Reportage Inondations dans le Pas-de-Calais : la gestion et l'entretien des wateringues de nouveau questionnés après les crues

Depuis des siècles, ce réseau de 1 500 kilomètres de canaux et de fossés draine l'eau dans le secteur situé entre Calais, Saint-Omer et Dunkerque. Mais il n'a pas suffi à éviter les crues lors des récentes intempéries exceptionnelles.
Article rédigé par Fabien Magnenou - envoyé spécial dans le Pas-de-Calais
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Patricia Charles, habitante de Tilques (Pas-de-Calais), ne peut plus accéder à sa maison, le 5 janvier 2024. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

"On n'a plus le droit de curer les rivières pour sauver les grenouilles !" L'accusation, un brin provocatrice, émane d'un habitant de Bourthes. Mais les mots entendus sont similaires du côté de Wizernes, Saint-Omer ou encore Thérouanne. Avant la lente décrue entamée jeudi 4 janvier, l'eau est montée très vite dans toutes ces villes, comme cette petite musique très présente au sein de la population du Pas-de-Calais, encore surprise par l'ampleur des inondations. L'entretien des cours d'eau et des fossés est-il correctement réalisé, ou pénalisé par des normes trop strictes, au risque de freiner l'évacuation de l'eau ?

A ce jour, 1 500 kilomètres de canaux, de cours d'eau et de fossés permettent de drainer un polder conquis durant des siècles sur les marais. Ces wateringues, ou watergangs – du flamand "water" pour "eau" et "ring" pour "cercle" – permettent d'évacuer dans la Manche l'eau de ruissellement des fleuves Aa et Liane, depuis le terrain plat et argileux situé entre Calais, Dunkerque et Saint-Omer, où vivent 450 000 habitants. A marée basse, l'eau s'écoule vers la mer par gravité, à travers des écluses ouvertes. Des pompes peuvent également tourner, en cas de surplus. A marée haute, les écluses restent closes, pour éviter que l'eau ne remonte dans les terres.

Mais les inondations récentes, qui succèdent à celles de novembre, ont montré les limites du réseau, dans un contexte de précipitations exceptionnelles, pire encore qu'en 2002. Pour s'en convaincre, il suffit de se rendre à Tilques, au cœur du marais audomarois quadrillé par des rivières navigables, des wateringues et des fossés. A certains endroits, difficile de distinguer la route du cours d'eau.

Un réseau débordé par des crues historiques 

Au bout d'une toute petite route, la maison de Patricia Charles baigne dans la soupe environnante. "Les wateringues, c'est de la boue. Des arbres poussent à l'intérieur, il y a de l'herbe… Aucun nettoyage n'est fait", accuse-t-elle. Cette habitante sinistrée désigne également un fossé, privé en l'occurrence, dont le nettoyage incombe à son propriétaire. "Pourtant, tous les ans, ils viennent curer le marais, qui est navigable".

Une wateringue totalement engorgée à Tilques (Pas-de-Calais), le 5 janvier 2024, dans le marais audomarois. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Près du pont de la Guillotine, quelques barques ont chaviré et flottent à grand-peine. Un homme, sous sa capuche d'imperméable, brave la pluie pour pêcher. Lui n'est pas certain que l'entretien des wateringues soit en cause dans les récentes inondations. "Il faut toujours que les gens trouvent un coupable. Mais même avec un curage parfait, si on ne sait pas évacuer en temps et en heure..." Cet habitant pointe également "les surfaces bétonnées, goudronnées. Et dans les champs, il n'y a plus de haies depuis des décennies."

Christophe Seynaeve, président de la septième section des wateringues, se défend lui de toute responsabilité concernant l'élévation du niveau des eaux. "Nous sommes la seule section qui ne gère pas le niveau, annonce-t-il d'emblée. Notre seul travail est d'entretenir les canaux", avec des opérations de curage et de débroussaillage. La section intercommunale dispose d'un budget de 600 000 euros, explique l'agriculteur, pour mener ce travail à l'aide de cinq grues, quatre sur chenilles et quelques barges. Des moyens limités, selon lui.

Mais la section n'a pas les coudées franches, poursuit-il, en raison de la mise en place d'un plan de gestion, en 2014, avec plusieurs partenaires institutionnels. "Auparavant, on curait quand on voulait. Désormais, nous devons prévoir le curage en avance et tenir compte des végétaux, des plantes et des poissons", autrement dit de l'écosystème local.

