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Enquête franceinfo Le casse-tête de la vaccination contre le Covid-19 pour les populations migrantes

La vaccination, ouverte à tous en France, est un parcours bien plus complexe pour les populations migrantes, éloignées du système de soins. 

Article rédigé par Paolo Philippe, Rachel Rodrigues
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Une vaccination à la permanence de Médecins sans frontières, le 28 juillet 2021 à Paris. (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

La scène est banale, et ressemble à n'importe quel entretien pré-vaccinal orchestré dans tous les centres de vaccination du territoire. Après avoir patienté quelques minutes, Muftah entre dans le préfabriqué et s'asseoit, le temps de répondre à quelques questions. En face de lui, une médecin jongle entre le français et l'anglais et remplit pour lui un questionnaire : "Avez-vous des pathologies particulières ?", "Est-ce que vous avez déjà eu le Covid ?" Une fois ce court échange terminé, le personnel remet à Muftah son attestation patient, qui lui permettra de revenir pour sa deuxième dose trois semaines plus tard, et une boîte de Doliprane en prime. L'opération est bientôt finie pour ce cinquantenaire arrivé de Libye il y a quelques mois. Muftah n'a plus qu'à passer avec le médecin pour recevoir sa dose.

Porte de la Villette, dans le 19e arrondissement de Paris, en cet après-midi de la fin juillet, une dizaine de bénévoles et salariés de Médecins sans frontières (MSF) s'activent pour vacciner le plus de monde possible. En France, aucun critère de nationalité n'est requis pour recevoir ses injections. Depuis le 24 mai, la vaccination est théoriquement ouverte à toute personne migrante en situation régulière ou irrégulière, qu'elle bénéficie ou non de l'AME (aide médicale de l'Etat). "Les personnes hébergées en FTM (foyer de travailleurs migrants) étaient parmi les premières à être éligibles à la vaccination. Depuis début juin, toutes les personnes en hébergement médico-social et à la rue sont éligibles sans conditions", résume la direction générale de la santé (DGS) à franceinfo. Dans les faits, les obstacles sont pourtant nombreux pour ces populations migrantes établies sur le territoire français.

"Des personnes vulnérables, davantage en danger"

D'abord, tout le monde ne sait pas que l'accès au vaccin est aussi simple. Au centre médical de MSF, de nombreuses personnes interpellent Brice Daverton, médecin. Parmi les questions posées, le fait de savoir si la vaccination est payante. "Certains pensent aussi qu'ils ne peuvent pas se faire vacciner parce qu'ils n'ont pas de Sécu", ajoute le médecin. D'autres, venus se restaurer à la distribution alimentaire organisée à quelques mètres, découvrent même l'initiative : "Je peux recevoir mon injection aujourd'hui ?", s'étonne un jeune homme.

Un entretien avant une vaccination à la permanence de Médecins sans frontières, le 28 juillet 2021 à Paris. (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Si on remonte le calendrier, la vaccination des populations migrantes a commencé fin février, au sein des foyers de travailleurs migrants. Des actions ont été menées conjointement entre les préfectures, les ARS (Agences régionales de santé) et des structures comme la Croix-Rouge ou Médecins sans frontières pour faire venir des camions de vaccination au sein des foyers et vacciner les travailleurs migrants de plus de 60 ans.

Mais de manière générale, la vaccination des populations migrantes a toujours été accolée au calendrier vaccinal établi par le gouvernement, en fonction des critères d'âge. Il n'y a jamais eu de priorisation des personnes en précarité et éloignées du système de soins, déplore Corinne Torre, cheffe de mission France à MSF : "Depuis décembre, on se bat pour que l'Etat porte une attention particulière à ces publics-là, mais celle-ci n'a été rendue possible qu'au même moment que pour le reste de la population, lors de son extension fin mai. Pourtant, on avait constaté que des foyers étaient des lieux inadaptés, donc des nids à clusters. Et les personnes à la rue sont des personnes vulnérables, davantage en danger. Donc il fallait les vacciner."

