Pourquoi est-il si difficile de lutter contre le harcèlement scolaire ?
Cet article a été initialement publié le 11 juin 2023 après le suicide de Lindsay, adolescente victime de harcèlement scolaire. Franceinfo le republie, sans modifications, après la mort d'un adolescent, dans des circonstances similaires, à Poissy, mardi 5 septembre.
"Ça me semble insuffisant." Reçue par le ministre de l'Education nationale, Pap Ndiaye, lundi 5 juin, Betty n'a pas masqué son scepticisme. La mère de Lindsay, cette adolescente de 13 ans qui s'est suicidée le 12 mai après avoir été victime de harcèlement dans son collège de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais), venait de découvrir les nouvelles annonces du gouvernement pour lutter contre le harcèlement scolaire. Un bouquet de mesures qui vient compléter un dispositif déjà en vigueur.
Le même jour, quatre collégiens de Golbey (Vosges) poursuivis pour le suicide de Lucas, le 7 janvier dernier, ont été reconnus coupables de harcèlement. Mais le tribunal pour enfants d'Epinal n'a pas retenu de lien de causalité entre ces faits et le suicide de l'adolescent de 13 ans. A la lumière de ces deux drames, franceinfo a interrogé des professionnels pour tenter de comprendre pourquoi il est si difficile de juguler cette violence scolaire, qui toucherait près de 6% des élèves au niveau national, selon un rapport du Sénat datant de septembre 2021.
Des académies "qui traînent des pieds"
"En France, on a 35 ans de retard dans la lutte contre le harcèlement scolaire", déplore Jean-Pierre Bellon, directeur du Centre de ressources et d'études systémiques contre les intimidations scolaires (Centre Resis). "Aujourd'hui, on paye malheureusement les frais de ce retard", estime, à la lumière des récents événements, ce pionnier de la lutte contre le harcèlement scolaire.
"On ne conduit pas les enfants à l'école pour qu'ils soient maltraités, et par leurs camarades, de surcroît. Ce n'est pas possible."
Jean-Pierre Bellon, directeur du Centre Resisà franceinfo
Contre le harcèlement et le cyberharcèlement à l'école, l'Education nationale a élaboré un programme, mis en place dans certains établissements scolaires en 2019. Baptisé Phare , ce plan de prévention a d'abord été expérimenté dans six académies, avant d'être généralisé dans les écoles et les collèges à la rentrée 2022. Depuis cette date, tous les établissements doivent en théorie constituer un groupe de cinq adultes formés "au repérage et à la prise en charge des situations de harcèlement et de cyberharcèlement", se doter d'une équipe d'élèves-ambassadeurs chargés notamment d'alerter sur les situations inquiétantes ou encore mettre sur pied un atelier de sensibilisation pour les familles et les parents. Ce dispositif "était en place" au collège de Lindsay, selon les déclarations du ministre de l'Education nationale. Il n'a empêché ni le harcèlement, ni le suicide de l'élève. Pap Ndiaye le juge, malgré tout, "efficace". "Il permet de détecter des situations, mais il ne fonctionne pas comme il se doit dans tous les établissements", a admis le ministre.
"Le problème de Phare, c'est la disparité considérable entre les territoires. Il existe des équipes et des académies qui traînent des pieds", dénonce Jean-Pierre Bellon, qui a participé à l'élaboration de ce plan de prévention, désormais sous le feu des critiques. Cette disparité s'explique notamment, selon lui, par "une culture" solidement ancrée selon laquelle "les chamailleries feraient partie de la sociabilisation des élèves", et qui serait partagée jusque par certains professionnels de l'enfance. Une "illusion" dans laquelle la France se serait "bercée", entraînant en partie ce retard considérable dans les politiques publiques appliquées pour lutter contre le harcèlement scolaire.
Selon lui, le programme Phare souffre également d'un manque de publicité. "Qui, dans l'opinion, connaît actuellement les mesures de Phare ?", interroge-t-il. Le dispositif contesté devrait tout de même être étendu aux lycées à la rentrée prochaine, a annoncé mardi la Première ministre, Elisabeth Borne.
