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"Plus le confinement va durer, plus les tensions vont augmenter" : quand des contrôles d'attestations dégénèrent en violences policières

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Capture d'écran de la vidéo de l'interpellation de Sofiane aux Ulis (Essonne),le 24 mars 2020, publiée sur les réseaux sociaux. (SIHAME ASSBAGUE / TWITTER)

Des vidéos partagées sur les réseaux sociaux montrent des contrôles de police violents, dont certains ont donné lieu à l'ouverture d'enquêtes.

Vérification des attestations, sanction des contrevenants… Leur principale mission actuelle est de faire respecter les règles de confinement, pour lutter contre l'épidémie de coronavirus. Les forces de l'ordre ont renforcé les contrôles, vendredi 3 avril, au début des vacances scolaires de printemps, afin de limiter les départs entre régions, qui risqueraient de faire circuler le virus. Mais bien avant ce troisième week-end de confinement, plusieurs vidéos d'interpellations violentes ont circulé pour témoigner de tensions entre les policiers et la population dans certains quartiers.

Le cas de Sofiane, 21 ans, agent logistique pour Amazon, est l'un des plus médiatisés. Il raconte avoir quitté, sans attestation, le domicile de son père, aux Ulis (Essonne) vers 17 heures, le 24 mars. Sofiane se rend chez sa mère, à 500 mètres de là, pour se doucher avant de prendre son poste de nuit. Dans la rue, il voit des amis et se dirige vers eux quand il apprend que la Brigade anti-criminalité (BAC) des Ulis patrouille. Alors Sofiane panique. "Le tort qu'il a eu, c'est de partir en courant lorsqu'il a vu les forces de l'ordre. Il a expliqué qu'il avait fait ça parce qu'il avait peur de se faire tabasser et qu'en plus, il n'avait pas son attestation sur lui", raconte sa mère à l'AFP.

Une plainte déposée pour violences aggravées

Les policiers rattrapent Sofiane et le frappent violemment, à coups de pieds et de matraque télescopique. Mis à terre, il est insulté, puis menotté, fouillé, palpé, avant d'être conduit sous le porche d'un immeuble. Là, un policier couvre la bouche de Sofiane avec sa main. Ce dernier le mord. Il est alors roué de coups et tombe. Des habitants des immeubles avoisinants filment la scène, sous plusieurs angles. "Arrêteeez !" Les cris stridents du jeune homme résonnent dans les vidéos diffusées sur les réseaux sociaux.

Sofiane est conduit au commissariat, dont il ressort deux heures plus tard. Le lendemain, un généraliste prescrit quatre jours d'incapacité totale de travail (ITT). Huit jours plus tard, Sofiane, "encore choqué", n'avait toujours pas repris le travail, selon son avocat, Samim Bolaky, contacté par franceinfo.

Le jeune homme a adressé une plainte, consultée par franceinfo, au parquet d'Evry, principalement pour violences aggravées par personne dépositaire de l'autorité publique. Le parquet confirme à franceinfo l'avoir reçue vendredi dernier, en version numérique, pour contrer les lenteurs actuelles d'acheminement du courrier. En parallèle, une enquête pour rébellion est diligentée par le commissariat de Palaiseau à l'encontre de Sofiane, et le parquet d'Evry annonce à franceinfo avoir saisi, dès le 30 mars, la cellule déontologie de la Direction départementale de la sécurité publique de l'Essonne, une sorte d'équivalent local de l'IGPN. L'enquête est en cours.

Pour le conseil de Sofiane, le cas de son client n'est pas exceptionnel en temps de confinement. Il voit "un dénominateur commun" avec d'autres affaires : "les violences policières". Pour mettre en exergue ces dossiers, il souhaite tenir une conférence de presse virtuelle. Ses confrères Nabil Boudi et Mourad Battikh, qui représentent des victimes dans des affaires similaires, œuvrent dans le même sens.

