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Grand entretien "La crise démocratique est à son apogée" : pour l'historien Jean Garrigues, la bataille des retraites "a testé la crédibilité présidentielle"

Article rédigé par Thibaud Le Meneec
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Emmanuel Macron dans les jardins de l'Elysée, à Paris, le 20 juillet 2022. (XOSE BOUZAS / HANS LUCAS / AFP)
Pour le président du Comité d’histoire parlementaire et politique, il y a aujourd'hui "une remise en cause de tout le dispositif institutionnel et des acteurs qui le font fonctionner", qu'Emmanuel Macron doit enrayer en réduisant le pouvoir du président de la République.

Il prévoit "100 jours d'apaisement" pour tenter de tourner la page de la réforme des retraites , contestée par une majorité de Français, parfois de manière véhémente, voire violente. Emmanuel Macron va-t-il parvenir à reprendre le fil de son quinquennat après cette longue bataille qui l'a fragilisé ?

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Clé de voûte d'institutions contestées, le chef de l'Etat se retrouve aujourd'hui "discrédité", analyse l'historien Jean Garrigues. Auprès de franceinfo, l'auteur d'Elysée contre Matignon, le couple infernal (éditions Tallandier, 2022) avance plusieurs pistes pour atténuer la "crise démocratique" en cours. 

Franceinfo : Vous pointiez récemment dans Le Monde (article pour les abonnés) "un échec personnel" du chef de l'Etat dans la bataille des retraites. L'intervention de lundi lui a-t-elle permis de corriger le tir et d'ouvrir un nouveau chapitre ?

Jean Garrigues : C'était sa tentative. Il voulait clore une séquence et en ouvrir une autre, qu'il espère différente. Mais sans un préalable d'une concession faite à la légitimité des citoyens, sans tenir compte des corps intermédiaires, notamment des syndicats, sur cette fameuse réforme, il me paraît difficile de restaurer une crédibilité. La crise des retraites a constitué le test de cette crédibilité présidentielle. Il avait fait campagne sur le thème "Avec vous", soit une nouvelle manière de gouverner plus proche des citoyens, de la souveraineté populaire. Dans cette crise des retraites, il a fait exactement l'inverse.

Ainsi, il a appliqué à la lettre les institutions de la Ve République en matière de présidentialisme, en utilisant tous ses ressorts, ce qui est d'ailleurs une forme de dérive de l'exercice de ces institutions. Il s'est arc-bouté sur sa légitimité institutionnelle en oubliant qu'à côté de cette légitimité, il y en a une autre, inscrite dans notre histoire depuis la Révolution française : une nécessité d'écouter aussi la voix des citoyens telle qu'elle s'exprime par des médiateurs comme les syndicats, les associations ou les médias. 

Peut-on parler de "crise démocratique", comme l'a fait Laurent Berger ? Si oui, à quoi peut-on la comparer dans l'histoire récente de notre pays ?

La crise démocratique est réelle. Elle n'a pas commencé avec la crise des retraites ; c'est un lent processus dont le déni du référendum sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe, en 2005, a été un marqueur. Ce référendum a exprimé la souveraineté populaire, et le "non" a été démenti par la volonté du pouvoir exécutif, qui s'est alors appuyé sur le pouvoir législatif afin de valider le traité de Lisbonne. 

"Aujourd'hui, on est revenu à ce marqueur de 2005, qui symbolise la contestation de la légitimité des acteurs institutionnels."

Jean Garrigues, historien

à franceinfo

Cette crise démocratique s'est aussi traduite, au moment des "gilets jaunes", par la contestation des élus et la violence accrue envers eux. Ce phénomène ressurgit maintenant. La crise démocratique atteint aujourd'hui son apogée ; on est dans une remise en cause de tout le dispositif institutionnel et des acteurs qui le font fonctionner.

Cette crise démocratique est-elle donc une crise des institutions de la Ve République ?

Il est toujours difficile de décréter la mort d'un système politique. Les institutions ne sont pas totalement discréditées, notamment l'élection présidentielle. Cependant, la contradiction entre la "surprésidentialisation" du pouvoir aujourd'hui et le besoin de participation démocratique est de plus en plus forte. Le fonctionnement de ces institutions doit surtout être repensé. 

Dans quel but ?

Le premier signal à donner pour réconcilier les Français avec leurs institutions serait de leur donner l'impression qu'il n'y a pas une monarchie républicaine. Il faut absolument qu'Emmanuel Macron, dans sa manière de gouverner, par des améliorations et des révisions constitutionnelles, réduise le pouvoir et l'influence du président de la République. Cette omnipotence présidentielle est d'ailleurs le point de clivage majeur de la crise actuelle. 

Un manifestant déguisé en roi porte le masque d'Emmanuel Macron, à Paris, le 17 avril 2023. (EDOUARD MONFRAIS-ALBERTINI / HANS LUCAS / AFP)


Le taux de popularité d'Emmanuel Macron, autour de 28%, c'est à peu près le pourcentage de ses électeurs au premier tour de l'élection présidentielle. Emmanuel Macron n'est plus le rassembleur des Français, mais un chef de majorité, comme l'étaient François Hollande et Nicolas Sarkozy. Cela ne correspond plus à l'esprit des institutions de la Ve République.

