L'article à lire pour comprendre pourquoi la présidentielle en Biélorussie marque un tournant dans ce pays
Epouse d'un opposant emprisonné, Svetlana Tikhanovskaïa a réussi à soulever un enthousiasme inespéré dans un pays muselé depuis un quart de siècle par le régime autoritaire d'Alexandre Loukachenko. L'élection se déroule dimanche, mais le scrutin n'offre aucune garantie de transparence.
"Je suis fatiguée d'avoir peur. Et vous ?" Depuis des semaines, Svetlana Tikhanovskaïa galvanise les foules dans une Biélorussie présidée depuis vingt-six ans par un chef d'Etat aux méthodes dictatoriales, Alexandre Loukachenko. Seule candidate crédible d'opposition, la "Jeanne d'Arc biélorusse", comme elle est parfois surnommée, peut-elle gagner la présidentielle, dimanche 9 août, alors que le chef de l'Etat sortant brigue un sixième mandat ?
Sa candidature n’a guère de chance de l'emporter, prédisent les observateurs, dans un pays dont les élections n'offrent aucune garantie démocratique. Et pourtant, il se passe quelque chose d'inédit dans cette république qui semblait encore dater de l'ère soviétique.
1C'est où déjà, la Biélorussie ?
"C’est un pays tampon entre la Russie et l'Union européenne", synthétise, de Paris où il vit, Andreï Vaitovich, un jeune journaliste "bélarusse" (comme nos autres interlocuteurs, il préfère cette dénomination officielle au terme "biélorusse" privilégié, par usage, en France). Sans accès à la mer, cette république de 200 000 km2 issue de l'ex-URSS est encerclée par la Russie, l'Ukraine, la Pologne, la Lituanie et la Lettonie.
C'est un pays "assez grand et peu dense : la surface est équivalente à un tiers de la France pour 9,5 millions d’habitants”, souligne encore Andreï Vaitovitch. Les statistiques du portail en ligne allemand Statista font état d'un nombre d'habitants en lente décroissance depuis six ans. En cause : une baisse de la fécondité et l'émigration d'une partie de sa jeunesse. "Il y a beaucoup de migration, mais pas plus que dans les autres pays voisins comme l’Ukraine ou encore la Moldavie, dont la quasi-totalité des actifs sont partis", nuance Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférence à Nanterre et spécialiste de l'ex-URSS. Deux langues sont reconnues comme officielles : le russe (la plus courante) et le biélorusse.
2Qui est à la tête de ce pays ?
Alexandre Loukachenko est président de la Biélorussie depuis le 20 juillet 1994. "Il dirige le pays depuis que je suis né !" ironise Andreï Vaitovich, qui a soufflé ses 26 bougies et ne cache pas ses critiques envers "ce régime autoritaire" aux "excès totalitaires". Pourtant, admet-il, le président était porteur d'espoir à son arrivée à la tête du pays.
Alexandre Loukachenko était une rock star il y a 26 ans. Il était contre le capitalisme sauvage. Les gens le soutenaient.
Andreï Vaitovich, journaliste biélorusse vivant à Parisà franceinfo
Ce portrait publié dans L'Obs en 2001 l'atteste. Né en 1954 à Kopys, dans le nord du pays, Alexandre Loukachenko fait carrière dans l'agriculture tout en grimpant les échelons du Parti communiste biélorusse. Jusqu'à se lancer en politique en 1990 : élu au Parlement cette année-là, il y dirige une commission de lutte contre la corruption. "Avec ce poste très en vue, poursuit L'Obs, il saura profiter à merveille du désarroi d'une population déboussolée par l'éclatement de l'URSS en 1991, jouant la carte nationaliste et promettant de s'en prendre à la corruption." Quasiment inconnu avant le premier tour, Alexandre Loukachenko est triomphalement élu président de la Biélorussie en juillet 1994 avec plus de 80% des suffrages.
3Et il n'y a jamais eu d'opposition ?
