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Crise de l'hôpital : les irrémédiables questions que pose une éventuelle réintégration des soignants non vaccinés contre le Covid-19

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Des soignants manifestent contre l'obligation vaccinale devant un hôpital à Marseille, le 5 août 2021, quelques semaines avant l'entrée en vigueur de la mesure. (RAFAEL HENRIQUE / SOPA IMAGES / SIPA)

Si les suspendus ne sont pas assez nombreux pour pallier le manque d'effectifs, des voix s'élèvent pour demander de ne plus se passer d'eux. Mais parmi les intéressés, certains ont définitivement tourné le dos à l'hôpital.

C'est l'un des premiers dossiers brûlants pour le nouveau gouvernement. Les hôpitaux sont en crise par manque de personnel, en particulier aux urgences, au point d'entraîner la fermeture ponctuelle de certains services. Neuf syndicats et collectifs appellent à une journée de mobilisation et de grève, mardi 7 juin, une semaine après l'annonce par Emmanuel Macron du lancement d'une "mission flash". A l'initiative, la CGT demande notamment la suppression d'une mesure qui avait un peu disparu des débats : l'obligation vaccinale. Instaurée le 15 septembre dernier, celle-ci reste en vigueur dans les hôpitaux, mais aussi les Ehpad ou encore les casernes de pompiers. Et les prive d'une petite partie de leur personnel.

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Le 12 avril, le président de la République, alors en campagne pour sa réélection, avait entrouvert la porte à un retour des soignants non vaccinés : il évoquait alors la possibilité de les réintégrer si la circulation du virus poursuivait "sur cette tendance" à la baisse jusqu'à "revenir sur une phase endémique", c'est-à-dire la fin de la succession des vagues de contamination. Depuis, son discours n'a pas changé mais son ton a pu refroidir les ardeurs : la levée de l'obligation vaccinale "n'est absolument pas une réponse au problème [de manque de soignants] que nous posons aujourd'hui", jugeait-il le 31 mai.

Alors que le ministre de Santé Olivier Véran promettait le 12 mai sur BFMTV de saisir pour avis la Haute Autorité de santé, celle-ci assure à franceinfo qu'elle ne l'a pas encore été. Et Brigitte Bourguignon, qui lui a succédé avenue de Ségur, déclarait le 25 mai sur RTL que "cette obligation vaccinale demeurera le temps nécessaire". Contacté, son cabinet n'a pas répondu à franceinfo. En suspens, la levée de l'obligation vaccinale soulève d'irrémédiables interrogations.

Est-ce risqué d'un point de vue sanitaire ?

Ce n'est pas un secret : être vacciné n'est pas une garantie de ne jamais être contaminée par le Covid-19, ni de ne jamais le transmettre. Un constat que les soignants non vaccinés interrogés par franceinfo avancent comme une preuve, à leurs yeux, de l'inutilité de cette obligation vaccinale. Mais en réalité, le vaccin permet malgré tout de mieux lutter contre l'infection. Chez un vacciné qui serait contaminé, "les données laissent penser que la charge virale ne sera pas forcément la même, et la durée de l'infection non plus", explique l'épidémiologiste Emmanuel Rusch, président de la Société française de santé publique. Logiquement, si la maladie est moins intense et plus courte, les chances de transmettre le virus diminuent.

En revanche, "les anticorps induits par la vaccination diminuent assez rapidement", note l'épidémiologiste Pascal Crépey, chercheur à l'Ecole des hautes études en santé publique. "La protection contre la contamination devient très limitée au bout de quelques mois." Les soignants devaient avoir reçu leur dose de rappel avant le 30 janvier : leur injection la plus récente remonte donc à plus de quatre mois. Plus le temps passe, plus le risque qu'un soignant vacciné transmette le virus augmente, et se rapproche de celui d'un non-vacciné.

