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Récit Le 5 octobre 1972, une alliance hétéroclite d'extrême droite crée le Front national autour de Jean-Marie Le Pen

Article rédigé par Antoine Comte, Clément Parrot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Le président du Front national, Jean-Marie Le Pen, lors d'un meeting à Paris, le 17 janvier 1973. (JOSEE LORENZO / INA / AFP)

Alors que le Rassemblement national apparaît mal à l'aise au moment de commémorer les 50 ans du FN, franceinfo raconte ce jour d'octobre 1972, lorsque des groupuscules d'extrême droite se sont alliés derrière le "Front national pour l'unité française".

"La durée est un gage de sérieux, c'est considéré comme tel pour les vins", sourit Jean-Marie Le Pen, qui puise avec difficulté dans ses souvenirs pour évoquer les débuts du Front national. A quelques jours des 50 ans de la création du FN, le 5 octobre 1972, l'ancien président du parti d'extrême droite reçoit dans le salon de sa maison de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine). Entouré de ses deux dobermans, de sa femme Jany et de son conseiller Lorrain de Saint-Affrique, il s'étonne en constatant que le Rassemblement national ne compte pas l'associer à cet anniversaire.

"Cela me paraît tellement aberrant de vouloir faire oublier Jean-Marie Le Pen dans l'histoire du FN."

Jean-Marie Le Pen

à franceinfo

A 94 ans, le "Menhir" a encore toute sa tête, même s'il élude certaines questions et préfère confier le passé du FN aux historiens. Il a choisi de fêter le cinquantenaire de sa création lors d'une fête organisée le 22 octobre dans son manoir de Montretout, à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), en présence d'une quarantaine de convives triés sur le volet. De son côté, signe d'un certain embarras, le Rassemblement national organise en guise de commémoration un simple colloque à l'Assemblée nationale, jeudi 6 octobre, sans inviter Jean-Marie Le Pen. Pourquoi une telle gêne ? Plongée dans les archives sur le 5 octobre 1972 et sur les débuts du RN.

Aux racines du FN : Ordre nouveau

L'histoire commence au début des années 1970, avec Ordre nouveau, un mouvement de jeunes néofascistes qui prône des actions violentes pour propager ses idées. Fondé en 1969, le groupe traîne une image sulfureuse et décide au cours de l'année 1972 de changer de stratégie. Ses dirigeants cherchent à se structurer en vue des législatives de 1973 et à réunir derrière une même bannière les groupuscules éparpillés de l'extrême droite. "François Duprat [l'un des cadres d'Ordre nouveau] va voir Giorgio Almirante [le patron du MSI, un parti néofasciste italien], qui lui conseille de pratiquer 'un fascisme souriant'", rapporte à franceinfo l'historien Nicolas Lebourg.

"François Duprat commence alors à appliquer cette stratégie [du fascisme souriant], en se disant : 'Nous devons nous draper de tricolore et chanter la Marseillaise'."

Nicolas Lebourg, historien

à franceinfo

Les dirigeants d'Ordre nouveau cherchent alors un leader pour prendre la tête d'un mouvement fédérateur. Ils se tournent d'abord vers l'essayiste Dominique Venner et vers Jean-Jacques Susini, ancien chef de l'Organisation armée secrète (OAS), groupe terroriste pro-Algérie française. Mais les deux hommes refusent, racontent Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard dans une biographie de François Duprat (L'homme qui inventa le Front national, Denoël, 2012).

Le journaliste François Brigneau, notamment éditorialiste à Minute et membre d'Ordre nouveau, glisse alors le nom de Jean-Marie Le Pen. Ce dernier s'est fait connaître en étant élu député poujadiste à l'âge de 27 ans en 1956, puis comme directeur de campagne de Jean-Louis Tixier-Vignancour lors de la campagne présidentielle de 1965. "En 1972, je m'étais retiré pendant un certain temps de la vie publique, quand François Brigneau est venu me chercher, se souvient Jean-Marie Le Pen. Je m'étais consacré à la création de mon gagne-pain de l'époque, la Serp, une maison d'édition."

