Iloé, Lysandre, Hadès… Quand les parents cherchent un prénom "unique" pour leur enfant

Article rédigé par Mathieu Lehot-Couette
France Télévisions
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Temps de lecture : 8 min
Les parents sont de plus en plus nombreux à rechercher des prénoms uniques pour leurs enfants. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Depuis une trentaine d'années, les prénoms rares, voire inventés, sont de plus en plus nombreux sur les registres d'état civil. Mais cette volonté de sortir des sentiers battus se heurte parfois à la justice.

Il est loin le temps où tous les clients trouvaient leur prénom sur les présentoirs de la boutique de bols bretons de Solen Le Flem. "Dans les années 1990, les gens rentraient dans le magasin et ils trouvaient aussitôt leur prénom. Aujourd'hui, ils rentrent et ils passent commande", raconte cette vendeuse établie à Perros-Guirec (Côtes-d'Armor). La commerçante liste les dernières demandes qui lui ont été faites : "Nous avons Aedann, Corize, Haïly, Kucius, Iloé..." Elle marque une pause, puis reprend, amusée : "Iloée encore, mais avec un e."

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En quête d'originalité, les parents sont de plus en plus nombreux à rechercher des prénoms rares, uniques, voire inventés pour leurs enfants. Le recensement des prénoms effectué par l'Insee atteste du phénomène. La proportion des enfants qui portent les 50 prénoms les plus donnés dégringole année après année. Désormais, ce "top 50" regroupe moins de trois enfants sur dix, alors que cette proportion était encore de huit sur dix à la fin des années 1940 pour les petits garçons, et de sept sur dix à la fin des années 1960, pour les petites filles.

Pour certains parents, il s'agit d'offrir à leur enfant un prénom moins commun que le leur. "Je m'appelle Elisabeth, mon conjoint s'appelle Sébastien. On a des prénoms bien pourris, bien classiques", témoigne cette maman parisienne. Pour leur premier enfant, né il y a treize ans, il y a eu débat au sein du couple. "Moi, j'aimais les prénoms originaux. J'étais même prête à en créer un de toutes pièces. Mais mon conjoint n'était pas d'accord. Il préférait des prénoms plus classiques." Le couple s'est mis d'accord sur Marius. "C'est un prénom qui est plus commun aujourd'hui. Mais à l'époque, ce n'était pas courant", souligne Elisabeth.

Quatre ans plus tard, pour l'arrivée de leur fille, Elisabeth et Sébastien choisissent un prénom plus rare. Ils optent pour Aria. "Mais ce n'est pas en référence au personnage d'Arya Stark dans la série Game of Thrones, corrige aussitôt la mère de famille. Nous, c'est Aria avec un i, en référence à l'air d'opéra." Pour leur dernier, un petit garçon, né il y a cinq ans, les parents ont de nouveau été tiraillés. "Je voulais un prénom indien : Arjun. J'aime beaucoup sa sonorité. C'est un peu doux et guerrier à la fois. Mais nous hésitions avec Lysandre", se souvient Elisabeth. "Nous avons gardé les deux jusqu'à sa naissance, en pensant même l'appeler Lysandre-Arjun", ajoute-t-elle. Finalement, Lysandre a été choisi comme premier prénom et Arjun comme second.

Le nouveau rôle social des prénoms

Pour le sociologue Baptiste Coulmont, cette quête d'originalité des parents révèle une transformation du rôle des prénoms dans la société. "Dans le temps, on utilisait plutôt les noms de famille pour s'identifier. Désormais, on utilise juste le prénom dans de nombreuses circonstances de la vie sociale : à l'école, au travail, dans les applications de chauffeurs en ligne", constate ce spécialiste de la sociologie des prénoms. Plus que le nom, le prénom fait l'identité de celui ou celle qui le porte.

"Au café, les serveurs inscrivent les prénoms des clients sur les gobelets. Même les instituteurs se font maintenant appeler par leur prénom par les élèves."

Baptiste Coulmont, sociologue

à franceinfo

Les professeurs des écoles sont aux premières loges de cette tendance au choix de prénoms originaux. "C'est quelque chose dont on plaisante souvent avec les collègues", glisse Sophie, enseignante en élémentaire dans une commune rurale d'Indre-et-Loire. Cette institutrice est marquée par l'inventivité des parents. Tout particulièrement pour les prénoms en "a" donnés aux petites filles. "Entre les Léanna, les Liana, les Elana, les Alissa et les Leila, il est parfois compliqué de s'y retrouver", avoue-t-elle.

Une envie de se distinguer

A Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), au café Rosechou, repaire des parents de nouveau-nés, Elodie, la gérante des lieux, reconnaît, elle aussi, qu'il n'est pas toujours facile de se rappeler les prénoms des bébés de ses clients. "Parfois, il y en a que je n'arrive pas à retenir. Il faut que je les écrive", confesse-t-elle. Des discussions avec les parents sur le choix des prénoms de leurs enfants, Elodie retient surtout l'envie de se distinguer. "Généralement, quand les parents choisissent des prénoms originaux, c'est vraiment pour ne pas faire comme les autres."

Marie, une habituée du café, fait partie de ces parents. "Mon mari a lui-même un prénom très rare, qu'il doit toujours épeler, et cela lui tenait vraiment à cœur que nos enfants aient eux aussi des prénoms uniques", raconte cette maman de deux garçons de 4 ans et demi et 2 ans. Pour trouver la perle rare, elle et son mari sont allés jusqu'à éplucher le très volumineux fichier des prénoms de l'Insee, qui recense les dizaines de milliers de prénoms donnés en France depuis 1900. "Nous avons isolé les moins donnés et nous avons trié jusqu'à trouver le nom de notre aîné", explique la jeune femme. Elle préfère d'ailleurs que les prénoms de ses enfants ne soient pas divulgués. "Ils sont tellement rares qu'ils seront tout de suite reconnus", craint-elle.

