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Reportage "À côté du vaccin, il y a des problèmes anciens" : en Guadeloupe, la crise ravive la défiance vis-à-vis de l'Hexagone

Article rédigé par Fabien Magnenou - Envoyé spécial en Guadeloupe
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Un manifestant guide un camion de pompiers à travers un barrage au Gosier (Guadeloupe), le 23 novembre 2021. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Des barrages ont été mis en place partout sur l'île pour dénoncer l'obligation de vaccination des soignants et le pass sanitaire. Mais le mouvement traduit aussi un sentiment de déclassement et le manque de reconnaissance des spécificités locales.

Le jour se lève sur la plage des Salines et les reflets argentés de la mer sont encore pâles. Quelques piétons descendent la côte toute proche, car trois barrages bloquent l'accès aux véhicules, en direction de Mare Gaillard, un peu plus au nord. Pour pimenter le tout, des branchages enflammés barrent désormais la route. Des obstacles improvisés qui perturbent le quotidien des Guadeloupéens depuis déjà plus d'une semaine, alors que la crise sanitaire s'est transformée ici, comme en Martinique, en un violent conflit social.

A la manœuvre, ce matin-là sur la commune du Gosier, on retrouve des syndicalistes, des habitants et des militants du collectif Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP). Tous s'opposent à l'obligation vaccinale des soignants, que le gouvernement a repoussée en urgence au 31 décembre aux Antilles, ainsi qu'à l'instauration du pass sanitaire contre le Covid-19. Mais les revendications sont en réalité plus larges. Saisis par une âcre odeur de pneus brûlés, certains automobilistes arborent un tee-shirt blanc, en soutien au mouvement. Un peu plus tard, une infirmière se fait gentiment réprimander, avant d'obtenir un laisser-passer : "Il faut mettre votre carte professionnelle sur le tableau de bord, madame". Pour les autres, le demi-tour est obligatoire.

Le syndicaliste Hilaire Luce déplace des pneus sur un barrage au Gosier (Guadeloupe), le 23 novembre 2021.  (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

"Les barrages, c'est le moyen de pression pour nous faire entendre", résume Hilaire Luce, du Syndicat unitaire du Crédit agricole (Sunicag). "Depuis le 17 juillet, nous avons défilé chaque week-end contre l'obligation vaccinale des soignants et le pass. Cela fait quatre mois, et nous n'avons jamais été entendus."

Un "exercice de soumission" législatif 

Treize ans après la grève générale de 2009, c'est au CHU de Pointe-à-Pitre que se trouve l'épicentre de la crise. Lynsée Baloji, attachée de recherche clinique, non vaccinée, n'y travaille plus depuis le 21 novembre, soit huit jours après un courrier de mise en demeure. "J'ai un loyer, des traites… Avec mon mari qui travaille en bloc opératoire, nous avons dû retirer notre deuxième enfant de la crèche et vendre la deuxième voiture".

La jeune femme, émue aux larmes, se rend tous les jours sur le piquet de grève – "sa nouvelle famille" – pour dénoncer un "exercice de soumission" législatif visant le secteur de la santé, l'un des principaux employeurs de l'île, avec le tourisme. La direction du CHU assure que 87% des membres du personnel sont désormais en conformité vaccinale. Mais ce chiffre inclut "ceux qui ont un certificat de rétablissement, et qui vont bientôt le perdre", défend Sandro Sormain, syndicaliste dont le tee-shirt, très populaire parmi les grévistes, annonce la couleur en langue créole : "Non ! On ne va pas les laisser nous piquer. Quand tu tues, il ne faut pas avoir peur de mourir". 

Sandro Sormain, secrétaire adjoint de l'UTS-UGTG (Union des travailleurs de la santé), le 23 novembre 2021 à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Le responsable réclame une exception pour les soignants de l'outre-mer, où l'hésitation vaccinale de la population générale reste élevée. Au 16 novembre, selon la préfecture, seuls 46,43% des Guadeloupéens avaient reçu au moins une première injection, contre 77% de l'ensemble des Français. Au-delà des fausses informations et des rumeurs qui gangrènent les discussions sur l'épidémie et le virus, la défiance envers l'Hexagone explique en partie ce faible taux.

