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Témoignages "Ça devient ingérable" : des pharmaciens s'agacent des retards de livraison du vaccin de Moderna

Article rédigé par franceinfo, Louisa Benchabane
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Une patiente se fait vacciner contre le Covid-19, le 26 mai, à Bordeaux, dans le quartier Bacalan où une nouvelle forme du virus est apparue. (PHILIPPE LOPEZ / AFP)

La récente panne d'un camion de livraison, qui a paralysé la campagne de vaccination en ville dans le sud de la France, est venue s'ajouter aux lourdeurs déjà subies au quotidien par les praticiens.

"On a l'impression de ne pas être considérés par les autorités dans la lutte contre le Covid-19." Les pharmaciens et médecins généralistes ne cachent plus leur lassitude après le retard de livraison du vaccin Moderna dans leurs officines et cabinets. Mercredi 26 mai, un camion de livraison de la plateforme logistique Alloga est tombé en panne alors qu'il transportait à son bord près de 145 000 doses du vaccin développé par Moderna destinées à quatre régions du sud de la France. 

Le véhicule devait déposer sa cargaison dans 73 entrepôts en Occitanie, en Auvergne-Rhône-Alpes, en Nouvelle-Aquitaine et en Provence-Alpes-Côte d'Azur, avant que les grossistes ne les répartissent dès le lendemain. "Je suis un peu choqué que le gouvernement déploie autant d'efforts pour communiquer sur l'arrivée du vaccin Moderna et qu'une panne de camion viennent enrayer toute la mécanique. Il n'aurait pas pu prévoir un plan B, non ?" s'agace auprès de franceinfo Frédéric Abecassis, pharmacien à Roujan (Hérault) et président du syndicat des pharmaciens du département.

"On évite d'appeler si on n'est pas sûrs"

Le praticien annonce avoir tiré la leçon des différents retards qu'il observe depuis le début de la pandémie dans son officine, et ne veut plus proposer de rendez-vous à ses patients avant que les doses arrivent"On évite d'appeler si on n'est pas sûr, explique-t-il. On reçoit beaucoup de personnes âgées qui ne sont pas vaccinées à cause de la prise de rendez-vous dans les centres, qui se fait sur internet. On prend le temps d'en discuter avec eux et de les inscrire sur nos listes, mais ça veut dire qu'on doit passer des dizaines de coups de fil lorsqu'un créneau se libère, il ne faut pas qu'ils se déplacent pour rien."

Chaque flacon contient 10 doses et les pharmaciens doivent s'assurer qu'autant de personnes soient disponibles pour "n'en perdre aucune goutte"Après la première dose administrée, le pharmacien doit donner la date pour la seconde dose.

"Un petit retard peut tout décaler et, à cette période de l'année, il se peut que des personnes partent en vacances sans la recevoir dans les temps."

Frédéric Abecassis

à franceinfo

L'arrivée du vaccin Moderna en pharmacie et chez les généralistes, depuis le 27 mai, laissait pourtant augurer un nouveau souffle dans la campagne de vaccination, alors que tous les plus de 18 ans peuvent désormais se faire vacciner. "Les retards sont problématiques car, en plus de l'élargissement de la tranche d'âge, les vaccins ARN sont attendus dans les cabinets. Les Français ont un désamour pour AstraZeneca et on comptait sur l'arrivée de Moderna pour accélérer les vaccinations", explique à franceinfo Jean-Christophe Calmes, médecin généraliste près de Sète (Hérault).

"On a l'impression que le schéma se reproduit"

Mais la panne du camion qui a paralysé toute la vaccination dans le sud de la France n'est pas la seule raison du mécontentement général des pharmaciens et médecins généralistes. A Caen, dans la pharmacie de quartier que Wilfried Waultier gère avec un associé, les problèmes logistiques ne sont qu'"un éternel déjà-vu". Le gérant décrit d'une voix lourde la fatigue accumulée par ses équipes depuis le début de la pandémie en France, en mars 2020, liée notamment aux pénuries de gels hydroalcooliques et de masques auxquelles il a dû faire face. "On l'impression que le schéma se reproduit avec les vaccins Moderna qui tardent à arriver", confie-t-il à franceinfo.

"À chaque fois, on est en première ligne pour gérer le décalage entre la communication du gouvernement, qui invite les citoyens à se rendre dans les pharmacies, et les clients qui appellent en permanence pour obtenir un rendez-vous."