"Ils se cachaient à peine de rechercher en moi un parlementaire qui serait leur vitrine respectable et qu'ils manipuleraient à leur gré."

Jean-Marie Le Pen

dans ses mémoires (Fils de la nation, Muller éditions, 2018)

Jean-Marie Le Pen accepte la proposition, mais dicte ses règles. "Les dirigeants d'Ordre nouveau n'avaient pas prévu qu'il ne serait pas un représentant de paille. Il a imposé directement ses conditions", raconte l'historienne Valérie Igounet. Le futur leader frontiste tisse ses réseaux et prend vite l'initiative d'une réunion de lancement du FN le 5 octobre, sans le dire à Ordre nouveau. Malgré la volonté unitaire, des tensions apparaissent dès le début entre l'ancien député et le mouvement nationaliste.

Le 5 octobre au soir, environ 70 personnes, selon l'historien Nicolas Lebourg, se réunissent à la salle des Horticulteurs à Paris, lors d'une réunion privée. "On est entre 100 et 200, estime de son côté l'ancien député FN Christian Baeckeroot, présent ce jour-là. Il y a des avis divergents, entre ceux qui sont optimistes et ceux qui n'y croient pas. Je crois qu'à la tribune, on retrouve Jean-Marie Le Pen, François Brigneau, Alain Robert, peut-être François Duprat et Roger Holeindre…" Le nom complet du parti est alors Front national pour l'unité française, et il demeurera dans les statuts jusqu'en 1995.

"Tout cela se fait dans la foulée de l'Algérie française"

A sa création, le FN se compose de trois tendances politiques hétéroclites. D'abord, la famille nationale-populiste, portée par Jean-Marie Le Pen, est marquée par les combats de son époque, dans le sillon du mouvement de décolonisation et des événements de Mai-68. "Tout cela se fait dans la foulée de l'Algérie française", se souvient Christian Baeckeroot. "Le communisme apparaissait comme une menace, y compris sur le plan militaire, ajoute Jean-Marie Le Pen. Pendant quelques décennies, on s'attendait à une invasion militaire foudroyante de l'Armée rouge."

La première affiche présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 1974. (ARCHIVES PERSONNELLES DE VALERIE IGOUNET)

Ensuite, le parti intègre Ordre nouveau et son programme réactionnaire qui souhaite, une fois au pouvoir, l'abolition des partis politiques, des syndicats et même des élections. L'un des dirigeants, François Duprat, est par ailleurs connu pour avoir "importé le négationnisme au sein du FN", rappelle Valérie Igounet.

Des anciens de la Waffen-SS

Enfin, le parti rassemble une dernière composante : les nostalgiques de la Seconde Guerre mondiale. C'est le cas de collaborationnistes comme Pierre Bousquet, Waffen-SS au sein de la division Charlemagne, et d'anciens miliciens pétainistes comme François Brigneau ou encore Léon Gaultier.

Le FN tente aussi de rallier à lui des compagnons de la Libération, comme Georges Bidault. Mais l'ancien patron du Conseil national de la résistance (CNR) décide de quitter l'aventure dans la semaine même de la création officielle du FN. "Pour rendre le parti fréquentable, Jean-Marie Le Pen et les principaux cadres du FN disent que de nombreux résistants avaient rejoint leurs rangs, mais ces derniers ont en fait décidé de faire rapidement défection", confirme Nicolas Lebourg.

Lors du premier bureau politique du FN organisé le 12 octobre 1972, plusieurs figures de l'extrême droite de ces trois tendances sont autour de la table. François Brigneau est choisi comme vice-président. Pierre Bousquet est propulsé au poste de trésorier. Le rédacteur en chef du journal Militant déposera d'ailleurs officiellement dans la foulée les statuts du nouveau parti en préfecture, avec Jean-Marie Le Pen.

