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Coronavirus : quand La Poste interdisait le port du masque à ses salariés à Rennes

À Rennes, le centre financier de La Poste a demandé à certains salariés de retirer les masques qu’ils s’étaient fabriqués faute de matériel de protection. Motif invoqué : ne pas "inquiéter" leurs collègues. Avant que la Poste n’effectue une volte-face complète. Enquête.

Article rédigé par Benoît Collombat - Cellule investigation de Radio France
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14 min
Un bureau de Poste durant l'épidémie de coronavirus. Photo d'illustration. (STEPHANIE PARA / MAXPPP)

"Vous n’êtes pas malade ? Alors, enlevez ce masque." 27 mars 2020, au centre financier de La Banque postale à Rennes. Béatrice Gefflot n’en revient pas. Cette chargée de clientèle de 49 ans se voit dans l’obligation de retirer le masque qu’elle s’est elle-même confectionné faute d’en avoir reçu de la part de son employeur. "C’est ce que m’a demandé ma cheffe d’équipe [qu’on appelle désormais manager de proximité] à la demande de la direction, témoigne Béatrice Gefflot, par ailleurs déléguée du personnel au syndicat Sud-PTT et secrétaire du CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). J’ai refusé d’enlever mon masque. Et j’ai exigé un courrier officiel justifiant cette demande."

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Deux heures plus tard, le courrier en question est remis en main propre à Béatrice Gefflot qui travaille depuis 1995 en tant que contractuelle au centre financier de Rennes. Dans cette lettre, on peut lire que "le port du masque inquiète [ses] collègues puisqu’il est destiné, au centre financier, uniquement aux collaborateurs qui présentent des symptômes (…) (fièvre, sensation de fièvre, toux, difficulté à respirer) à leur poste de travail." "Aussi je vous enjoins de respecter les instructions que je vous ai déjà signifiées par oral, à savoir, repartir chez vous, si vous êtes malade ou sinon enlever votre masque immédiatement", conclut le directeur du centre financier de Rennes.

"Culpabiliser ceux qui portent un masque"

"Je ne vois pas en quoi j’inquiétais mes collègues, commente Béatrice Gefflot. Au contraire, j’ai eu beaucoup de témoignages de personnes travaillant à mes côtés plutôt inquiets sur le fait qu’on ne leur demandait pas de porter un masque et qui trouvaient que les mesures de protection des salariés n’étaient pas suffisantes. Je ne comprends pas qu’on puisse dire que le port du masque inquiète alors que ce virus se propage à grande vitesse ! C’est comme si la direction voulait culpabiliser le personnel qui porte un masque."

Selon les informations recueillies par la cellule investigation de Radio France, la même demande de retirer son masque artisanal au travail a été formulée récemment auprès d’au moins deux salariés du centre financier de Rennes. L’une de ces deux personnes, qui tient à rester anonyme, explique que fin mars, "un chef d’équipe lui a demandé d’enlever [son] masque en tissu parce qu’[elle] créait la psychose. Je l’ai quand même gardé, mais le lendemain, je n’ai pas osé le remettre, ajoute ce témoin. Il est resté dans mon sac."

Il s’agit d’une application à la lettre de consignes officielles, comme nous avons pu le vérifier dans plusieurs documents, comme cette note du 25 mars 2020 "susceptible d’évoluer en fonction des préconisations du Groupe, des autorités ou du médecin du travail." On peut y lire : "Le port de masque chirurgical n’est pas recommandé par les autorités de santé comme mesure de prévention générale. À l’intérieur du centre financier, il est uniquement réservé aux collaborateurs qui signalent des symptômes (fièvre, sensation de fièvre, toux difficulté à respirer) à leur poste de travail. (…). Il sera demandé à un postier arrivant sur le site avec un masque de repartir chez lui s’il est malade, d’enlever son masque s’il n’est pas malade."

Le 2 avril 2020, une autre note diffusée au sein du centre financier de Rennes demandait l’application des mêmes consignes. Ce courrier du 27 mars adressé à Béatrice Gefflot "est conforme à la position tenue à cette date-là par La Poste de non-port de masque pour les collaborateurs qui n’étaient pas en contact physique avec les clients", explique la DRH des opérations bancaires dans un mail interne du 6 avril 2020 que la cellule investigation de Radio France a pu consulter.