Le débat sur la réintégration des non-vaccinés ressurgit par ailleurs dans une période de ralentissement de l'épidémie (avant un léger rebond début juin). "Aujourd'hui, que les soignants non vaccinés soient réintégrés ou pas ne changera rien à la dynamique épidémique en France", estime ainsi Pascal Crépey, rappelant qu'ils représentent une part infime de la population. Mais "l'argument épidémiologique était vrai et pourrait le redevenir" en cas de nouvelle vague, prévient-il. "C'est à ce moment-là que le risque que ces personnes soient infectées est fort. Et si elles sont au contact de patients fragiles, on fait courir un risque à ces patients."

Dans ses différentes déclarations, Emmanuel Macron a renvoyé la possible levée de l'obligation au moment où le Conseil scientifique déclarerait que le virus est "endémique", un critère flou mais qui sous entend la fin du risque d'un fort regain de contaminations. Or l'apparition de nouveaux variants plus contagieux, BA.4, BA.5 et BA.2.12.1, fait déjà craindre une nouvelle vague à l'été ou l'automne. "Si on réintégrait les soignants non vaccinés, il faudrait pouvoir leur demander de repartir en cas de remontée des contaminations", prévient Emmanuel Rusch.

Suffiraient-ils pour combler les besoins ?

Selon le syndicat Samu-Urgences de France, au moins 120 services d'urgences, dans 60 départements, ont dû ou se préparent à limiter leur activité par manque de personnel. Face à ce constat, difficile d'établir combien d'employés sont empêchés de travailler du fait de l'obligation vaccinale. Mi-octobre, une étude de la direction générale de la santé auprès d'un échantillon d'hôpitaux estimait la part des suspendus à 0,6% des effectifs, soit environ 16 000 personnes dans l'ensemble du pays. Le 20 octobre, Brigitte Bourguignon, alors ministre déléguée à l'Autonomie, ne faisait plus état que de 7 930 soignants suspendus, tandis qu'Olivier Véran affirmait que les deux-tiers des soignants non vaccinés au 15 septembre avaient franchi le pas depuis.

Qu'en est-il plus de sept mois plus tard ? Aucun nouveau décompte n'a été communiqué. On ignore notamment combien de suspendus ont finalement accepté l'injection, mais aussi combien de soignants en règle ont refusé la dose de rappel, devenue obligatoire le 30 janvier, et ont été suspendus en conséquence. Certaines situations compliquent encore le décompte. Avoir été testé positif au Covid-19 donne droit à un pass sanitaire, qui permet aux soignants suspendus de réintégrer les effectifs pendant quatre mois. D'autres opposants à la vaccination échappent à ces statistiques, assure à franceinfo Elsa Ruillière, porte-parole des Collectifs unis, qui rassemblent des personnels de santé suspendus : "Il y a toutes les personnes qui se sont mises en disponibilité de la fonction publique, ou encore celles qui ont craqué nerveusement et sont en arrêt maladie", parfois depuis une date antérieure à l'obligation vaccinale, et ne sont donc pas suspendues.

"J'ai peur que l'on se focalise sur l'écume", prévient Emmanuel Rusch, le président de la Société française de santé publique, qui "ne pense pas que cette réintégration apporte une solution au problème pour cet été", à l'exception de certains territoires d'Outre-Mer où le taux de vaccination est beaucoup plus faible. "C'est sûr que quand on voit la catastrophe qui se profile, même en les faisant tous revenir, on ne réglera pas le problème", estime également Mireille Stivala, secrétaire générale de la CGT Santé, pourtant fervente partisane de la fin de l'obligation vaccinale.

Ces soignants souhaitent-ils revenir ?

Suspendues depuis près de neuf mois, les personnes interrogées par franceinfo n'ont pas toutes les mêmes attentes. "Je suis bien dans mon travail et j'aime mon équipe", maintient Aurélie*, rééducatrice dans un hôpital de la Drôme, qui a pu reprendre le travail pendant quatre mois après avoir "tout fait pour avoir le Covid", mais va bientôt retourner à sa suspension. Coraline, infirmière dans un établissement en Ardèche, ne "se voit pas faire un autre métier" après 15 ans de carrière.

"De mes deux mains, je ne sais pas faire autre chose."