"Une réaction disproportionnée"

Nabil Boudi est l'avocat de Ramatoulaye. Cette habitante d'Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), est contrôlée vers 16 heures, le 19 mars, alors qu'elle est sortie acheter du lait pour son bébé avec son petit frère. La jeune femme de 19 ans présente aux forces de l'ordre une attestation "avec la bonne heure et le bon motif", assure son avocat à franceinfo. Les policiers lui reprochent de présenter une attestation manuscrite et non pas imprimée, selon Nabil Boudi, ce qui est pourtant légal. Le ton monte. Un policier lui administre un coup de taser. "Elle perd le contrôle de ses membres et tombe. Un des policiers lui écrase le corps avec sa jambe", décrit l'avocat. Là encore, la scène est filmée par des riverains et diffusée sur Twitter. Ramatoulaye est embarquée dans un fourgon de police.

Après une heure passée au commissariat, Ramatoulaye est relâchée sans aucune poursuite. Son état nécessite cinq jours d'ITT, selon son avocat et un certificat d'incapacité consulté par France InterLe médecin constate un "trauma à l’épaule gauche et au poignet droit", ainsi que des "hématomes". Ramatoulaye a déposé un signalement auprès de l'IGPN et a l'intention de porter plainte dans quelques jours. Son avocat a saisi le défenseur des droits. Mais une source policière donne une toute autre version à franceinfo : Ramatoulaye était dépourvue d'attestation, elle s'est approchée des policiers, a postillonné dans leur direction, puis "a tenu des propos virulents" à leur encontre, avant de "saisir le bras" de l'un d'eux. Elle a été verbalisée pour ne pas avoir présenté d'attestation, assure cette source policière.

Le même jour, dans la soirée, à une vingtaine de kilomètres, Medhi* fait, lui aussi, l'objet d'un contrôle de police qui tourne mal. L'adolescent de 17 ans, domicilié à Torcy (Seine-et-Marne), présente une attestation non remplie et une fausse identité. Le Parisien affirme que Medhi crache sur les policiers, "en leur lançant qu'il était malade du Covid-19", mais pour son avocat, "rien ne l'établit dans le dossier". Les fonctionnaires le saisissent à la gorge, puis lui administrent un coup de taser dans la jambe gauche. Selon son avocat, l'adolescent est ensuite plaqué au sol et un policier réalise une clé d'étranglement. Medhi étouffe. Emmené au commissariat, il est placé en garde à vue, puis mis en examen pour outrage, rébellion et violence sans ITT.

Les témoins – pour beaucoup confinés – sont nombreux depuis leur fenêtre ou leur balcon. Deux d'entre eux, Hicham et sa compagne, apostrophent les policiers. "Hé, vous faites quoi, là ? C'est un gamin ! Il y en a combien qui sont morts comme ça ?", hurlent-ils, selon leur témoignage recueilli par Le Média.

"Plus le confinement va durer, plus les tensions dans les quartiers vont augmenter, prévient Nabil Boudi. Il faut que les forces de l'ordre fassent preuve de pédagogie." Mourad Battikh abonde. Depuis le 17 mars, il a été sollicité à cinq reprises pour des violences policières, liées à une attestation mal remplie ou non présentée. "Il n'y a pas toujours de vidéo ni de témoin, donc pas forcément de plainte, mais dans tous les cas, il y a une réaction disproportionnée des forces de l'ordre", constate l'avocat. Dans le cas de Medhi, une plainte a été déposée au parquet de Meaux (Seine-et-Marne) pour violences volontaires commises par personne dépositaire de l'autorité publique avec usage d'une arme, omission de porter secours et injure publique à caractère raciste. La procureure de Meaux a saisi l'IGPN, vendredi, indique à franceinfo une source policière.