Des barrières linguistiques et numériques

La vaccination peut aussi apparaître fastidieuse pour les populations migrantes, du fait de la barrière de la langue, qui constitue un frein à la prise de rendez-vous, surtout lorsqu'elles ne disposent pas de médecin traitant. "Ces personnes n'ont pas le niveau linguistique et numérique suffisant pour avoir un compte Doctolib et prendre rendez-vous elles-mêmes", détaille Delphine Rouilleault, directrice générale de l'association France terre d'asile. A La Villette, c'est un problème que MSF s'est appliqué à résoudre. L'équipe dispose d'un interprète, présent pour communiquer avec les personnes qui viennent se faire vacciner et les orienter au mieux, ainsi que de formulaires dans toutes les langues, fournis par les autorités publiques.

Une affiche de Médecins sans frontières indique la gratuité de la vaccination, à l'entrée de son centre de La Villette, dans le 19e arrondissement de Paris, en juillet 2021.  (RACHEL RODRIGUES / FRANCEINFO)

"La prise de rendez-vous demande aussi une forme de sérénité de rythme de vie qu'ils n'ont pas forcément du fait des urgences personnelles et sociales auxquelles ils doivent faire face. Il est donc très important de s'appuyer sur les dispositifs de vaccination sans rendez-vous", poursuit Delphine Rouilleault. Sur Twitter, des associations comme le Comité Soutien des migrants de la Chapelle communiquent d'ailleurs sur les centres parisiens où il est possible de venir sans obligation de trouver un créneau.

A Nantes (Loire-Atlantique), l'association AMI (Accompagnement Migrants Intégration) s'est, elle, démenée pour obtenir des créneaux de vaccination spéciaux au CHU, à destination des populations migrantes. Une initiative qui permet de faciliter les démarches administratives sur place, avec l'accompagnement des populations sur le lieu de vaccination par un interprète mobilisé spécialement. "Nous les aidons du début à la fin, jusqu'au téléchargement du pass sanitaire sur l'application TousAntiCovid", explique Catherine Libault, présidente de l'association. 

Une peur du vaccin et la crainte de l'expulsion

Par-delà les nombreuses contraintes, la vaccination des populations migrantes se heurte aussi à leurs réticences. Les doutes autour du vaccin et de ses effets secondaires existent, à l'image de la défiance constatée dans la population française. Samim, médiateur et interprète auprès de l'équipe de vaccination de Médecins sans frontières, évoque ceux qui ne se sentent pas "concernés", qui ont "peur de devenir stériles" ou qui rejettent quelque chose d'"inconnu". "Des personnes ont peur de se faire vacciner car les piqûres font peur", glisse de son côté Corinne Torre. 

"La barrière n'est pas simplement linguistique, mais aussi psychologique, voire culturelle."

Delphine Rouilleault, directrice générale de France terre d'asile

à franceinfo

Les différents acteurs interrogés, de Médecins sans frontières à Utopia56, une association créée en Bretagne, évoquent, entre autres, une peur des autorités publiques et des institutions chez les migrants. Et leur crainte, en se faisant vacciner, d'attirer l'attention des autorités, qui pourraient les expulser des centres d'hébergement ou du territoire. "Il y a une peur de l'autorité. Quand vous avez fait trois ans de périple pour quitter votre pays et traverser les frontières, c'est compliqué de faire confiance", décrypte la directrice de France terre d'asile. En outre, pour beaucoup de primo-arrivants ou de personnes à la rue, "le souci, ce n'est pas le virus, insiste Yann Manzi, fondateur de l'association Utopia56. Quand vous devez déjà trouver à manger, où dormir, vous avez d'autres préoccupations, et la vaccination n'est pas votre priorité."

