, précise-t-elle encore.

Faute d'une norme harmonisant les pratiques salariales au sein de l'UE, un employé ou saisonnier espagnol coûte en effet moins cher qu'un travailleur français, s'accordent les spécialistes interrogés. "Même le smic agricole allemand est moins élevé que le nôtre", précise Françoise Roch, présidente de la Fédération nationale des producteurs de fruits. 

Résidant dans le Tarn-et-Garonne, elle partage avec son confrère maraîcher le sentiment de crouler sous "les lourdeurs administratives", imposées par exemple dans le cadre du partage de la ressource en eau. "Si vous allez en Espagne, il y a des usines de désalinisation de l'eau de mer partout sur la côte. Des investissements énormes sont faits pour préserver le secteur agricole", illustre-t-elle, quand bien même cela ne suffit pas à mettre les maraîchers de la péninsule ibérique à l'abri des aléas climatiques. "En France, où on a la chance d'être dans une situation beaucoup moins grave, on demande juste de pouvoir stocker l'eau, mais il faut quatre ou cinq ans pour obtenir une autorisation", dénonce-t-elle.

Parmi les plus exposés au changement climatique, les agriculteurs assurent ne plus avoir la main sur "des choses qu'on a toujours faites pour le bien de notre ferme", poursuit la maraîchère, installée depuis les années 1980. "On n'a plus le droit de toucher à un fossé. En gros, dès que vous levez le petit doigt, vous vous exposez aux sanctions." Alors que la protection de la biodiversité garantit la poursuite des activités agricoles, les mesures appliquées à cet effet placent la profession dans un dilemme inédit. A la fois confrontés aux assauts répétés de nouvelles maladies et d'insectes ravageurs, ils sont appelés à se passer des solutions utilisées jusqu'alors, du fait des conséquences néfastes démontrées sur la santé, l'eau et les sols.

"Quand on va en Italie, ils nous rigolent au nez"

Reconnaissant que certaines normes, prises au nom de la santé publique et de l'environnement, "compliquent la vie de nos agriculteurs", Gabriel Attal a rappelé, face à Bruno Ferret, l'attachement de la France aux "clauses miroirs". Ces normes négociées dans le cadre des accords commerciaux protègent tous les agriculteurs européens, en interdisant l'importation de produits traités avec des molécules interdites en France. Mais pour le maraîcher, le problème ne vient pas forcément du Brésil ou de l'Afrique du Sud.

"Quand on va en Italie, ils nous rigolent au nez", a raconté l'agriculteur. Contre la mouche drosophile, un insecte ravageur qui terrasse, entre autres, les cultures de cerises, "ils ont des moyens de lutte que l'on a supprimés en France", a-t-il illustré, "et pourtant, c'est bien l'Europe". Ce cas de figure, bien réel, est rendu possible par l'approche européenne de l'épineuse question phytosanitaire :  hors exemption spécifique, l'interdiction d'une molécule par la Commission européenne s'applique à tous les pays membres. Mais un pays peut choisir de prendre les devants et d'interdire sur son sol une molécule toujours autorisée dans l'UE.  

La France, qui a adopté un plan Ecophyto dès 2009, sous Nicolas Sarkozy, et s'est engagé à réduire l'utilisation des pesticides, est régulièrement accusée d'en faire trop par des agriculteurs qui dénoncent des alternatives trop chères, voire inexistantes. "La France est loin d'être le pays le plus strict sur la question des pesticides", assure pourtant François Veillerette, porte-parle de l'ONG Générations futures. "Elle affiche 283 matières actives autorisées", détaille-t-il, en parcourant le site de la Commission européenne. "C'est certes moins qu'en Italie, qui en compte 310, ou qu'en Espagne et en Grèce [respectivement 299 et 295 molécules], mais c'est plus qu'au Portugal (270), en Allemagne (262), en Belgique (269), ou aux Pays-Bas, pourtant grand pays agricole." Quant au plan Ecophyto, "il n'a rien donné en 15 ans", fustige-t-il, rappelant que la France a obtenu des dérogations de l'UE pour les néonicotinoïdes, l'insecticide fatal pour les pollinisateurs.

Pour confirmer ou infirmer la non-conformité aux règles françaises de l'intégralité des fruits et légumes importés dans l'Hexagone, il faudrait donc, pour chacun, comparer les molécules autorisées dans les pays fournisseurs de la France. Une liste longue comme le bras "et qui change tout le temps", au gré de l'avancée des travaux menés par les agences sanitaires, chargées de se pencher sur les nouvelles molécules proposées par les fabricants. "Si une agence nationale – comme en France l'Anses – observe des métabolites qui ont telle ou telle caractéristique, c'est fini pour le produit en question. C'est de la science, pas du militantisme", insiste François Veillerette, qui cite en exemple le S-métolachlore, un désherbant interdit en France, puis dans le reste de l'UE.

L'harmonisation, la solution ?

Si les normes françaises génèrent, au sein de l'UE, une concurrence déloyale dénoncée par les agriculteurs, la solution réside-t-elle dans l'harmonisation ? Faut-il interdire "pour tout le monde" les molécules dangereuses pour la santé ? Fixer par la voie réglementaire un objectif de réduction des pesticides, indolore pour la France, déjà dotée de son plan Ecophyto ? C'était en partie l'ambition d'un règlement sur l'usage durable des pesticides, texte clé du Pacte vert européen, discuté l'an dernier à Bruxelles et "torpillé par la droite et l'extrême droite européenne," relève François Veillerette. "En dénonçant les normes parmi les revendications – légitimes – des agriculteurs, il y a pour certains représentants agricoles l'envie de faire sauter les réglementations qui ne leur plaisent pas, pour continuer de pratiquer l'agriculture des années 60", déplore-t-il.  

Dans le monde agricole, "la transition écologique est indispensable", abonde Aurélie Catallo. "Son niveau d'ambition est défini par la science. C'est celui qui permettra de rester dans le cadre des limites planétaires et de maintenir notre capacité de production agricole", plaide-t-elle. "Qu'en vertu de la manière dont elle a été présentée jusqu'à maintenant, la transition soit mal vécue, mal comprise et au final pas supportable pour le monde agricole : voilà le vrai sujet de discussion."

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