Des "solutions manichéennes" pour un phénomène complexe
Pour tenter de comprendre pourquoi le harcèlement scolaire est si difficile à enrayer, il faut se rappeler que le "phénomène est excessivement complexe", insiste la thérapeute Emmanuelle Piquet, dirigeante des centres de consultation et de formation Chagrin scolaire. Il s'agit d'une "escalade, entre un enfant 'en position basse', en souffrance, et un autre enfant ou groupe d'enfants qui, eux, sont en position de plus en plus 'haute', d'emprise et de toute-puissance." La spécialiste évoque un continuum dans ce harcèlement, qui commence souvent par ce qui peut être perçu par le monde adulte comme des taquineries, et qui peut déboucher sur des appels au suicide.
Alors que le Parlement a adopté, fin février 2022, une proposition de loi qui crée un délit de harcèlement scolaire, l a thérapeute déplore une approche française essentiellement tournée vers "l'indignation", débouchant sur des analyses "manichéennes et donc, des solutions manichéennes". "Depuis dix ans que l'Education nationale s'est emparée du sujet, elle s'attelle uniquement à moraliser et sanctionner le harceleur", regrette Emmanuelle Piquet. La thérapeute défend une approche à rebours, qui "outille" l'enfant victime pour qu'il puisse se défendre.
Jusqu'à présent condamnable juridiquement sous d'autres chefs, le harcèlement scolaire est, depuis cette loi de 2022, punissable de trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende lorsqu'il cause une incapacité totale de travail inférieure ou égale à huit jours. Dans le cas du jeune Lucas, les q uatre collégiens vosgiens ont ainsi été reconnus coupables, lundi 5 juin, de harcèlement scolaire. Une première.
"Pas de frontière entre la vie réelle et la vie en ligne"
"La vérité, c'est que nous ne disposons pas de solution immédiate contre le harcèlement scolaire", enchaîne Yasmine Buono, présidente de l'association Net Respect. L'ère du numérique "est venue intensifier" la problématique, et compliquer encore un peu plus toute tentative de la juguler. "A présent, s'il y a harcèlement dans un établissement scolaire, il y a du harcèlement sur la vie numérique. Il n'existe pas de frontière entre la vie réelle et la vie en ligne", insiste cette spécialiste de l'éducation numérique chez les plus jeunes. "Le harcèlement commence en classe, et trouve une caisse de résonance sur les réseaux sociaux, par SMS, sur les conversations de classe", corrobore la thérapeute Emmanuelle Piquet.
Ce terrain d'expression numérique s'avère particulièrement difficile à contrôler pour les parents et les professionnels de l'Education nationale. Les plateformes, dont les serveurs hébergent les contenus haineux, sont régulièrement accusées de laxisme. Un harcèlement d'autant plus facilité par l'expression faite sous couvert d'anonymat, ou encore par la pratique du flaming, c'est-à-dire de l'invective personnelle pratiquée en meute. Une passivité des géants d'internet que le ministre de l'Education nationale juge "inacceptable". Invité de franceinfo, mardi, il a reconnu la nécessité de "contraindre les réseaux sociaux" à agir. "Ils sont beaucoup trop lents, beaucoup trop hésitants", a déploré Pap Ndiaye.
Un vœu condamné à rester pieux ? Pas forcément, si l'on en croit la famille de Lindsay. A la sortie d'un entretien long de deux heures avec Brigitte Macron, mercredi, la mère de la jeune fille et son avocat, Pierre Debuisson, ont annoncé la tenue prochaine d'une réunion intergouvernementale pour agir contre le harcèlement scolaire sur les réseaux sociaux et tenter de "mettre un terme à l'impunité", et à l '"anonymat" qui y règne.
Si vous avez besoin d'aide, si vous êtes inquiet ou si vous êtes confronté au suicide d'un membre de votre entourage, il existe des services d'écoute anonymes. La ligne Suicide écoute est joignable 24h/24 et 7j/7 au 01 45 39 40 00. D'autres informations sont également disponibles sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé.
Pour signaler toute situation de harcèlement ou de cyberharcèlement, que vous soyez victime ou témoin, il existe des numéros de téléphone gratuits, anonymes et confidentiels : le 3020 (harcèlement) et le 3018 (cyberharcèlement), joignables du lundi au samedi, de 9 heures à 20 heures. D'autres informations sont également disponibles sur le site du ministère de l'Education nationale.
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