Manifestation contre la réforme des retraites : comment le maintien de l'ordre est-il assuré dans les cortèges ?
C'est l'une des images qui ont marqué la première manifestation contre la réforme des retraites jeudi 19 janvier : celle d'un homme au sol, frappé par un policier. Amputé d'un testicule, la victime a déposé plainte, déclenchant l'ouverture d'une enquête.
Globalement, le cortège a pourtant été moins marqué par les violences si l'on compare par exemple à la manifestation du 1er mai 2019, en plein mouvement des "gilets jaunes". Ce jour-là, les forces de l'ordre avaient procédé à 330 interpellations ; il y en a eu huit fois moins le 19 janvier, malgré un cortège bien plus fourni.
Pour expliquer cette limitation de la casse, syndicats et préfecture de police insistent sur un point : le dialogue. "On a été en contact avec la préfecture tout au long de la manifestation", se félicite la secrétaire confédérale Force ouvrière Patricia Drevon, qui a échangé directement avec le nouveau préfet de police de paris, Laurent Nuñez, pendant le défilé.
"Il y a eu un travail en amont pour l'organisation, souligne Patricia Drevon. On a été reçus, on a réfléchi au tracé, on nous a tenus au courant d'éventuelles populations à risque, avec un nombre approximatif, ce qui nous permet nous aussi de positionner notre service d'ordre avec un nombre suffisant pour encadrer et assurer la sécurité des manifestants. Je sais que mes prédécesseurs n'avaient pas ce contact avec la préfecture, en tout cas pas de la qualité que l'on a eu depuis plusieurs mois, voire un peu plus". Une amélioration qui correspond au départ de Didier Lallement.
Discrétion des policiers et du service d'ordre
Cette coopération se traduit d'ailleurs sur le terrain, par une répartition des rôles entre les différents protagonistes. Les services d'ordre des syndicats encadrent les cortèges pour empêcher les éléments violents de s'infiltrer, avec une discrétion absolue sur leur nombre. Certains perturbateurs ayant été aperçus en train de remonter le cortège pour compter les agents de sécurité, ces derniers évitent parfois de s'afficher avec une chasuble sur le dos.
De son côté, la préfecture tente de son côté de rendre les policiers et les gendarmes moins visibles, comme le détaille la commissaire Loubna Atta : "Le dispositif du 19 janvier n'est pas nouveau, il a déjà été éprouvé lors des manifestations d'octobre 2022, explique ce dernier. La méthode du préfet de police, c'est en premier lieu de discuter avec les organisateurs."
"Les discussions se font avec des interlocuteurs fiables, autant sur l'itinéraire que sur l'engagement des forces de l'ordre, mais aussi des services de sécurité des organisateurs : ce sont des échanges constants, qui se font à tous les niveaux, des officiers de liaison au préfet de police."
Commissaire Loubna Attaà franceinfo
"Le deuxième point qui est très important dans cette méthode, poursuit le commissaire Atta, est la posture des forces de l'ordre actuellement, qui est d'être en profondeur. Il s'agit d'être moins visibles sur l'itinéraire mais d'être capable de réagir très rapidement dès lors qu'il y a des dégradations, des violences ou des troubles qui seraient commis. Il faut avoir un dispositif très dynamique pour pouvoir intervenir à chaque fois que c'est nécessaire."
Il y a dix jours, on n'a pas vu par exemple d’images de rues perpendiculaires bloquées par les forces de l’ordre. C’est en restant à distance, sur la base de la doctrine du maintien de l'ordre, et en demandant parfois aux syndicats d’arrêter le cortège, que la préfecture estime avoir découragé les quelques centaines de "black blocs" présents en tête de cortège. Ceux-ci ont fini par se dissoudre au niveau de la place de la Bastille avant même la moitié du parcours.
C'est aussi de cette manière que les dégradations ont été limitées, comme on a pu le voir avec la vitrine d’une compagnie d’assurances protégée au dernier moment par des policiers qui se trouvaient dans des rues adjacentes.
"On ne peut pas dire que c'est gagné"
La méthode n'a pourtant pas évité qu'un ingénieur de 26 ans soit frappé à l’entrejambe par un policier avec sa matraque. "Voir un policier frapper un manifestant à terre, ce n'est jamais à l'honneur de la police, analyse le sociologue Fabien Jobard, on le sait depuis au moins le préfet Grimaud en 1968." Il estime que ce genre de violences reste un risque politique majeur pour les autorités :
"La police a tout à perdre à laisser agir des agents dans un contexte de manifestations pacifiques même si effectivement, à la marge, ils sont pris dans des affrontements, mais que militairement, d'un point de vue pratique, ils dominent absolument."
Fabien Jobard, sociologueà franceinfo
"Ce ne sont pas deux ou trois bouts de palettes de bois qui vont démobiliser une section CRS ou un peloton de gendarmerie, ajoute le sociologue. Si une enquête est en cours, que le policier a été identifié sans difficulté, que des sanctions sont prononcées, on pourra se dire que cette image aurait pu ternir l'image de l'institution policière, mais que celle-ci a coopéré avec la justice et que celle-ci n'a pas hésité à faire valoir le droit."
Fabien Jobard ne considère pas que le bon déroulement global de la manifestation du 19 janvier soit le fait de la police. Le sociologue voit plutôt les choses à l'envers : "Ç'aurait été à cause de la police si ça c'était mal passé, au sens où le dispositif était très bien organisé, très clairement annoncé, structuré et pris en main par les services d'ordre des syndicats. Et donc, insiste Fabien Jobard, s'il y avait eu des débordements, c'est que la police n'aurait pas su maîtriser les quelques dizaines de "black blocs" qui étaient là. Cette manifestation du 19 janvier rappelle qu'effectivement, il faut toujours considérer ce qui se passe en manifestations comme étant le produit de la conjonction entre manifestants et forces de police."
Le maintien de l'ordre n'est pas une science exacte
Il est pourtant difficile d'assurer que tout se passera bien pour la manifestation du 31 janvier et les suivantes, puisque la manifestation d’un jour n’est pas celle du lendemain. À la préfecture comme du côté des policiers de terrain et de leurs syndicats, on insiste sur un mot : "humilité".
"Ce n'est pas une science exacte, explique Régis Debord, délégué du pôle CRS à l’Unsa-Police. Le contexte, le climat, même météorologique, la configuration des lieux, le trajet, le nombre de manifestants, peut-être des groupes de "black block"s qui arrivent même parfois de l'étranger seront là... On ne peut pas dire que c'est gagné, loin de là. C'est très compliqué de savoir en amont si la manifestation va bien se passer."
Les forces de l’ordre savent aussi qu’un itinéraire qui passe devant des lieux symboliques comme le restaurant La Rotonde ou près de lieux de pouvoir comme les ministères et l'Assemblée nationale, oblige à rendre visibles les policiers et les gendarmes, et que cela peut générer des tensions.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.