Des masques… "si on le souhaite"

Mais cette doctrine au sein de La Poste va évoluer après le retournement spectaculaire du gouvernement, le 3 avril 2020, concernant la doctrine du port des masques. "Depuis ce week-end [samedi 4 et dimanche 5 avril] et l’évolution des préconisations du gouvernement sur le sujet, La Poste a décidé de faire évoluer ses consignes sur le port du masque au sein des établissements qui ne sont pas en contact direct avec les clients, écrit la DRH des opérations bancaires à La Poste dans un mail adressé aux organisations syndicales. Chaque collaborateur pourra, s’il le souhaite, porter un masque sur son lieu de travail. La dotation de masques va commencer au cours de la semaine dans les centres financiers."

Un changement de pied assez spectaculaire : La Poste prévoit désormais la diffusion d’affiches sur "les bons gestes pour le masque de protection" ainsi que des fiches techniques sur "comment mettre et enlever [son] masque".

Le 7 avril 2020, le centre financier de Rennes diffuse alors de nouvelles consignes sur l’"utilisation des masques". Tout en rappelant que "les meilleures défenses contre le virus demeurent les gestes barrières et le respect d’une distance d’au moins un mètre entre les personnes", la direction de La Poste explique qu’elle "met désormais à disposition de l’ensemble des postiers en activité et qui ne sont pas en télétravail (…) des masques chirurgicaux. (…) Une boîte de 50 masques sera remise dès le mercredi 8 avril à chaque manager, peut-on notamment lire dans cette note. (…) À la prise de service, le collaborateur qui souhaite porter un masque vient le retirer auprès du manager après s’être lavé les mains. C’est le collaborateur qui prend son masque par les élastiques et le porte immédiatement selon les principes d’utilisation. Il est prévu deux masques par jour et par agent."

"La direction de La Poste n’a toujours pas pris la mesure du risque sanitaire, estime la déléguée du personnel Sud-PTT à Rennes, Béatrice Gefflot. Le port du masque se fait sur la base du volontariat : ce n’est pas obligatoire."

La Poste se sent obligé de faire quelque chose sur la question sensible des masques, mais on est plus dans un cadre médiatique que sanitaire.

Béatrice Gefflot, syndicat Sud-PTT

Lorsqu’elle a repris son travail, le mercredi 8 avril au matin, on n’a pas demandé, cette fois, à Béatrice Gefflot de retirer son masque artisanal. "Quand je suis arrivée au bureau, j’ai demandé un masque chirurgical, raconte Béatrice Gefflot. On m’a expliqué que les masques seraient livrés à 14 heures. Finalement, à 11 heures, deux cadres de La Poste accompagnés de l’infirmier sont passés dans les services. Ils nous ont dit qu’il y avait désormais des masques à disposition pour ceux qui le souhaitaient. Ils ont insisté sur le fait que le port du masque n’était pas une obligation, que les vraies mesures barrières étaient de se laver les mains et de rester à au moins un mètre de distance. Environ un tiers des salariés présents avec moi, ce jour-là, ont pris des masques, mais parmi eux il n’y avait aucun encadrant. J’ai pris la parole en disant : 'Finalement, j’avais raison de dire qu’il fallait porter un masque. Ça n’est donc pas que pour les personnes malades…' Mais j’ai bien conscience qu’aujourd’hui encore, je passe pour l’emmerdeuse de service !"

"L’opacité la plus totale"

Béatrice Gefflot tente depuis plusieurs semaines d’alerter sur la question de la protection des agents de La Poste et notamment le rôle du masque face à l’épidémie de coronavirus. Dans le cadre de ses activités syndicales, elle distribue régulièrement des tracts incisifs dans les différents services de l’établissement. "Coronavirus : les dirigeants de la Poste totalement irresponsables !", peut-on notamment lire dans un document daté du 17 mars 2020. "Les dirigeants de La Poste en accord avec les choix politiques gouvernementaux n’ont pris aucune mesure de protection des salariés depuis plus de deux mois", écrit le bureau départemental Sud-PTT.

"Au début du mois de mars, j’ai demandé qu’on prenne la température des agents de La Poste à l’entrée du centre financier par mesure de prévention, raconte Béatrice Gefflot. La direction a refusé. J’ai également demandé le nombre de masques disponibles sur le centre financier : je n’ai jamais eu de réponse. C’est l’opacité la plus totale." Une inquiétude qui n’est alors pas isolée.