Ce sont davantage les pratiques des institutions que les institutions en elles-mêmes qui sont à bouleverser ?

Oui, il y a un équilibre à retrouver. Même du côté du groupe Renaissance, il y a beaucoup de députés qui portent cette idée, en dénonçant un pouvoir excessif du président. 

Comment y parvenir ?

Il y aurait une réforme qui pourrait être faite de manière assez rapidement : revenir sur la révision constitutionnelle de 2000 et découpler les élections législatives de l'élection présidentielle. Vous aurez alors une respiration démocratique qui correspond aux besoins qu'ont les Français. Selon un sondage réalisé après la présidentielle, 64% des Français demandaient une cohabitation.

"L'année dernière, les Français avaient besoin d'un contrepoids à l'influence présidentielle."

Jean Garrigues, historien

à franceinfo

Ce contrepoids serait facilité si les élections législatives n'avaient pas lieu dans la foulée de l'élection présidentielle. D'ailleurs, si elles se déroulaient aujourd'hui, on verrait certainement beaucoup moins de députés de Renaissance et sans doute plus de députés des forces d'opposition.

Ce ne serait pas pour autant gouvernable...

Cela demande aussi une révolution culturelle de la part des partis politiques en France. Tout cela peut se résoudre par la "déprésidentialisation" du régime. A partir du moment où vous n'êtes plus obligé d'être dans une opposition radicale pour une élection, vous pouvez occuper des positions de compromis qui feraient exister d'autres solutions à cause des deux forces extrêmes.

Aujourd'hui, il reste une possibilité de gouverner texte par texte avec des majorités alternatives. Cela a déjà existé dans notre histoire. Durant l'entre-deux-guerres, c'était quasiment la règle : chaque projet de loi générait une majorité différente au sein d'une nébuleuse de centre-droit et de centre-gauche. Là, est-ce possible, dans la mesure où on se trouve dans une Assemblée avec trois groupes très bien découpés, surtout aux extrêmes, qui refusent tout partenariat avec le pouvoir ? Ça parait plus compliqué.

Vous excluez cependant un changement de Constitution pour régler la crise. Pourquoi ?

Ça serait long, compliqué et jugé peut-être artificiel par un certain nombre de Français. Un changement de Constitution serait sans doute vécu comme superfétatoire.

Du reste, si on regarde les origines des institutions nées de la Constitution de 1958, le président n'est pas élu au suffrage universel, au départ. Il y avait également la pratique du domaine réservé avec le général de Gaulle. Il avait tendance à laisser gouverner son Premier ministre, comme c'est inscrit dans la Constitution.

La Première ministre, Elisabeth Borne, à l'Assemblée nationale, à Paris, le 16 mars 2023. (ALAIN JOCARD / AFP)

On pourrait très bien avoir une pratique des institutions qui revienne à la lecture originelle et qui amenuise le pouvoir du président. Il y a la possibilité d'appliquer à la lettre l'article 20 et 21 de la Constitution, qui permettent de faire du Premier ministre le vrai responsable devant le Parlement. Si le président accepte de se cantonner dans un rôle de "père de la nation", qui se limite au "domaine réservé" comme le pensait le général de Gaulle, à savoir les affaires étrangères et la défense, en donnant bien une forme d'autonomie au Premier ministre, il y a automatiquement un contre-pouvoir qui se dessine : celui du Parlement.

Emmanuel Macron a promis lundi de "grandes pistes pour que le fonctionnement de nos institutions gagne en efficacité et en participation citoyenne". Peuvent-elles redonner de l'espoir aux Français et de l'air au pouvoir ?

Les conventions citoyennes n'ont pas forcément été concluantes. C'est aussi parce que ces expériences n'ont pas été menées jusqu'à leur terme. Pour celle sur le climat, la démocratie représentative a pris le relais et n'a pas tenu compte d'une grande partie du programme élaboré par les citoyens. Il faut aussi repenser cette manière de faire participer les citoyens et la généraliser à l'échelle des territoires, à l'échelle locale, pour que ça devienne un rituel.

Le quinquennat paraissait figé avant l'allocution d'Emmanuel Macron. Quelle peut être la suite de son mandat ?

A l'heure où on se parle, on ne voit pas d'issue. L'intérêt objectif des adversaires politiques d'Emmanuel Macron n'est pas de collaborer à la production des lois et à la réforme. Aujourd'hui, il est totalement discrédité par rapport à cette réhabilitation du dialogue social et de la légitimité des citoyens. Ce discrédit peut s'estomper avec le temps, à partir du moment où vont être remises en place des structures de concertation avec les syndicats et d'autres interlocuteurs.

Il peut aussi y avoir des événements extérieurs, comme au moment du Covid-19 ou la guerre en Ukraine, qui ramènent les Français vers le président et sa figure de chef. Mais tout cela va prendre du temps et il sera attendu au tournant. La moindre entorse à cette nouvelle méthodologie de l'écoute et du dialogue sera pointée par ses adversaires.

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