Non, et pour cause. Alexandre Loukachenko a fait fuir, taire ou emprisonner les opposants, dont quatre, rappelle Andreï Vaitovich, "ont été portés disparus dans les années 1990". Alexandre Loukachenko, résumait Arte dans cette vidéo datant de 2014, "entretient depuis 1994 la terreur en laminant toute forme de contestation. Des centaines d'opposants ont été arrêtés (...). Les médias sont contrôlés, les syndicats sont muselés, les ONG indépendantes sont tout simplement interdites." Pour se maintenir au pouvoir, le chef de l'Etat biélorusse a, dès 2004, organisé un référendum pour supprimer la limitation du nombre de mandats présidentiels.
Six ans plus tard, Amnesty International note qu'à l'approche de la présidentielle de 2020, "les droits humains sont attaqués de toute part" dans ce pays où la peine de mort est toujours en vigueur.
"Les opposants sont quasiment tous en diaspora à l’étranger", ajoute Anna Colin Lebedev. Mais elle souligne aussi qu'Alexandre Loukachenko a longtemps joui d'"une certaine légitimité auprès de la population, qui pense que ça pourrait être pire. Pour le Biélorusse moyen, la Biélorussie s’en sort mieux que les voisines, la Russie et l'Ukraine, sur le social et la sécurité. Il y a un système social vieillot, mais qui fonctionne." Selon une note publiée en 2017 par trois chercheurs français dans la Revue d'études comparatives Est-ouest, le régime était, cette année-là, encore soutenu par la population rurale. "On pointe les défauts du système collectiviste biélorusse – salaires faibles, etc. – mais on manifeste son attachement à ce système économique qui assure stabilité et prévisibilité", écrivaient alors Ronan Hervouet, Alexandre Kurilo et Ioulia Shukan.
4Qui ose le défier lors de cette présidentielle ?
Quatre candidatures ont été validées, dont trois "sont qualifiées de 'fantoches' par les ONG", selon Le Monde. Reste l'inattendue Svetlana Tikhanovskaïa, 37 ans, qui déplace les foules, comme le montre cette vidéo de TV5 Monde. "Quelque chose est en train de monter, commente Anna Colin Lebedev, avec des manifestations comme il n'y en a jamais eu."
En Biélorussie, des dizaines de milliers personnes ont participé ce jeudi 30 juillet à un rassemblement de l'opposition à Minsk. Ils sont venus soutenir Svetlana Tikhanovskaïa, principale candidate de l'opposition à l'élection présidentielle du 9 août. pic.twitter.com/YH3l7eyiZa
— TV5MONDE Info (@TV5MONDEINFO) July 31, 2020
D'où sort cette candidate inconnue, ex-prof d'anglais qui a renoncé à sa carrière pour se consacrer à son fils aîné malentendant de naissance ? "De l'extérieur de la politique, s'enflamme Alice Syrakvash, Française d'origine biélorusse et militante prodémocratie. Son mari, son amoureux, est en prison. Et son peuple aussi. C'est pour ça qu'elle se présente."
Svetlana Tikhanovskaïa a en effet remplacé au pied levé son époux, Sergueï, opposant emprisonné en mai après avoir fait acte de candidature. Le régime n'a pas pardonné à ce vidéoblogueur ses critiques incendiaires contre le pouvoir. Ni, surtout, le fait qu'il "cartonne avec sa chaîne YouTube auprès de la classe pauvre, travailleuse", qui passait jusque-là pour acquise à Loukachenko, analyse Andreï Vaitovich. Mais le pouvoir a néanmoins agréé la candidature de son épouse, sans doute jugée moins dangereuse.
A tort, probablement. Coup de com' ou inspiration de génie, Svetlana Tikhanovskaïa n'a pas fait campagne seule, mais avec deux autres femmes qui représentent, elles aussi, un proche emprisonné ou proscrit. Maria Kolesnikova est l'ex-directrice de campagne de l'ancien banquier Viktor Babaryko, autre candidat à la présidentielle mis sous les verrous, pour des accusations de fraude et de blanchiment d'argent.