Le 20 mars 2020, alors que les droits de retrait des agents de La Poste se multiplient sur l’ensemble du territoire (le syndicat Sud-PTT évoque "au moins 10 000 droits de retraits", la direction de La Poste estime qu’ils sont "très peu nombreux au regard des plus de 100 000 postiers mobilisés"), l’ensemble des syndicats de salariés de l’entreprise adresse un courrier très inquiet au président de la République, Emmanuel Macron, au ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire ainsi qu’au PDG du groupe La Poste, Philippe Wahl. "Dans bien des établissements de la maison-mère et des filiales, les moyens élémentaires pour faire face à l’épidémie et limiter sa propagation font défaut : gel hydroalcoolique, dispositif de séchage papier à usage unique, matériel de désinfection, masques…, peut-on notamment lire dans ce courrier. Dans bien des sites, la distance de sécurité ne peut être respectée. (…) Il faut agir autrement, et il faut agir vite. Chaque jour compte."

"Au début de la crise, lorsque nous posions des questions sur la sécurité et la santé au travail, on nous expliquait que le masque était dangereux parce qu’on devait toucher son visage", témoigne le secrétaire général de la fédération Sud-PTT, Nicolas Galépides.

Des signalements pour "danger grave et imminent"

À Rennes, la secrétaire du CHSCT Béatrice Gefflot a effectué plusieurs signalements pour "danger grave et imminent" les 17, 19, 24 mars et 6 avril 2020, faute de protections suffisantes selon elle.

Un constat contesté par le directeur du centre financier, président du CHSCT, qui "assure préserver la santé du personnel et assurer l’activité" de l’entreprise. "Le président [du CHSCT] suit les préconisations du gouvernement français, écrit notamment le directeur du centre financier de Rennes dans un procès-verbal d’une réunion du CHSCT, le 17 mars 2020. Mme Gefflot (…) affirme des choses qui sont fausses. Le centre financier (…) applique les dispositions pour préserver la santé des agents. Il ne reconnaît pas l’existence d’un danger grave et imminent."

Contacté par la cellule investigation de Radio France, le directeur du centre financier de Rennes, Christophe Bedouet, explique avoir suivi les "consignes applicables" aux centres financiers de La Poste "conformément aux préconisations des autorités de santé nationale relayées par les différentes notes de La Poste" en lien "avec les organisations syndicales locales, les représentants du personnel en CHSCT et [le] médecin du travail." En portant "un masque noir" sur son lieu de travail Béatrice Gefflot "a créé un émoi auprès des collaborateurs", estime Christophe Bedouet pour qui les "quatre dangers graves et imminents" signalés étaient "sans fondement avérés". "Nous sommes dans une application exagérée du rôle de représentant du personnel", conclut le directeur du centre (lire sa réponse intégrale).

Même réaction du côté du service communication de La Poste qui assure suivre "scrupuleusement" à Rennes comme ailleurs "les consignes des autorités sanitaires depuis le début de la crise sanitaire". "Jusqu’au 4 avril, les masques étaient réservés en priorité aux personnes qui déclarent des symptômes sur le lieu de travail et aux facteurs qui assurent une prestation de service à domicile. Des masques étaient également à disposition pour les postiers en contact avec les clients, dans le cas où ces postiers souhaitaient en porter", explique La Poste (lire la réponse intégrale de La Poste).

Un stock de 24 millions de masques ?

L’attitude du centre financier de Rennes interroge, d’autant plus qu’au niveau national La Poste disposerait d’un stock de plusieurs millions de masques.

Le 6 avril 2020, le syndicat Sud-PTT a publié un communiqué intitulé "Hallucinant, La Poste cache des millions de masques" dans lequel il annonce que l’entreprise détient "un stock énorme" de plus de 24 millions de masques "au centre national des approvisionnements de La Poste à Brie-Comte-Robert", en Seine-et-Marne.

"C’est un élément qui figure dans une pièce communiquée par La Poste, dans le cadre d’une procédure que nous avons engagée contre elle, le 25 mars dernier, afin d’évaluer les risques professionnels liés à l’épidémie", explique l’avocat de la fédération Sud-PTT, Julien Rodrigue.

Cette pièce est un document de la DRH du groupe La Poste daté du 25 janvier 2020 auquel la cellule investigation de Radio France a pu avoir accès. On peut notamment y lire : "La Poste dispose de stocks importants (486 000 lots de 50 masques) qui sont vraisemblablement encore utilisables : il n’y a pas de péremption mais la qualité de l’élastique doit être vérifiée, cela sera fait lundi 27 janvier."

Soit un stock potentiel global de 24,3 millions de masques. "Nous sommes stupéfaits que ce stock n’ait pas été mis à la disposition du personnel qui en a besoin, s’insurge le secrétaire général de la fédération Sud-PTT, Nicolas Galépides. C’est une attitude inconséquente. Face à un danger grave et imminent, on doit prendre toutes les précautions possibles."

