Vrai ou faux Crues dans le Pas-de-Calais : curer les cours d'eau permettrait-il d'éviter les inondations ?

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Vue aérienne d'une partie inondée de la commune de Blendecques (Pas-de-Calais), après la crue de l'Aa, le 3 janvier 2024. (CHARLES CABY / AFP)
Après les récentes inondations, les voix se multiplient pour réclamer le curage des canaux. Mais ce procédé seul n'a pas la capacité de protéger les habitants du département face aux évènements météorologiques extrêmes qui se multiplieront à l'avenir, sous l'effet du changement climatique.

Dans le Pas-de-Calais, les sinistrés sont à bout. A deux reprises en l'espace de quelques semaines, les habitants de près de 200 communes ont subi des inondations sans précédent, causées par les crues de l'Aa, de la Canche, de la Liane et de l'ensemble du réseau de cours d'eau qui serpentent entre les paysages vallonnés des Flandres et la mer du Nord.

Lancée par un sinistré, une pétition "pour le curage de la Canche", c'est-à-dire le retrait des sédiments qui stagnent au fond du cours d'eau, avait recueilli vendredi 12 janvier plus de 15 000 signatures. A Blendecques, le long de l'Aa, une manifestation est prévue samedi à l'initiative d'un collectif d'habitants, qui appelle sur Facebook à se battre notamment en faveur du "curage". 

"Cela fait des années que [les habitants] demandent à ce que l'on cure l'Aa jusqu'à son débouché sur la mer", s'est agacé Fabien Roussel, invité de franceinfo, jeudi. "Quand on cure le fond des canaux, ça n'empêche pas les grandes crues exceptionnelles, mais ça limite quand même", a fait valoir le secrétaire national du Parti communiste, relais de leur exaspération. 

Un argument récurrent

L'argument d'un mauvais curage des cours d'eau a convaincu une population excédée. En novembre déjà, après la première vague d'inondations dans le Pas-de-Calais, la section départementale de la FNSEA et les Jeunes agriculteurs avaient mené une action symbolique de curage dans le canal de Calais.

Lundi, c'est à Outreau, où la Liane rencontre la mer, que le syndicat agricole a garé ses tracteurs. "Les systèmes actuels de gestion de l'eau ne sont plus entretenus, ce qui occasionne les débordements qui étaient prévisibles", a dénoncé sa branche locale dans son appel à la mobilisation, partagé sur les réseaux sociaux, fustigeant "l'idéologie environnementale". 

L'argument semble rencontrer un certain écho. "On n'a plus le droit de curer les rivières pour sauver les grenouilles !", s'agaçaient ainsi des sinistrés rencontrés par franceinfo. Cette justification, massivement relayée, est régulièrement mise en avant par la FNSEA dans les régions frappées par des sinistres. En 2014, le syndicat agricole rendait déjà la protection des amphibiens responsable d'inondations dans le Var – un département au profil géographique, géologique et hydrologique pourtant sans grand rapport avec les Flandres maritimes.

Une confusion entre "curage" et "entretien" 

Directrice du syndicat mixte pour l'aménagement et la gestion des eaux de l'Aa (SmageAa), Agnès Boutel entend fréquemment cet argumentaire depuis vingt ans. Face à la polémique qui a rejailli, elle relève une certaine confusion entre les différentes opérations d'entretien des cours d'eau : le curage, le nettoyage ou le retrait d'objets charriés par les crues.

Sur la partie 'rivière' de l'Aa, en amont de Saint-Omer, "cela fait soixante jours que nos équipes d'entretien retirent les arbres qui se sont mis en travers des ponts, des anciens barrages, etc.", explique-t-elle. "On a retiré beaucoup de ballots de foin. Dans le secteur de Blendecques, mes collègues ont retiré des palettes qui s'étaient mises dans le passage de moulins pendant les intempéries, ce qui peut, dans le cas d'un événement plus classique, augmenter l'inondation dans le centre-ville."

Agnès Boutel distingue aussi les opérations pertinentes dans les zones pentues de la région, "où le curage se fait naturellement, avec la pente", et les zones les plus plates, où la situation se complique en cas d'inondations. "Souvent, les gens ont l'impression qu'en retirant les sédiments, on permettra à de plus grands volumes d'eau de s'écouler, mais ce n'est pas le cas", insiste cette spécialiste.

Pour en comprendre la raison, le géologue Francis Meilliez, professeur émérite à l'université de Lille et directeur de la Société géologique du Nord, propose de faire "cette expérience que font tous les gamins sur la plage" : "Vous faites d'abord un trou pour faire couler de l'eau. Si vous voulez approfondir ce trou, vous verrez que cela va réactiver l'érosion en amont" et ainsi aggraver le problème, poursuit-il. 

"Les agriculteurs qui voient les cours d'eau en crue sur leurs terres pensent qu'il faut approfondir le lit pour que l'eau qui déborde latéralement reste contenue. Cela peut paraître logique, mais il suffit d'observer pour comprendre que ça ne marche pas comme ça."