Coraline, soignante suspendue

à franceinfo

Les difficultés financières ont aussi contraint les choix de certains, comme Stéphanie, infirmière anesthésiste dans un grand hôpital à Paris, qui "ne veut pas retravailler avec une hiérarchie qui [l'a] maltraitée", estime-t-elle, mais reprendra le travail comme intérimaire "pour gagner des sous et manger", si l'obligation vaccinale est abrogée.

Pour faire face à la perte de leur salaire, tout en refusant toujours la vaccination, d'autres ont changé de voie, de façon définitive. "J'ai trouvé un travail de subsistance à l'usine", explique Emilie*, en disponibilité de son poste d'infirmière dans la Sarthe. Si elle a "divisé par deux" son salaire, elle n'espère plus la fin de l'obligation vaccinale : "Je suis partie trop longtemps. J'ai fait mon travail de deuil de l'hôpital."

Comme d'autres soignants interrogés par franceinfo, elle décrit aussi une perte de "confiance" envers les autorités sanitaires qui dépasse la question de la vaccination contre le Covid-19. "Si on revient, on n'a aucune garantie que l'on ne nous imposera pas autre chose dans un an", craint-elle. Aurélie* se dit par exemple "méfiante" vis-à-vis de la vaccination contre la variole du singe, pourtant réservée pour l'instant aux cas contacts et effectuée avec des vaccins connus de longue date.

La dégradation des conditions de travail dans le secteur de la santé revient également chez les soignants suspendus comme une autre raison de changer de voie. "Je sais le bazar que c'est en ce moment, mes ex-collègues me racontent", témoigne Charline, dont le désamour envers l'hôpital avait commencé avant sa suspension. "Je ne peux plus travailler dans ces conditions-là, à trier les patients, avec des collègues qui font attendre des gens aux urgences parce qu'ils pensent qu'ils jouent la comédie..." Des raisons pas si éloignées de celles qui expliquent la pénurie de personnel dans son ensemble.

Comment seraient-ils accueillis ?

La perspective d'une réintégration des soignants non vaccinés a suscité des réactions contrastées, notamment de la part de figures médiatiques de l'hôpital. Patrick Pelloux, président de l’Association des médecins urgentistes hospitaliers de France, a appelé dans Le Parisien (article payant) à "passer l'éponge" malgré leur "erreur", pour faire face à la crise "historique" de l'hôpital. "Alors que de plus en plus de collègues veulent quitter ce travail, eux s'accrochent à ce métier", plaide de son côté Mireille Stivala, de la CGT Santé.

"C'est incompréhensible de les pousser dehors."

Mireille Stivala, secrétaire générale de la CGT Santé

à franceinfo

Mais d'autres figures expriment leur malaise à l'idée de ce retour en arrière. "C'est une question d'éthique : il y a des règles de protection, je ne vois pas pourquoi on transigerait là-dessus", estime Jean-Michel Constantin, secrétaire général adjoint de la Société française d’anesthésie et de réanimation. Mathias Wargon, qui dirige les urgences de l'hôpital Delafontaine de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), s'est insurgé sur franceinfo à l'idée de devoir travailler à nouveau avec "ceux qui ne croient pas dans la médecine contemporaine, ceux qui croient que les vaccins tuent".

Ces discours contrastés laissent présager de certaines tensions si cette hypothèse se concrétisait. Même les soignants suspendus en conviennent, et l'ont parfois déjà expérimenté. "Des collègues sont contents de nous voir revenir, parce que c'est difficile", témoigne Elsa Ruillière, secrétaire adjointe de la CGT Santé à l'hôpital de Montélimar (Drôme) et revenue de sa suspension en février après un test positif. "Mais d'autres nous regardent de travers, et jugent que c'est de notre faute si le planning est si tendu."

Les directions d'hôpital, de leur côté, se gardent bien de prendre des positions trop tranchées sur ce sujet. "On verra ce que le gouvernement décide, s'il décide qu'il faut les réintégrer on les réintégrera", se contentait de commenter le patron de l'AH-HP Martin Hirsch sur France Inter. La Fédération hospitalière de France répond elle à franceinfo que la question "relève de l'avis du Comité scientifique". De quoi renvoyer le débat à un futur incertain.

* Les prénoms suivis d'une astérisque ont été modifiés.

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