Une banderole sur la route de Pointe-à-Pitre depuis l'ouest de la Guadeloupe, le 24 novembre 2021.  (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Car à 6 750 kilomètres de Paris, les lois anti-Covid ont réveillé le poids de l'histoire et heurté une partie de l'opinion attachée à la spécificité du territoire caribéen. Pour expliquer leurs réticences, beaucoup dressent d'emblée un parallèle avec le scandale du chlordécone, un insecticide qui a empoisonné les sols de l'île. A la faveur d'une dérogation, et alors même que le produit était interdit dans l'Hexagone, celui-ci a été utilisé jusqu'en 1993 dans les bananeraies pour combattre le charançon, un insecte ravageur. Avec des conséquences gravissimes sur la santé des ouvriers agricoles l'ayant manipulé.

Un sentiment de déclassement

"Des aînés sont morts d'un cancer de la prostate, sans même avoir pu bénéficier d'une couverture maladie professionnelle", explique Agnès Coquin, infirmière gréviste de la clinique Choisy, au Gosier. Aux Antilles, le taux de ce cancer dans la population est deux fois plus élevé qu'en métropole. "Comment faire confiance à un gouvernement sur ce vaccin, alors qu'il nous a trahis la dernière fois ?", s'agace à son tour Stella, les yeux frondeurs, alors qu'un automobiliste klaxonne pour encourager les grévistes.

"On ne s'est pas levés un matin en disant : 'On va tout brûler en Guadeloupe !' A côté du vaccin, il y a des problèmes anciens. Le fossé se creuse avec la métropole."

Agnès Coquin, infirmière à la clinique Choisy, au Gosier

à franceinfo

Dans les discussions, les différences de pouvoir d'achat reviennent en boucle. En 2015, l'écart des prix avec l'Hexagone atteignait 12,5% en moyenne, selon l'Insee, et même 32,9% pour les denrées alimentaires. Plus largement, selon les grévistes, le quotidien est rempli de détails, a priori insignifiants, mais finalement pas si anodins, dont l'accumulation alimente le sentiment de "déclassement" des habitants. "Des tickets de la Française des Jeux n'existent pas en Guadeloupe, les Dacia sont plus chères...", cite Stella. Autre exemple : il a fallu attendre une loi de 2013 pour que le taux de sucre dans les sodas ne soit pas plus élevé dans l'archipel qu'à Paris. "On ne peut même pas planter de vigne, ça date du Code napoléonien", ajoute Julio, un jeune homme posté en retrait.

Un écriteau accroché par les grévistes sur la grille de la clinique Choisy du Gosier, en Guadeloupe, le 24 novembre 2021. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Les échanges, souvent, bifurquent sur le passé esclavagiste de l'île ou les émeutes de 1967, après un acte raciste. "En France, on se pose beaucoup de questions sur notre comportement, mais tout ce que fait l'Etat, c'est aux dépens de la Guadeloupe", déplore Jean-René Combes, un agent de la fonction territoriale, convaincu de vivre encore aujourd'hui dans "une colonie". Alors que la situation sanitaire de l'île est critique, les restrictions contre le Covid-19 sont vécues comme un passage en force de la capitale. "Aux Antilles, nous avons un passif sur la liberté, défend Agnès Coquin. C'est inscrit dans nos gènes, c'est inconscient."

"Notre spécificité n'est pas prise en compte"

Au barrage routier improvisé du Gosier, Cédric patiente les bras en croix. Père de quatre enfants et conducteur d'engins dans la commune de Saint-François, il est resté bloqué sur place depuis 6h30, ce mercredi, mais se dit "solidaire physiquement et mentalement" des manifestants. "Nous vivons une crise et nous subissons des coupures d'eau en permanence. C'est inadmissible." Sur l'île, le problème n'est pas nouveau. La Générale des Eaux, qui a quitté les lieux en 2017, est accusée de ne pas avoir assuré la réfection des équipements. "Les canalisations sont pourries, abîmées, ajoute une manifestante. Quand j'enlève le filtre du robinet, tous les six mois, il est sale, noir et plein de métaux".

Ridjy Hilaire, lui, patiente dans sa voiture. Derrière sa portière, il dénonce pêle-mêle l'inaction des élus locaux, qui mettent "leur intérêt personnel avant celui de la population", l'absence de transports collectifs et la hausse des prix des carburants sur une île où un jeune sur trois est au chômage. Cet agent de sécurité avait d'abord cherché une formation de boulanger-pâtissier, il y a huit ans. "J'ai démarché des patrons dans trois villes, mais je n'ai jamais trouvé", explique cet ancien de la liste "Faire partie de la solution" aux dernières élections régionales (1,17% en 2021). 