Christophe Seynaeve, président de la 7e section des wateringues, le 5 janvier 2024 à Saint-Martin-lez-Tatinghem (Pas-de-Calais). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Pour autant, il estime que l'entretien des wateringues n'est pas en cause dans les épisodes de crues récents. "A Blendecques et Arques, si l'Aa peut écouler 50 m3 par seconde au maximum et qu'il en arrive 80, c'est noyé !, lâche-t-il. La seule solution, c'est de créer des bassins de rétention". Concernant le marais audomarois, qui connaît régulièrement des crues en février et en mars, le surplus d'eau vient de nappes phréatiques saturées très tôt. "Et le problème, c'est qu'en plus des cours d'eau habituels, on récupère aussi la Lys. Quand elle déborde, il est plus court de l'écouler ici qu'en Belgique", assène-t-il.

"Quand on m’a dit que les pompes avaient été renvoyées, après les inondations de novembre, j’ai fait des bonds."

Christophe Seynaeve, président de la septième section intercommunale des wateringues

à franceinfo

En novembre, une trentaine de tracteurs avaient bloqué une départementale à l'entrée de Calais, pour dénoncer le mauvais entretien des fameux canaux. La FDSEA, un syndicat agricole, avait demandé à l'Etat une rallonge financière pour nettoyer les ouvrages et moderniser le matériel, à commencer par des pompes jugées "sous-dimensionnées" et parfois vétustes. Chose que la Cour des Comptes avait déjà dénoncée dans son rapport de septembre (PDF, page 27). Elle soulignait le "mauvais état" global des canaux et le risque qu'un "nombre limité d'entre eux [soit ]susceptible de déborder et de créer des inondations."

"Le système de pompage n'a pas évolué"

"La problématique, c'est le ruissellement. Il faut qu'il soit maîtrisé, avec des diguettes, des fossés, pour ralentir l'eau au maximum", explique pour sa part Allan Turpin, maire d'Andres. Une gestion qui incombe selon lui aux intercommunalités et à l'Institution intercommunale des wateringues (IIW). Il égratigne également les sections des wateringues, chargées de l'entretien. En somme, l'élu dénonce "un millefeuille" dans la gestion actuelle des canaux, synonyme de "vrai bordel".

"Le système a été mis en place par nos aïeux ; à l’époque il n’y avait pas 50 000 études. Là où il y avait des fuites d’eau, ils faisaient un fossé et laissaient l’eau s’écouler."

Allan Turpin, maire d'Andres (Pas-de-Calais)

à franceinfo

Allan Turpin mène ce combat depuis son arrivée dans la commune d'Andres en 2006, année d'une inondation alors que sa maison était en construction. "Nous sommes sur des polders. Sur ma commune, nous sommes passés de 100 à 500 maisons en quelques décennies, sauf que le système d'évacuation hydraulique vers la mer n'a pas évolué", poursuit-il. 

A la tête de l'association "Stop inondations Pas-de-Calais", lancée après l'épisode catastrophique de novembre, il fait la visite du canal des Pierrettes, un exutoire qui relie la rivière Neuve à la mer. Ici, explique-t-il, "l'an passé, des agriculteurs ont déjà retiré 1,20 m de vase", pour montrer que l'ouvrage n'était pas entretenu. Il dénonce également un rétrécissement des berges, qui réduit le volume drainé, et l'apparition de branchages obstruant les ouvrages.

Allan Turpin, maire d'Andres et président de l'association "Stop inondations Pas-de-Calais", devant une station de pompage à Calais, le 5 janvier 2024. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

"En 2022, il nous a été confié 140 kilomètres de canaux de ce type-là, dans un état déplorable, lui rétorque Bertrand Ringot, président de l'IIW. Nous voyons bien la tâche immense. Mais pour le moment, nous attendons avant de les accepter, car sans revenus dédiés, je suis incapable de les entretenir".

"Nous avons une capacité de pompage de 100 m3 par seconde, opérationnelle à 90% car nous avons du mal à réparer une pompe ancienne, faute de pièces", argumente Bertrand Ringot, alors que la question du pompage est régulièrement pointée du doigt. Le maire de Gravelines dit avoir remplacé, depuis son arrivée, quatre pompes installées à côté de la mer, à Mardyck, mais réclame davantage de moyens pour assurer sa mission. 

La situation, d'ailleurs, pourrait encore se compliquer à l'avenir. "Actuellement, sur 2 m3 évacués, la moitié s'écoule par gravité et l'autre avec des pompes. Mais avec le réchauffement climatique, le niveau de la mer risque de monter et de diminuer la possibilité d'évacuer en gravitaire." Allan Turpin, lui, menace de porter plainte contre X pour dénoncer la gestion de l'eau. Au téléphone avec la sous-préfecture, l'élu demande à rencontrer le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu, lors de sa prochaine visite. L'occasion de voir déferler une nouvelle vague. De critiques, cette fois.

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