Affaire Alexeï Navalny : on vous explique le bras de fer diplomatique entre la Russie et l'UE
Les autorités russes, déjà visées par de multiples sanctions occidentales, sont restées sourdes face aux critiques nationales et internationales depuis l'arrestation puis la condamnation de l'opposant de 44 ans.
Les relations sont "au plus bas", entre la Russie et l'Union européenne. A l'issue d'une rencontre à Moscou avec le chef de la diplomatie russe, Serguei Lavrov, son homologue européen, Josep Borrell, n'a pas caché son pessimisme, vendredi 5 février. A l'origine de ces nouvelles tensions : l'arrestation, mi-janvier, puis la condamnation, mardi 2 février, de l'opposant à Vladimir Poutine, Alexeï Navalny.
Alors que des milliers de manifestants sont descendus à plusieurs reprises dans les rues du pays ces dernières semaines pour protester contre l'emprisonnement de la figure de la lutte contre la corruption au sommet de l'état russe, cette décision scelle un froid diplomatique persistant depuis de longs mois entre les deux puissances, sur fond de crise sanitaire et géopolitique.
Mais la détérioration de la relation entre l'UE et la Russie et les enjeux de ce bras de fer dépassent largement le seul destin d'Alexei Navalny. Franceinfo vous explique pourquoi.
Pourquoi le sort d'Alexeï Navalny préoccupe-t-il l'UE ?
Il est devenu le symbole d'un pouvoir russe indifférent au regard que porte sur lui le reste du monde. Alexeï Navalny, opposant au Kremlin de 44 ans, a été condamné mardi à deux ans et huit mois d'emprisonnement. Le motif : avoir enfreint son contrôle judiciaire après une première condamnation en 2014 dans une affaire de détournements de fonds. A l'époque condamné à une peine avec sursis, Alexeï Navalny devait pointer chaque mois dans un commissariat de la banlieue de Moscou. Mais en août, il a réchappé de justesse à une tentative d'empoisonnement et s'est retrouvé transféré dans un hôpital allemand, où les analyses des enquêteurs, ainsi que de laboratoires français et suédois, ont conclu à l'usage du Novitchok, un puissant agent neurotoxique, soupçonné d'être utilisé à l'encontre des ennemis du pouvoir russe.
Dès l'été, l'UE a adopté en représailles des sanctions contre des responsables russes et ce nouveau dossier s'est ajouté à une pile de sérieux griefs entre l'Union européenne et Moscou, à commencer par l'annexion illégale en 2014 de la Crimée ukrainienne par la Russie. Alors que les regards se sont tournés vers le Kremlin, accusé par Alexei Navalny d'être à l'origine de cette tentative d'assassinat, l'Europe a réclamé à Vladimir Poutine une enquête indépendante et transparente. En vain. Non seulement Moscou refuse de s'y plier, mais le pouvoir a arrêté l'opposant dès son retour au pays, le 17 janvier.
Dans la foulée, les autorités russes ont réprimé des manifestations de soutien à son égard. Le 23 et le 31 janvier, au moins 10 000 personnes ont été arrêtées à travers tout le pays, selon l'organisation OVD-Info, dont quelque 100 journalistes, et un Franco-Russe de 22 ans.
Les images de ces interpellations musclées ont révélé des traitements dégradants ainsi que des violences policières qui ont à nouveau fait réagir les Européens. Avant d'envisager des mesures, l'UE a décidé d'envoyer sur place le chef de sa diplomatie, l'Espagnol Josep Borrell.
Comment Moscou a-t-il réagi face à ces critiques ?
Venu dénoncer au nom de Bruxelles l'emprisonnement d'Alexeï Navalny et la répression des manifestations, Josep Borrell était chargé de prendre le pouls des relations russo-européennes. Le message a été on ne peut plus clair : quelques heures seulement après les premiers pourparlers avec le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, Moscou a réclamé vendredi le départ de diplomates allemands, polonais et suédois. La raison ? Ils sont accusés d'avoir participé à des rassemblements à Saint-Pétersbourg et Moscou. Une façon claire pour le Kremlin de rappeller qu'il refuse toute ingérence dans ses affaires intérieures, mettant en garde les Européens contre la "bêtise" de conditionner l'avenir de leur relation avec la Russie au sort d'Alexeï Navalny.
Si Josep Borrell a "fermement condamné" ces expulsions et "rejeté les allégations de la Russie" au sujet des diplomates, sa visite n'a fait qu'exacerber la faiblesse de la position européenne face à Moscou, a analysé vendredi pour France 24 Nicolas Tenzer, président du Cerap (centre d'étude et de réflexion pour l'action politique) et spécialiste de la Russie.
"Quand, pendant la visite d'un haut représentant, on a trois diplomates européens qui sont expulsés, on ne dit pas uniquement : 'Ce n'est pas bien.'"
Nicolas Tenzer, spécialiste de la Russieà France 24
Affront supplémentaire : un nouveau procès, cette fois en diffamation, se tenait ce même jour contre Alexeï Navalny. "Il [Josep Borrell] a été humilié et il reste, c'est incompréhensible", poursuit Nicolas Tenzer, évoquant et "un jour triste pour la diplomatie européenne."
L'expulsion "injustifiée" des diplomates montre "une facette supplémentaire de ce qui se passe actuellement en Russie et qui a peu à voir avec un Etat de droit", a fustigé la chancelière allemande, Angela Merkel, à Berlin, montant au créneau au cours d'une conférence de presse commune avec Emmanuel Macron.