"On mène ce combat pour une forme de liberté. On a parfois l'impression de ne pas avoir les mêmes privilèges qu'en France. La situation pourrait durer, comme s'éteindre dans peu de temps."

Ridjy Hilaire, agent de sécurité

à franceinfo

Non loin de là, devant le stade Roger-Zami du Gosier, des adolescents laissent les heures défiler autour d'une moto. Adrien, lui non plus, n'a pas trouvé de stage de carrossier ou de pâtissier. "Alors je suis retourné passer mon bac pro d'aide à la personne", explique le jeune homme de 17 ans, qui espère décrocher son sésame pour devenir brancardier. Chaque année, "plus de 1 000 élèves sortent du système scolaire sans qualification, assure le syndicaliste Hilaire Luce. Il faudrait élaborer un panel de formations, mais ça n'a jamais été fait."

Des jeunes Guadeloupéens s'essaient tour à tour à parcourir quelques mètres en moto, le 23 novembre 2021 au Gosier (Guadeloupe). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Dans les années 1980 et 1990, "à Sainte-Rose, Cap-Esther, Goyave ou dans une grande partie des Abymes, on a construit des cités, des logements sociaux, sans commerces ou lieux de vie, analyse de son côté l'avocat Gérald Coralie. Et trente ans après, ces jeunes qui ont le même profil se retrouvent sur les barrages." Ce mercredi matin, au tribunal de Pointe-à-Pitre, il plaide en appel pour deux clients "en grande précarité", condamnés à un an de prison pour avoir volé, le week-end dernier, des tee-shirts lors d'un pillage. Loin de la carte postale vendue par les agences de voyages, il décrit cette réalité crue de la Guadeloupe de 2021, assimilée à une succession de "mondes parallèles".

L'avocat Gérald Coralie au palais de justice de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), le 24 novembre 2021.  (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

"Ici, il y a du champagne, des bateaux et du luxe. Mais il y a aussi des fonctionnaires, une classe moyenne et des jeunes de 28 ans qui touchent le RSA."

Gérald Coralie, avocat

à franceinfo

Enfin, dernier motif de ressentiment, de nombreux locaux estiment ne pas avoir les mêmes chances que les habitants de l'Hexagone d'occuper des postes à responsabilité sur l'île. Ce qui nourrit des discours plus identitaires. "Ici, l'expression de 'génocide par substitution', est dans l'esprit de beaucoup de gens", conclut Hilaire Luce. Cette expression employée par Aimé Césaire en 1977 a été reprise dans les années 2000 par des leaders syndicaux de la Martinique voisine. "II suffit de voir les administrations, de regarder la télé. Quand la stratégie d'une entreprise est abordée, vous ne voyez pas d'Antillais. Par contre, quand il s'agit d'un problème purement technique, vous voyez des Antillais qui travaillent."

La revendication d'une "évolution institutionnelle"

Le mot "racisme" n'est pas prononcé. Mais Henry Angélique, le président du conseil d'administration du service départemental d'incendie et de secours (Sdis) de Guadeloupe, l'a au bout de la langue. Si cette crise illustre un"rapport difficile" avec l'Hexagone, elle réveille en lui, comme chez d'autres, une histoire personnelle douloureuse : "Quand je suis parti faire des études en métropole, il y a vingt-cinq ans, j'étais fier et français, se souvient-il. Mais lors de l'inscription à l'université, j'ai dû cocher la case 099, celle des 'étrangers'. Ça a été un premier choc émotionnel".

Jocelyn Zou, secrétaire général adjoint de Force ouvrière pour les pompiers guadeloupéens, au rond-point Perrin des Abymes (Guadeloupe), le 25 novembre 2021. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Il fait désormais partie de ceux qui prônent "une évolution institutionnelle" afin de doter l'île de prérogatives accrues et de reconnaître ses particularismes. Un thème évoqué avec insistance sur les barrages routiers, ou dans les mots de Jocelyn Zou, secrétaire général adjoint de Force ouvrière des pompiers guadeloupéens. "Lorsque les lois sont votées à l'Assemblée, il faudrait un volet sur la spécificité des outre-mer", clame-t-il, même si, en 2003, le "non" l'avait emporté à 72% lors d'un référendum sur un changement de statut de ce territoire. A la demande d'élus de l'île, le ministère des Outre-mer a annoncé vendredi que Sébastien Lecornu se rendrait "prochainement sur place".

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