"Cold cases" : comment la justice enquête sur les parcours de vie des tueurs et criminels en série
Quels sont les détails de la vie de Francis Heaulme, condamné pour avoir tué onze personnes ? L'itinéraire précis de celui qu'on surnomme "le routard du crime" ? En a-t-il commis davantage ? Des enquêteurs retracent son parcours, afin de comprendre s'il est l'auteur de certains crimes non élucidés. Il n'est pas le seul : selon le parquet de Nanterre, onze parcours de criminels, ou de personnes soupçonnées d'avoir agi en série, font l'objet d'une enquête.
Les investigations sont menées dans le cadre d'une procédure qui a vu le jour avec le pôle national judiciaire dédié aux crimes sériels ou non élucidés, communément appelé "pôle cold cases". Une juridiction spécialisée, basée au tribunal judiciaire de Nanterre (Hauts-de-Seine), et lancée il y a tout juste deux ans, le 1er mars 2022.
Retracer le parcours d'un criminel dans sa totalité pour mieux l'appréhender : sur le papier, le concept paraît simple. En réalité, "c'est une création juridique", souligne auprès de franceinfo Pascal Prache, le procureur de la République de Nanterre. Un nouvel outil créé par la loi pour la confiance dans l'institution judiciaire datant du 22 décembre 2021, qui a permis l'émergence du pôle cold cases deux mois plus tard.
"Inverser le raisonnement"
A ce jour, dix parcours criminels sont ouverts dans le cadre d'informations judiciaires et sont donc confiés aux trois juges d'instruction du pôle cold cases, dont Sabine Kheris, sa coordinatrice. Le parquet est, en plus, en charge d'un parcours dans le cadre d'une enquête préliminaire. "L'objectif est de faire des recoupements, de vérifier si la personne dont on retrace le parcours se trouvait à proximité de faits qui ne sont pas élucidés", explique Pascal Prache.
"Au lieu de travailler sur des faits, on se concentre sur une personne, afin de retracer son parcours de vie dans toutes ses dimensions."
Pascal Prache, procureur de Nanterreà franceinfo
Dans une procédure classique, rappelle le procureur de Nanterre, "le juge travaille sur le parcours de la personne, mais il n'aura pas nécessairement connaissance de faits qui pourraient correspondre à son parcours de vie et qui auraient été commis ailleurs". "On vient inverser le raisonnement. C'est une petite révolution en droit français, une exception à un principe fondateur", estime Marine Allali, avocate au cabinet Seban, spécialisé dans les cold cases.
"Un travail de fourmi"
Or, comme pour un puzzle, l'objectif du parcours criminel est d'assembler les pièces qui constituent la vie d'un tueur en série, ou soupçonné de l'être. "Les enquêteurs extraient tous les éléments de personnalité des procédures dans lesquelles la personne a pu être inquiétée ou condamnée. Typiquement, des éléments sur la vie carcérale, personnelle, ou encore professionnelle. Ils vont ensuite les compléter, refaire un certain nombre de vérifications, essayer d'élucider les zones d'ombre", développe le procureur de la République de Nanterre.
Activités professionnelles, relations, amis, déplacements, hospitalisations, interpellations, photos, voire téléphonie… Toutes les informations qui existent dans les dossiers sont d'abord rassemblées avant d'être épluchées dans les moindres détails.
"On recense où cette personne a habité, quels étaient ses horaires de travail, où elle se trouvait à tel moment…"
Pascal Prache, procureur de Nanterreà franceinfo
"Avant d'être incarcéré, Francis Heaulme était très imprévisible. Il n'avait aucune limite géographique et le profil de ses victimes est très diversifié. On peut donc penser qu'en plus de celles qui lui valent une condamnation, il y en a eu d'autres. Il faut le vérifier", pointe Marine Allali.
"On passe tout à la moulinette, c'est un travail de fourmi, confirme une source judiciaire à franceinfo. Et si la personne est âgée, on accélère autant que possible, car on sait que le temps est compté." Néanmoins, dans certains cas, les enquêteurs s'intéressent aux parcours de vie de criminels déjà morts, à l'instar du tueur et violeur en série Michel Fourniret.
Les éléments de personnalité recueillis peuvent ensuite être transférés dans des affaires précises, afin d'améliorer les enquêtes menées sur des crimes non élucidés. "L'idée, c'est de nourrir, à partir du parcours criminel, d'autres dossiers", qu'ils soient ou non instruits au pôle, souligne Pascal Prache. Le parquet de Nanterre confirme que des auditions de témoins ont déjà eu lieu dans ce cadre, et qu'elles vont se poursuivre.