Les statuts du Front national déposés en préfecture en 1972. (ARCHIVES PERSONNELLES DE VALERIE IGOUNET)

Sur le passé sulfureux de Pierre Bousquet, l'ancien président du FN préfère aujourd'hui botter en touche. "Nous étions à trente ou quarante ans de la guerre et, par conséquent, les options qu'avaient pu prendre à 20 ans des gens qui en avaient 60, ce n'était pas le critère principal, explique-t-il aujourd'hui. Les affaires d'Algérie étaient plus proches que celles de la Seconde Guerre mondiale."

"Monsieur Bousquet n'avait pas d'histoires sulfureuses, pour la bonne raison qu'il n'avait pas d'histoires."

Jean-Marie Le Pen

à franceinfo

Dans le premier organigramme figure également Alain Robert, principal meneur du défunt mouvement d'extrême droite Occident, comme secrétaire général du FN. Le poste de secrétaire général adjoint du parti est confié à Roger Holeindre, un ancien de l'OAS.

"Le Pen n'a jamais été fasciste"

Derrière les hommes, il y a les idées. Dès sa création, le Front national affiche un lien assumé avec le parti néofasciste italien MSI. "Il n'y a pas de filiation idéologique, mais on met en avant la défense de thèmes identiques, comme l'immigration, l'insécurité, le chômage", raconte Jean-Marie Le Pen. "Le lien avec le MSI est stratégique", ajoute Nicolas Lebourg. Sur la première affiche imprimée par le FN en 1972, le slogan "Avec nous, avant qu'il ne soit trop tard" est traduit directement de l'italien.

La première affiche imprimée par le Front national en 1972. (ARCHIVES PERSONNELLES DE VALERIE IGOUNET)

La flamme tricolore que le Rassemblement national utilise toujours cinquante ans plus tard est également inspirée du logo du MSI et de sa flamme aux couleurs du drapeau transalpin. "Pour autant, il est certain que Jean-Marie Le Pen n'a jamais été fasciste", précise Nicolas Lebourg.

"Il n'a jamais été branché sur des actions violentes, contrairement au MSI. Jean-Marie Le Pen est un légaliste."

Nicolas Lebourg, historien

à franceinfo

Au fil du temps, le président du FN va s'imposer comme le chef incontesté de la droite nationaliste. Ordre nouveau continue d'exister en dehors du FN, mais sa dissolution par le ministère de l'Intérieur en 1973 après plusieurs actions violentes (82 combats de rue signalés par la place Beauvau rien que pour l'année 1973, selon Nicolas Lebourg) sera un élément décisif dans l'hégémonie de Jean-Marie Le Pen. Le "Menhir" tire aussi parti de ses talents oratoires. "C'est vrai que ma personnalité a peut-être joué. Le FN était avant tout un mouvement lepéniste. Les leaders des autres mouvements étaient moins connus", dit-il aujourd'hui.

Malgré sa participation à toutes les élections à partir de 1974, le FN va connaître plus de dix ans de traversée du désert. Moins de 1% des suffrages lors de la présidentielle de 1973, 1,3% lors des législatives la même année… Avec moins de 300 adhérents en 1981, le parti est en grandes difficultés financières. "A l'époque, ils étaient parfois obligés de couper l'électricité au siège du parti et de s'éclairer à la bougie", rapporte Valérie Igounet.

Mais avec l'arrivée de la gauche au pouvoir cette année-là et la crise économique, le parti d'extrême droite va parvenir à s'ancrer dans le paysage politique, jusqu'à sa qualification au second tour de la présidentielle en 2002. "J'avais averti, quand on est venu me chercher, que je n'arrêterais pas, rappelle Jean-Marie Le Pen. J'ai dit à l'époque que je voulais prendre l'initiative du rassemblement de la droite nationale, mais à condition de ne jamais me retirer." Le retrait interviendra finalement en 2015, quand Marine Le Pen exclura son père du parti. Une manière de tirer un trait sur une partie de l'histoire du Front national.

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