Le président français a lui-même condamné l'expulsion de diplomates européens "avec la plus grande fermeté", tandis que le chef de la diplomatie allemande, Heiko Maas, a lui menacé la Russie de représailles si elle "ne reconsidère pas cette mesure". "Les accusations verbales, les indignations, tout ça c'est très bien. Mais s'il n'y a pas une action derrière, on sait très bien que monsieur Poutine et le régime du Kremlin s'en moque complètement. (...) Sans action, cela ne sert strictement à rien", juge Nicolas Tenzer.
L'UE dispose-t-elle de moyens de pression efficaces ?
Vendredi, Josep Borrell a assuré qu'aucune nouvelle sanction n'avait été proposée "pour l'heure". Mais certains Etats de l'Union européenne évoquent déjà, à l'instar de l'Allemagne, cette possibilité. Les ministres des Affaires étrangères de l'UE auront une première discussion sur le sujet le 22 février, en préambule d'un sommet consacré à la relation avec la Russie, fin mars.
Parmi ces leviers, l'UE peut notamment brandir la menace d'abandon du projet Nord Stream 2, un gazoduc dont les 1 200 kilomètres de tuyaux sous la mer Baltique doivent permettre au gaz de passer directement de la Russie à l'Allemagne. Alors que 30% du pétrole consommé dans l'UE provient de Russie, ce projet à près de 10 milliards d'euros constitue une manne financière pour le géant russe Gazprom. Pour Ian Bond, chef du département de politique étrangère du Centre for European Reform (CER) cité par l'AFP, l'Union européenne "sous-estime sa capacité à influencer le comportement des Russes".
"L'économie russe compte sur les Européens pour acheter ses hydrocarbures et lui vendre des biens et des services."
Ian Bond, chef du département de politique étrangère du CERà l'AFP
Mais sur ce sujet, les pays membres souffrent de leurs désaccords. Si la France demande l'abandon du projet et que Bruxelles ne le juge pas prioritaire, Berlin ne l'entend pas de cette oreille. La décision de l'arrêter est de "la responsabilité des Allemands", a ainsi observé mercredi le chef de la diplomatie français, Jean-Yves le Drian. Malgré les critiques à l'encontre de Moscou, Angela Merkel a redit son attachement au projet de gazoduc Nord Stream 2, ajoutant qu'il convient toutefois d'éviter toute "dépendance énergétique" vis-à-vis de Moscou.
D'autres leviers peuvent être actionnés, souligne encore Nicolas Tenzer, citant "des sanctions ciblées" permettant de "geler les avoirs à l'etranger d'oligarques russes (...) coupables ou complices de violations des droits de l'homme". Et si cela ne suffit pas ? "Couper la Russie de Swift, le système de transaction interbancaire. Cela aurait un impact absolument colossal, en espérant que l'on n'en arrivera pas là", poursuit le spécialiste.
Autant d'options qui tranchent avec le ton conciliant adopté jeudi par Emmanuel Macron. Au cours d'une vidéoconférence avec le groupe de réflexion (think tank) Atlantic Council, le président français a réaffirmé qu'il était indispensable de continuer le dialogue avec Vladimir Poutine pour "la paix et la stabilité européenne", et ce malgré l'emprisonnement d'Alexeï Navalny, qu'il qualifie d'"énorme erreur". Soit un message d'équilibriste, entre condamnation et main tendue, fidèle à la position (délicate et ambiguë) des 27.
Pourquoi la Russie ne craint-elle pas les représailles de l'UE ?
Pour garantir son immunité face aux critiques de l'Union européenne, la Russie dispose d'une arme de poids : Spoutnik V, son vaccin contre le Covid-19. Alors que l'UE entend vacciner 70% de sa population d'ici cet été, la baisse temporaire des livraisons des doses de vaccin Pfizer-BioNTech et les retards de livraison du vaccin développé par AstraZeneca, fait craindre des difficultés d'approvisionnement, voire une pénurie. De quoi placer Moscou en position de force, selon Frédéric Bizard, professeur d'économie à l'ESCP et président de l'Institut santé, cité vendredi par France 24.
“On voit bien que le Spoutnik V est un élément de 'soft power' qui va bien au-delà du simple vaccin. C'est une véritable source de pouvoir diplomatique.”
Frédéric Bizard, professeur d'économie à l'ESCPà France 24
Ainsi, en dépit de leurs différends, Josep Borrell et Serguei Lavrov ont plaidé vendredi pour le maintien de la coopération entre l'UE et la Russie dans des domaines moins épineux, comme celui de la crise sanitaire, le représentant européen qualifiant le vaccin Spoutnik V de "bonne nouvelle pour l'humanité".
Le 20 janvier, la Russie a annoncé avoir entamé la procédure d'homologation de son vaccin auprès de l'Agence européenne des médicaments (EMA). Sans attendre le feu vert des autres pays membres, la Hongrie a déjà commandé 40 000 doses du vaccin russe, fustigeant la lenteur du dispositif européen. Dans ces conditions, l'UE "a intérêt à mettre de côté les sanctions contre la Russie à la suite de la condamnation d'Alexeï Navalny, pour favoriser la vaccination des Européens", a décrypté jeudi dans La Croix Carole Grimaud Potter, analyste géopolitique et spécialiste de la Russie. "L'idée que l'UE mette la politique au-dessus de la réponse à la crise sanitaire est quelque chose que les Etats membres ne peuvent pas se permettre", a-t-elle assuré.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.