"Eviter de penser que ce sont des cas isolés"

Dans les Bouches-du-Rhône aussi, la police des polices est chargée d'enquêter sur les circonstances d'une interpellation menée en temps de confinement, comme le confirme une source policière à franceinfo. Les faits se sont déroulés le 30 mars, en début d'après-midi, à La Penne-sur-Huveaune. Parti en voiture faire des courses avec sa femme, un homme est arrêté par trois policiers. Ils leur reprochent d'être deux dans la voiture et veulent les verbaliser tous les deux, raconte cet agent de la propreté urbaine. La suite est visible dans les vidéos filmées par une riveraine. Le conducteur sort de son véhicule. "Rentre dans la voiture !", crie un policier en le plaquant contre la portière, tandis qu'un autre approche et lance des coups de pieds.

interpellation violente à La Penne-sur-Huveaune
interpellation violente à La Penne-sur-Huveaune interpellation violente à La Penne-sur-Huveaune

interpellation à La Penne-sur-Huveaune
interpellation à La Penne-sur-Huveaune interpellation à La Penne-sur-Huveaune

L'homme est placé en garde à vue mais ressort libre le lendemain, sans aucune charge, selon les informations de franceinfo. Dans la soirée, l'intéressé réagit sur Facebook. Il reconnaît avoir craché sur un des policiers et explique avoir d'abord reçu "un coup de poing au visage", quand il était "menotté et gazé". Deux policiers ont porté plainte contre lui.

Marseille, Asnières, Grigny, Strasbourg… Alors que d'autres situations ont été signalées, Sihame Assbague, journaliste engagée contre les violences policières, tente de les recenser. "Il faut éviter de penser que ce sont des cas isolés", insiste à ses côtés Amal Bentounsi, qui a lancé, mi-mars, une application pour filmer les dérives des interventions policières.

Par ailleurs, une vingtaine d'associations, dont Human Rights Watch et la Ligue des droits de l'homme, ont appelé, dans un communiqué publié le 27 mars, le ministre de l'Intérieur et le directeur général de la police national "à veiller à ce que le maintien de l'ordre et les opérations de contrôle ne donnent pas lieu à des abus".

Des citoyens "pas traités de la même façon"

Côté police et gendarmerie, on affirme à franceinfo que les instructions sont claires : les forces de l'ordre doivent à la fois faire preuve de fermeté et de discernement. Tout contrôle abusif sera sanctionné de façon administrative ou pénale, assure la police à franceinfo. La gendarmerie joue l'apaisement en citant en exemple une décision prise par la brigade de Falaise, dans le Calvados. Deux gendarmes avaient verbalisé quatre personnes à la sortie d'un enterrement, le 19 mars, au motif qu'elles circulaient dans le même véhicule alors qu'elles n'étaient pas issues du même foyer. Finalement, les procès-verbaux ne seront pas envoyés. "Les amendes ne seront jamais effectives. On fait preuve de discernement après coup", justifie le Sirpa.

D'autres, cependant, jouent avec le feu. Le syndicat Synergie-Officiers a dénoncé sur les réseaux sociaux le non-respect du confinement, le 27 mars, dans ce qu'il a nommé les "territoires perdus de la République". Le message, retiré depuis, était accompagné d'une vidéo montrant un groupe de jeunes s'amuser avec une patrouille de policiers en grimpant sur leur voiture. Des images qui datent de l'été 2019. Sommé de s'expliquer, le syndicat policier a expliqué que "cette vidéo témoigne de l'ambiance dans certains quartiers à longueur d'année. C'est une illustration du quotidien. Même si cela doit déplaire."

"Dans certains quartiers, les citoyens ne sont pas traités de la même façon par la police pendant le confinement", s'indigne Amal Bentounsi. Cette figure de la lutte contre les violences policières a une vision diamétralement opposée de la situation. Pour elle, "ce qui se passe en ce moment n'est que la partie visible de l'iceberg". Le confinement actuel ne ferait que le mettre en lumière. Elle ne décolère pas : "C'est encore et toujours cette population qui subit la violence. On stigmatise toujours les mêmes."

*Le prénom a été changé

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