Interrogé sur le sujet, La Poste explique que "le chiffre de 24 millions de masques était connu de tous les syndicats depuis le mois de janvier et du haut fonctionnaire de défense qui suit l'ensemble de nos programmes de sécurité". "La Poste a constitué des stocks de masques à l’occasion de la crise sanitaire H1N1 en 2009, explique encore le service de communication du groupe. (…) Il a été vérifié au cours du début de l’année 2020 que la plupart de ces masques pouvaient encore être utilisés. La moitié de ces masques a été acheminée (…) dans les établissements dès le début du mois de mars pour les besoins des postières et des postiers et une grande partie est déjà utilisée."

Par ailleurs, "La Poste a fait des dons réguliers de masques pendant toute cette période, précise le service communication du groupe. Un million de masques chirurgicaux à l’APHP, 300 000 au ministère de l’Intérieur, de 500 000 à la RATP, 510 000 à Intermarché pour ses salariés. La Poste s’apprête à acheminer les autres masques pour les besoins du mois d’avril. Elle en a commandé pour les besoins à venir qui ne sont pas couverts." (Lire la réponse intégrale de La Poste).

Le 9 avril 2020, le tribunal judiciaire de Paris a rendu une ordonnance de référé suite à la procédure engagée par la fédération Sud-PTT. Elle ordonne à La Poste "d’élaborer et de diffuser (…) dans les meilleurs délais" un document "d’évaluation des risques (…) sur l’ensemble de son périmètre d’intervention et de ses branches d’activité et métier", comprenant notamment "les mesures adoptées dans les cas d’infection signalées" et "les risques psychosociaux résultant spécifiquement de l’épidémie de Covid-19".

600 000 colis par jour

De quel stock dispose réellement La Poste aujourd’hui ? Selon le syndicat Sud, lors d’une audioconférence le lundi 6 avril 2020, la DRH du groupe La Poste aurait évoqué le chiffre de "15 millions de masques disponibles". Interpellée sur l’absence de communication autour du stock global de masques à La Poste, la DRH aurait lâché cette phrase : "Nous n’avons pas intérêt à ce que cela se sache car si nous sortons le chiffre, nous risquons de nous faire réquisitionner." Des propos confirmés par une source présente lors de cette réunion au service Checknews de Libération.

Interrogé sur le sujet, La Poste explique que son stock de masques "est connu des autorités comme en interne", qu’"il fait partie des dispositifs de prévention et de gestion de crise" mais que ces "masques ne sont pas réquisitionnables", La Poste n’étant "ni distributeur ni fabricants de masques" (Lire la réponse intégrale de La Poste).

Ce chiffre de "15 millions" figure dans un courrier adressé le 6 avril 2020 par la fédération Sud-PTT au ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Lemaire, fustigeant l’"indécence" d’"une entreprise qui cache plusieurs millions de masques en période de pénurie et de crise sanitaire".

"Notre hypothèse, c’est que La Poste se prépare à une reprise du travail qui pourrait être assez intense en fin de confinement, analyse le secrétaire général de la fédération Sud-PTT, Nicolas Galépides. Le président de La Poste communique désormais sur la réouverture possible de 10 000 bureaux de poste et agences postales et la distribution du courrier et de la presse six jours sur sept. Habituellement, nous avons en moyenne 150 000 Chronopost distribués par jour. En ce moment, on tourne à 600 000 colis par jour, ce qui correspond aux périodes de fêtes de fin d’année ! Cette livraison est assurée par des postières et des postiers mais aussi par des sous-traitants qui ne sont pas forcément équipés."

"Pour La Poste, il y a un enjeu économique important, souligne le sociologue Nicolas Jounin, fin connaisseur de l’entreprise. Dans un secteur très concurrentiel, elle ne veut pas perdre des clients comme Amazon qui refuse de faire le tri dans les produits qui sont livrés. Même en période de pandémie, La Poste ne veut pas changer son organisation du travail très 'taylorienne' : la direction décide ce qui est bon pour les postiers qui n’ont qu’à appliquer ce qu’on leur dit de faire."

Selon nos informations, le 7 avril 2020, au moins deux agents de La Poste qui portaient des masques en tissu à Paris ont été priés de les retirer ou de rentrer chez eux et d’appeler leur médecin. Les nouvelles consignes de La Poste semblent avoir encore quelques ratés.

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