"Il y a parfois des pépites dans les témoignages. Un témoin peut faire la différence."
Une source judiciaireà franceinfo
Toutefois, ni une mise en examen, ni un renvoi devant la justice ne sont envisageables dans ce cadre juridique particulier. Pas plus qu'un interrogatoire de la personne dont on retrace le parcours de vie.
Un "système" sans "équivalent" dans le monde
Pour mener à bien ce travail colossal et minutieux, les magistrats du pôle cold cases s'appuient sur les enquêteurs de l'Office central pour la répression des violences aux personnes, ceux de la Division des affaires non élucidées de la gendarmerie, où une unité est dédiée aux parcours criminels, ou, parfois, de la Brigade criminelle de la préfecture de police de Paris, en fonction de leurs spécificités. Ces services, sollicités par franceinfo, ont décliné toute demande d'interview. Car le détail des nouvelles techniques utilisées par les enquêteurs constitue un secret bien gardé.
Ce parcours criminel à la française est un outil juridique unique au monde. "On s'inspire des expériences aux Etats-Unis, aux Pays-Bas et en Belgique, mais on n'a pas dupliqué un système : il n'existe pas d'équivalent", observe le procureur de Nanterre. "Les techniques d'enquête ne sont pas spécifiques", assure-t-il toutefois. Si les nouvelles analyses des scellés et le séquençage de segments d'ADN sont fréquents dans les enquêtes de crimes sériels ou non élucidés, ce n'est pas toujours le cas pour retracer un parcours criminel : dans ce cas, l'attention ne se porte pas sur des faits, mais sur un ensemble d'éléments.
Enquêteurs et magistrats capitalisent aussi sur leur expérience pour établir des connexions entre un auteur et ses crimes. Ainsi, ils tentent de s'appuyer sur "l'équivalent d'une mémoire criminelle", alimentée au fur et à mesure que les dossiers arrivent au pôle cold case. "Il existait déjà, avant la création des parcours criminels, des enquêtes de personnalité, obligatoires en matière criminelle. Dans ce cadre, une magistrate a déjà pu travailler sur le parcours de vie d'une personne, recueillir des éléments dans le cadre d'un autre dossier", relève le procureur de Nanterre.
C'est, par exemple, le cas de Sabine Kheris, connue pour avoir obtenu, lorsqu'elle était juge d'instruction au tribunal judiciaire de Paris, des aveux sur la mort d'Estelle Mouzin de Michel Fourniret et de son ex-épouse Monique Olivier. Cette dernière a d'ailleurs été condamnée à la perpétuité, en décembre, pour complicité du meurtre de la petite fille disparue en janvier 2003.
Un "outil étonnant", "encore en construction"
Connaître la vie d'un criminel permet de mieux le comprendre pour essayer d'avoir toutes les cartes en main face à lui, voire une longueur d'avance. Si un criminel n'est pas interrogé dans le cadre d'une enquête sur son parcours, il peut néanmoins toujours l'être dans le cadre d'un dossier précis. Un ou une juge doit créer un "lien", comme l'a fait Sabine Kheris avec Michel Fourniret et Monique Olivier, selon Corinne Herrmann.
C'est pourquoi cette avocate, également spécialisée dans les cold cases, martèle que les magistrats qui dirigent les enquêtes sur un parcours d'un criminel doivent pouvoir accéder à tous les dossiers dans lequel celui-ci est soupçonné. "Comment un juge peut-il trouver des indices sur criminel s'il ne le connaît pas assez ?", s'interroge-t-elle. "On est en train de refaire cette erreur, alors que le pôle a été créé pour l'éviter", observe Corinne Herrmann. L'avocate appelait, dès 2008, dans son livre Un tueur peut en cacher un autre, à "regrouper tous les dossiers qui peuvent répondre à un même tueur, devant les mêmes magistrats et services d'enquête, afin de centraliser les mêmes compétences, de sorte à dégager d'autres preuves".
Si elle constate qu'aujourd'hui un manque de coordination persiste, Corinne Herrmann a bon espoir de voir cet "outil étonnant" se construire "petit à petit". L'avocate est bien consciente qu'il faut patienter pour y parvenir. Et qu'il faudra encore du temps pour passer la vie de ces suspects au peigne fin pour apporter, enfin, des réponses aux familles de victimes et de disparus, qui les attendent depuis des années. "On comprend leur impatience, même si en deux ans, du chemin a été parcouru, assure le procureur de Nanterre. Mais le parcours criminel est un outil encore en construction, à l'image du pôle."
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