Veronika Tsepkalo, elle, est l'épouse d'un troisième détracteur du régime qui s'est exilé cet été avec leurs enfants à Moscou, en Russie. Les trois femmes, qui ont réussi à fédérer l'opposition à Alexandre Loukachenko, sont soutenues par des figures prestigieuses comme la prix Nobel de littérature 2015 Svetlana Alexievitch, elle-même biélorusse. Mais leur campagne n'est pas sans danger : Svetlana Tikhanovskaïa affirme avoir reçu des menaces qui l'ont conduite à exiler à l'étranger sa fille de 5 ans et son fils de 10 ans, dans un endroit tenu secret.
5Que promet Svetlana Tikhanovskaïa ?
Son engagement tient en trois points, égrène Andreï Vaitovich : "L'organisation, dans six mois, d'une élection présidentielle libre et transparente, le retour, via un référendum, à la constitution de 1994, qui prévoyait des réels contrepouvoirs à celui du président [ainsi que la limitation du nombre des mandats], et la libération des prisonniers politiques."
Svetlana Tikhanovskaïa a un programme anti-pouvoir en place : elle remet les choses à plat et d’autres verront après elle.
Anna Colin Lebedev, spécialiste de l'ex-URSSà franceinfo
"De fait, abonde Le Monde, Svetlana Tikhanovskaïa ne prétend pas prendre le pouvoir mais le redonner." Dans une interview à Libération, la femme du blogueur emprisonné assure : "J’espère que dans six mois [après de nouvelles élections, démocratiques cette fois], tout sera terminé et que je retrouverai ma vie d’avant. Quand nous gagnerons, ça sera fini pour moi."
6Quelle est la position de la Russie, le puissant voisin ?
Les relations entre les deux pays se sont tendues après l'arrestation à Minsk, fin juillet, de 33 mercenaires russes soupçonnés de travailler pour le groupe militaire privé Wagner, réputé proche du Kremlin. Alexandre Loukachenko les accuse d'avoir voulu le renverser, mais la Russie dément. Selon Moscou, les Russes arrêtés étaient en simple transit et ne sont "coupables de rien". D'après la justice ukrainienne, la plupart de ces mercenaires auraient participé, aux côtés des séparatistes russes, à la guerre du Donbass, dans l'est de l'Ukraine (voisine de la Biélorussie).
Certains observateurs, comme Bruno Drweski, maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales, à Paris, estiment qu'"aujourd'hui, c'est Moscou qui n'est pas très content du pouvoir qui règne à Minsk, alors qu'avant, c'étaient plutôt les Occidentaux." Mais pour Olga Belova, docteure en sciences politiques, maître de conférences à l’université Bordeaux-Montaigne en civilisation russe contemporaine et spécialiste de la Biélorussie, "il n’y a pas, jusqu'à présent, de fondement, de déclaration, montrant que la Russie intervienne de façon active. Moscou, pour l'instant, reste très neutre dans cette campagne. Elle attend."
Alexandre Loukachenko pousse l'idée un peu complotiste de l'ingérence russe pour récupérer la main sur la campagne présidentielle.
Olga Belova, spécialiste de la Biélorussieà franceinfo
L'opposition craint désormais que ce complot présumé serve surtout de prétexte à Alexandre Loukachenko pour accentuer la répression.
7La crise du Covid-19 a-t-elle joué un rôle dans cette élection ?
Oui, tant l'ampleur de la pandémie a été minimisée par le chef de l'Etat. "La crise du coronavirus a marqué les esprits, affirme Andreï Vaitovich, qui a publié sur le sujet une tribune virulente dans Libération à la mi-avril. Les statistiques officielles et le nombre de décès affichés n'étaient pas cohérents avec ceux des pays voisins. Ce mépris d'Alexandre Loukachenko envers son peuple est mal passé." La réalité a toutefois rattrapé le président qui a reconnu, à la fin juillet, avoir été contaminé par le Covid-19, mais, selon lui, sans symptômes. Depuis, il soutient que l'épidémie a été enrayée dans son pays grâce à des mesures "adéquates".