Une accélération depuis la révision du Code civil

Certains prénoms sont si peu courants qu'ils ne sont même pas communiqués par l'Insee. Il s'agit de ceux qui ont été donnés moins de 20 fois depuis 1946. Ceux-là sont anonymisés pour des raisons de secret statistique. Seul le nombre d'enfants qui les portent à la naissance est comptabilisé. Ils sont rassemblés dans une catégorie intitulée "prénoms rares" qui ne cesse de grossir année après année. En 2022, elle a regroupé plus de 8% des naissances de l'année.

La proportion de prénoms rares s'est envolée depuis 1993. Cette année-là, une réforme du Code civil a donné carte blanche aux parents pour choisir les prénoms de leurs enfants ainsi que leur orthographe. "Auparavant, les textes officiels prévoyaient que les prénoms devaient être issus des calendriers républicain ou grégorien. Mais on s'est aperçu que cette règle était de moins en moins respectée. Alors le législateur a décidé d'autoriser tous les prénoms", explique Laurence Gareil-Sutter, maître de conférences en droit privé à l'université Sorbonne Paris Nord.

La "boîte noire" des prénoms rares

Cette réforme a libéré la créativité des parents. Mais difficile de savoir quels prénoms ont émergé. "La catégorie des prénoms rares de l'Insee est une boîte noire. On ne sait pas ce qu'il y a dedans", explique le sociologue Baptiste Coulmont. A force d'être choisis, certains prénoms finissent tout de même par en sortir. "On voit alors apparaître des orthographes modifiées, comme Louïse, avec un tréma sur le i. Il y a aussi des prénoms d'origine étrangère, donnés par des petites communautés, comme les immigrés de Madagascar ou de l'île Maurice", constate le chercheur.

Pendant plusieurs années, un site internet baptisé La ligue des officiers d'état civil (Loec) a connu son heure de gloire en publiant les prénoms les plus excentriques donnés en France. En 2015, les deux auteurs du site racontaient à France 3 Hauts-de-France leurs trouvailles dans la presse locale et sur les réseaux sociaux. Y figurent des prénoms insolites tels que Prince-Lucas, Aboubacar-Jacky, Athena-Cherokee, Mignonette ou encore Daÿana.

Trop originaux pour la justice

Il reste malgré tout certains interdits. "Il n'est pas autorisé d'utiliser les chiffres arabes ainsi que certains signes et certaines lettres non utilisés dans la langue française", énumère la juriste Laurence Gareil-Sutter. Le tilde (~) fait régulièrement débat. Officiellement interdit, ce petit signe en forme de vague continue d'être utilisé pour certains prénoms, notamment en langue bretonne.

Mais il arrive aussi que la justice intervienne pour stopper les parents dans leur élan de créativité. "Dans les mairies, les officiers d'état civil ont l'obligation d'inscrire les prénoms choisis par les parents sur les actes de naissance. Néanmoins, s'ils jugent que le prénom est contraire à l'intérêt de l'enfant, ils peuvent saisir le procureur de la République pour entamer une procédure de suppression du prénom", précise Laurence Gareil-Sutter.

Plusieurs affaires ont défrayé la chronique ces dernières années. En 2015, La Voix du Nord rapportait l'histoire de parents qui avaient appelé leur bébé Nutella. Saisi de l'affaire, le tribunal de Valenciennes a décidé de supprimer le prénom du registre d'état civil. Les parents étaient absents à l'audience. Le juge a choisi de renommer l'enfant Ella. Quelques années plus tôt, en 2012, la Cour de cassation avait rejeté la demande de parents qui tenaient à tout prix à appeler leur enfant Titeuf, comme le héros de bande dessinée.

Une audace pas toujours du goût des enfants

Ce garde-fou prévu par la loi a cependant une limite : il dépend de l'appréciation des officiers d'état civil. "Un prénom signalé par un officier d'état civil dans une mairie peut très bien avoir été validé par un autre dans une autre mairie. Il est donc tout à fait possible que des enfants s'appellent vraiment Nutella ou Titeuf", remarque Laurence Gareil-Sutter. Le fichier des prénoms de l'Insee révèle certaines de ces contradictions. Il en va ainsi d'enfants nommés Hadès et Jihad. Ces deux prénoms ont fait l'objet d'annulation décidées par la justice. Pourtant les statistiques attestent que 68 Hadès et 692 Jihad sont bel et bien répertoriés à ce jour.

Mais les choix audacieux des parents ne sont pas toujours du goût des enfants. A Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), Mathilde et Maxime ont eux aussi eu à cœur de trouver un prénom "pas trop courant" pour leur premier enfant, né il y a dix ans. "Notre principal critère, c'était de trouver un prénom qui soit joli. Mais nous n'avions pas envie de tomber dans la catégorie des Timéo et des Nathan. On ne voulait pas être dans le top 10", raconte Mathilde. Ils ont opté pour Gwénolé, un prénom breton, plutôt peu donné en région parisienne. Mais l'enfant ne semble pas adhérer au choix de ses parents. "J'ai déjà croisé plusieurs de ses amis qui m'ont demandé où était Jean... C'est le deuxième prénom de Gwénolé", confie sa mère.

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