Wilfried Waultier, pharmacien à Caen

à franceinfo

Pour pouvoir s'organiser, le gérant a investi dans un logiciel lui permettant d'assurer la prise de rendez-vous en ligne. "C'est à nos frais, parce que la vaccination nous coûte plus cher que ce qu'elle rapporte", signale Wilfried WaultierCe que confirme Frédéric Abecassis. "C'est un acte de santé publique, mais qui nous demande de mobiliser en permanence un membre de l'équipe pour vacciner, et chaque vaccination ne nous rapporte que 7,90 euros. C'est trop peu alors qu'on engage notre responsabilité médicale lorsqu'on administre la dose et ça demande tout un travail de prévention en parallèle", estime-t-il.

"Toute la campagne est désorganisée" 

A Bordeaux, dans le quartier de Bacalan, un nouveau cluster a été détecté en mai, les pharmacies ont été réquisitionnées pour accélérer la vaccination et tester les riverains. L'officine de Béatrice Barrières s'est ainsi retrouvée au cœur de la tempête. "On nous a livré 20 flacons de Moderna, qu'on doit partager avec les médecins libéraux du quartier ! Quand il y a urgence, ça semble aller plus vite..." regrette-t-elle.

On sait toujours où nous trouver pour faire des missions rapides et périlleuses, mais quand on signale nos besoins en vaccin, on est les derniers de la chaîne et on ne nous répond pas."

Béatrice Barrières

à franceinfo

Contactée par franceinfo, la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF) affirme qu'aucun pharmacien n'a pu commander de vaccin Moderna en prévision des rendez-vous à partir du 7 juin. "Le ministère de la Santé nous dit qu'il n'y a pas assez de doses disponibles, confirme Philippe Besset, président de la FSPF. C'est ridicule, toute la campagne de vaccination contre la Covid-19 est désorganisée et ça devient ingérable pour les professionnels de santé." Sollicité, le ministère de la Santé précise que les premières commandes passées ont été très importantes et que le portail a été suspendu pour répondre "aux besoins déjà exprimés". "Il ouvrira de nouveau la semaine prochaine", affirme-t-on à franceinfo.

Face au nouveau retard de livraison du vaccin Moderna qu'il a pu constater en voulant passer commande, Wilfried Waultier a lancé un cri d'alerte sur Twitter, en interpellant directement le président de la République et le ministre de la Santé pour exprimer son découragement : "Je crois que je vais jeter l’éponge."

"Je n'ai pas envie d'arrêter, mais c'est trop compliqué et décourageant de devoir tout gérer. On en parle tous les jours avec le médecin du quartier, leur secrétaire s'arrache les cheveux à force d'annuler et de programmer les rendez-vous, décrit-il. On veut bien contribuer à l'effort, mais il faut qu'on nous en donne les moyens. Je n'en peux plus des problèmes logistiques..."

"On ne devrait pas nous délaisser"

A la colère des pharmaciens et des médecins généralistes s'ajoute celle des infirmiers libéraux, qui ne sont toujours pas autorisés à accéder au vaccin Moderna. "C'est déplorable, ça fait partie d'une urgence sanitaire, on pourrait contribuer à accélérer la machine. On va au domicile des personnes qui ont souvent peur de se déplacer", regrette ainsi Carole Lamotte, membre de la Fédération nationale des infirmiers.

Dans le village de Coupiac (Aveyron), en plein désert médical, en observant les retards de livraisons des vaccins, les habitués de la pharmacie de Marie-Hélène Delon ont préféré se tourner petit à petit vers le vaccin de Janssen, qui ne nécessite qu'une seule dose.

"Désormais, on commence à être approvisionné sans trop de problème, et les patients le préfèrent pour éviter de rencontrer des difficultés à trouver une deuxième dose."

Marie-Hélène Delon

à franceinfo

Près de sa pharmacie, située à Bordeaux, Catherine Hourtiguet observe l'affluence dans un centre de vaccination. "Ils ne manquent pas de doses parce que le gouvernement leur donne la priorité pour la vaccination et c'est très bien, juge-t-elle. Mais les pharmaciens sont la clé pour atteindre les derniers réfractaires, parce que ce sont nos clients et ils nous font confiance. On ne devrait pas nous délaisser."

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