Cette volte-face tardive ne fera pas oublier sa désinvolture passée à des habitants qui s'informent via les réseaux sociaux et internet.
La gestion très laxiste du Covid-19 joue clairement dans les manifestations actuelles.
Anna Colin Lebedevà franceinfo
"Alexandre Loukachenko s'est montré 'covidosceptique' à la façon d'un Bolsonaro [le président brésilien], en imposant une obligation de silence aux hôpitaux, qui ont dû s'organiser tout seuls, et en donnant des infos non fiables", opine Anna Colin Lebedev. Or, complète-t-elle, "les Biélorusses ont beaucoup souffert en 1986 de la catastrophe de Tchernobyl. Depuis, ils craignent les mensonges d’Etat sur les problèmes sanitaires."
Pas sûr, donc, qu'ils aient apprécié les réflexions présidentielles sur le Covid-19, dont Arte donne ci-dessous quelques exemples. "Il n'y a pas de virus ici. Vous voyez un virus ? Moi non", lance le chef de l'Etat biélorusse à une journaliste. Et une autre séquence le montre moqueur, en train de conseiller d'absorber, en guise de prévention, "100 g de vodka" pour "se laver l'intérieur".
8L'opposition a-t-elle une chance de l'emporter ?
Non, répondent quasi-unanimement les observateurs. Alexandre Loukachenko a d'ailleurs lancé à l'opposition, mardi 4 août, ce message clair, rapporté par la correspondante d'un quotidien britannique : "Nous n'allons pas vous donner le pays."
Lukashenko just now: "We're not going to give the country to you". Just wow.
— Nataliya Vasilyeva (@Nat_Vasilyeva) August 4, 2020
"On sait que le chiffre du résultat de la présidentielle est déjà prêt. La seule nouveauté, c’est qu’il ne sera pas annoncé dans la soirée, mais le lendemain, rumine Andreï Vaitovich, pessimiste. C’est assez tendu. Il y aura peu de journalistes internationaux sur place. Ça s’annonce mal." L'épidémie de Covid-19 a servi de prétexte idéal au pouvoir pour réduire le nombre d'observateurs biélorusses surveillant l'élection. Et, pour la première fois depuis 2001, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ne sera pas présente pour observer le vote, faute d'avoir reçu à temps une invitation officielle.
"Il y a peu de chances qu'Alexandre Loukachenko ne gagne pas les élections, d'autant que l’appareil répressif peut être mobilisé", confirme Olga Belova. Mais, nuance-t-elle, "la popularité de Svetlana Tikhanovskaïa montre que c’est la fin de son règne. Soit il devra engager un processus démocratique, soit la rue le fera. Mais un 7e mandat ne sera plus possible. Il ne correspond plus à la société biélorusse."
9La Biélorussie, c'est loin et j'ai eu la flemme de tout lire. Vous me faites un résumé ?
Cette ancienne république soviétique est présidée depuis vingt-six ans par un président parfois désigné comme "dernier dictateur d'Europe". Dans un pays où les droits humains sont régulièrement bafoués, sans presse indépendante ni élections transparentes, Alexandre Loukachenko a longtemps dissuadé toute opposition par la manière forte.
Mais c'était compter sans internet et les réseaux sociaux qui ont déverrouillé l'information. Au point qu'un blogueur, Sergueï Tikhanovski, est devenu très populaire sur YouTube avec ses vidéos virulentes contre le pouvoir en place. Mis en prison, en mai, lorsqu'il a voulu se présenter à la présidentielle qui a lieu ce dimanche, il a été remplacé par sa femme, Svetlana Tikhanovskaïa. La croyant peu dangereuse, le pouvoir a agréé la candidature de cette ex-prof d'anglais. Erreur ! Alliée à deux autres femmes proches d'opposants emprisonnés ou exilés, elle soulève l'enthousiasme des foules. Peu d'observateurs estiment toutefois qu'elle peut gagner ces élections qui se déroulent sans contrôle démocratique digne de ce nom. Mais tous s'accordent à dire qu'en Biélorussie, quelque chose a changé.
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