Un interprète à l'accueil de la permanence de vaccination de Médecins sans frontières, le 28 juillet 2021 à Paris. (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Face à ces inquiétudes, "il faut beaucoup de sensibilisation" et "une capacité à les rassurer", précise Corinne Torre, qui note des carences dans l'accompagnement. "Il manque des équipes habituées à travailler avec un public à la rue et des migrants. On ne peut pas les orienter vers des centres de vaccination classiques."

L'incertitude de la deuxième dose

Les associations ne sont pas non plus certaines que les populations migrantes, souvent jeunes donc concernées par les vaccins à ARN messager, reviennent pour leur deuxième injection. "On aurait préféré le vaccin unidose Janssen, mais il est réservé aux adultes de plus de 55 ans, donc on se retrouve à administrer le vaccin Pfizer, avec le risque de les perdre entre les deux doses car ce sont des populations qui bougent", s'inquiète Corinne Torre. Une question qui se pose tout particulièrement dans certains territoires, comme à Calais (Pas-de-Calais) et Grande-Synthe (Nord) où de nombreuses personnes tentent de rejoindre l'Angleterre. Deux semaines après l'ouverture, le 13 juillet, d'une permanence de vaccination par l'hôpital de Calais, moins de 50 injections avaient été réalisées, alors que la préfecture du département estime à "environ 800" le nombre de personnes migrantes dans la ville. 

Un flou total entoure d'ailleurs la couverture vaccinale des populations migrantes, dont le nombre est difficile à évaluer. En 2020, le ministère de l'Intérieur dénombrait 95 000 demandes d'asile enregistrées par l'Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), sans que cette donnée puisse refléter l'ensemble des personnes présentes sur le territoire. L'ONG Médecins sans frontières, qui a déjà vacciné plus de 5 000 personnes en Ile-de-France, espère réaliser autour de 12 000 injections d'ici à fin septembre auprès des personnes précaires et migrantes.

Il faut dire que l'association s'inquiète d'un risque de marginalisation de ces populations avec l'extension du pass sanitaire à de nombreux lieux de vie, du café aux transports longue distance, et demande davantage de moyens à l'Etat

"Le pass sanitaire est un frein à un certain nombre de choses : l'accès à leurs droits fondamentaux, la distribution alimentaire, les douches publiques…"

Corinne Torre, cheffe de mission France à MSF

à franceinfo

Au-delà de l'accessibilité de certains lieux, le pass sanitaire complexifie les voyages. "Avec ce pass, certains demandeurs d'asile (loin de la région parisienne et non vaccinés) n'auront pas accès aux transports et donc aux dispositifs de demande d'asile à Paris", explique Corinne Torre. Pour Yann Manzi, d'Utopia56, "les primo-arrivants pourraient se retrouver coincés". 

Logiquement, les vaccinations ont explosé depuis les annonces d'Emmanuel Macron, mi-juillet, sur l'extension du pass sanitaire. "L'impact de son discours a été très fort, explique Corinne Torre. La question ne se pose même plus de savoir s'ils doivent se faire vacciner, aujourd'hui il faut qu'ils y aillent." A La Villette, le centre de vaccination a été pris d'assaut dans les semaines qui ont suivi l'allocution du président de la République. MSF réalise aujourd'hui plus de 150 injections par jour et a dû passer de trois à cinq jours de présence sur place pour absorber les demandes. Aboubakar est un réfugié soudanais. Il travaille dans le bâtiment et, ce mercredi-là, il a reçu sa première dose, après avoir longtemps attendu en raison de craintes. Aujourd'hui, il veut se faire vacciner "pour la santé mais aussi pour voyager, pour le travail". "Avant, il fallait les sensibiliser, leur dire de venir se faire vacciner, explique Bamba, agent de sécurité à la permanence de vaccination. Mais depuis que Macron a parlé, il y a plein de monde." Et cela pourrait encore monter en régime. Le 3 août, le gouvernement a demandé aux préfets et directeurs généraux d'ARS d'accélérer la vaccination des demandeurs d'asile et réfugiés précaires, réitérant son objectif fixé le 5 juillet de tous les vacciner "d'ici fin août".

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