Francis Meilliez, géologue

à franceinfo

D'autant que "ne faire que curer, cela n'a pas de sens. C'est sans fin", continue Agnès Boutel. Du moins, tant que les sols agricoles alentour seront incapables de mieux retenir les sédiments. "Nous travaillons avec des agriculteurs pour limiter l'érosion et le ruissellement des sols, et garder les limons sur les parcelles agricoles", explique la directrice du SmageAa. "Ces dernières années, on a implanté dans le secteur de l'Aa 26 km de haies et de fascines [des sortes de palissades de bois basses faites de fagots maintenus par des pieux] en limite de parcelles pour freiner les ruissellements et retenir les sédiments. Mais il en faudrait peut-être dix fois plus." 

Au-delà du curage, la réparation des erreurs du passé 

Car ces précieuses haies avaient auparavant été arrachées du paysage. Jusqu'aux années 1950, la vallée de l'Aa comptait une foule de petites parcelles agricoles. Plantées "un peu dans tous les sens", les cultures garantissaient des obstacles à l'eau, plus à même de s'infiltrer dans des sols en bonne santé, raconte Agnès Boutel. Leur regroupement, après la Seconde Guerre mondiale, a eu raison des prairies, talus, bandes d'herbe, arbres et haies qui délimitaient autrefois les terres entre voisins. Soixante-dix ans après cette révolution du remembrement, ces alliés contre les inondations composent l'arsenal de ce qu'on appelle aujourd'hui les "solutions fondées sur la nature".

L'urbanisation galopante a également entamé la résilience du territoire. Pour l'illustrer, Francis Meilliez prend l'exemple de la Calotterie, près de Montreuil-sur-Mer, dans l'estuaire de la Canche. Sur une carte géologique des années 1960, "on voit bien le hameau, qui se trouve sur la rive gauche, et la route, qui a dû être un guet, qui relie la rive droite et est bordée de quelques maisons", pointe-t-il. "De part et d'autre, on distingue la craie et le sable avec, au milieu, rien que des alluvions [des dépôts sédimentaires]", explique-t-il. "C'est normal, c'est un estuaire. Sauf que si on regarde une photo satellite actuelle, on constate que plein de maisons ont été construites à cet endroit."

Une carte géologique de la commune de la Calotterie (Pas-de-Calais), issue de l'application Infogéol, développée par le Bureau de recherches géologiques et minières (à gauche) et la même zone, telle qu'elle apparaît sur Google Maps. (INFOGEOL / BRGM / GOOGLE MAPS)

"Les zones humides ont été progressivement asséchées. Les terrains plats ont été construits et on a oublié qu'ils avaient historiquement une fonction d'espace tampon en cas de crues, se désole le géologue. Alors évidemment, il faut nettoyer les cours d'eau. Mais ça ne règle pas le problème des 70 ans passés."

Se préparer aux crues de demain 

Entretien des canaux, réimplantation des haies, création de nouveaux espaces de débordement, installation de batardeaux (des structures étanches utilisées pour retenir l'eau), pédagogie… Qu'elles concernent les agriculteurs, les pouvoirs publics ou les habitants, "il existe beaucoup de solutions complémentaires qui, mises bout à bout, améliorent la situation et protègent déjà efficacement des crues 'habituelles'", assure la directrice de la SmageAa.

Lors d'une visite dans le secteur de l'Aa, le 4 janvier, Christophe Béchu a annoncé des mesures d'urgence pour les communes sinistrées. Dans les canaux qui en ont besoin, les travaux de curage seront facilités et accélérés, a déclaré le ministre de la Transition écologique. Mais "on peut aller jusqu'à considérer qu'il y a des endroits où il faut racheter des biens, utiliser les dispositifs qui existent pour faire en sorte qu'il n'y ait plus d'habitations", a-t-il ajouté.

Car les solutions actuelles protègent certes des crues "décennales" (qui ont chaque année une chance sur 10 de se produire), voire "centennales" (une chance sur 100), mais il n'y a guère de solution miracle face à des phénomènes tels que les événements récents du Pas-de-Calais. Et pour cause, l'épisode de novembre a été qualifié par Météo-France de crue "millénale" (une chance sur 1 000 de se produire)

L'avenir promet de mettre encore à l'épreuve ces territoires, en partie situés sous le niveau de la mer. Selon une étude prospective sur les effets prévisibles du changement climatique commandée par l'Institution intercommunale des wateringues, "les événements que nous avons pu vivre courant novembre peuvent se répéter", a déclaré jeudi sur franceinfo Frédérique Barbet, adjointe au directeur de l'organisme.

L'enjeu, "c'est d'apprendre à vivre avec les crues", tranche Agnès Boutel, consciente qu'il est difficile pour une population traumatisée d'envisager cette option. Ou, reconnaître, comme Francis Meilliez que "contrairement à ce que l'on croit collectivement, la technologie ne permet pas à l'homme de s'affranchir des systèmes naturels." Et le géologue de conclure : "Nos ancêtres, quand ils étaient inondés une fois, deux fois, ne se posaient pas la question. Ils s'installaient 500 m plus haut".

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