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Mort d'Elizabeth II : "Plus qu'à une personne, le Royaume-Uni dit au revoir à une époque, celle de l'unité britannique", explique un historien

Vus de ce côté-ci de la Manche, les hommages et les kilomètres de files d'attente pour rendre hommage à Elizabeth II peuvent paraître difficiles à saisir. Pendant une semaine, l'envoyé spécial de franceinfo a cherché à comprendre ce lien si particulier entre la reine et ses sujets : et si, au fond, les Britanniques se recueillaient surtout sur leur passé ?

Article rédigé par Théo Uhart
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Des milliers de personnes sont venus des fleurs en hommage de la reine (THÉO UHART / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Le vendredi 9 septembre 2022, je mettais les pieds pour la première fois de ma vie au Royaume-Uni, sans avoir jamais imaginé jusque-là qu'il serait dirigé par un roi lorsque cela arriverait. La reine n’était pas morte depuis 24 heures et je partais pour franceinfo couvrir l’évènement, au retentissement forcément important : le pays venait de perdre celle qui le dirigeait depuis 70 ans, un record de longévité. Quand Elizabeth II a commencé à régner, ma grand-mère avait 8 ans.

De Balmoral à Edimbourg, de Buckingham Palace à Westminster, partout les mêmes scènes. Les foules se sont pressées, fleurs à la main, parfois un drapeau sur le dos, pour apercevoir quelques secondes la procession, le cercueil recouvert de l'étendard royal et surmonté de la couronne impériale portée par la défunte souveraine lors de son couronnement. La reine, pour son dernier voyage, a déplacé des milliers de personnes, qui l'ont accompagnée dans un silence solennel, souvent suivi d’applaudissements nourris. Un cérémonial validé par la reine elle-même, si elle venait à mourir en Ecosse. Une façon de faire de la politique sans en faire, selon Teresa, une Ecossaise croisée à Edimbourg : "Je ne sais pas si c'est accidentel ou non, mais mourir à Balmoral, faire toute cette procession jusqu'à Edimbourg avant de rentrer à Londres... C'est très politique, sans l'être vraiment."

Ils étaient des dizaines de milliers à la cathédrale Saint-Gilles d'Edimbourg, puis des centaines de milliers à Westminster Hall, à Londres, lorsque les sujets de la Couronne ont pu se recueillir devant le cercueil. Dans les deux villes, des files d’attente immenses où chacun était prêt à attendre des heures. À Edimbourg par exemple, la queue faisait plus de deux kilomètres de long, et traversait la moitié du centre-ville. À Londres, certains se sont positionnés 48 heures à l’avance. 750 000 personnes sont attendues.

C'est pourtant une chose intime que de se rendre devant le cercueil d'un défunt. Mais invariablement, les réponses étaient les mêmes : "C'était notre reine", "On veut lui présenter nos respects", "Elle était un peu comme une grand-mère". Et à chaque fois la même relance : "Oui, mais pourquoi ?" Et souvent, rien. Le mystère. C'était la reine, point. Ça suffit à faire des heures de queue, dans la nuit, le froid et sous la pluie.

"On ne peut pas passer une journée au Royaume-Uni sans voir la tête de la reine"

"Il faut quand même se souvenir qu'elle est là depuis que la plupart des Britanniques sont nés, comme leurs parents, rappelle Alma-Pierre Bonnet, maître de conférences en civilisation britannique à l'université Jean Moulin-Lyon 3. Elle a toujours été en filigrane de leur vie : on ne peut pas passer une journée au Royaume-Uni sans voir sa tête, entre les pièces de monnaie et les billets, les timbres... Ou alors le sigle HM, pour 'Her Majesty'', inscrit un peu partout."

La reine s'est donc imposée dans le quotidien, soit. D'autant qu'effectivement, en 70 ans elle a été, comme le disent beaucoup des Britanniques que j'ai pu interroger, une "constante dans les crises". Elle était déjà là lors de la Seconde Guerre mondiale, pas comme souveraine mais comme princesse. Elle était là lors de la décolonisation. Là encore lors du choc pétrolier de 1973, et l'entrée dans la Communauté économique européenne, la même année. Là pour la guerre des Malouines, en 1982, pour la première guerre du Golfe en 1991, puis pour la deuxième en 2003. Toujours là pour la crise financière de 2008, le Brexit de 2016, la crise du Covid en 2020. Elle n'a jamais pris position, se contentant d'être une figure affable, souriante, maternelle, grâce à un story-telling efficace de Buckingham. "Côté spin-doctors, ils sont très forts, souligne d'ailleurs Alma-Pierre Bonnet. Depuis 1997 [et la mort de Diana], ils se sont concentrés sur une image positive, et se sont rassemblés autour d'une famille réduite" pour bâtir un récit, analyse le chercheur. 

Mais il y a plus que ce côté "intime" que beaucoup de Britanniques mettent en avant. Car Alma-Pierre Bonnet ne se souvient pas de pareil engouement pour de précédents souverains anglais. "Ces obsèques me rappellent celles de Winston Churchill. Plus qu'à une personne, le Royaume-Uni dit au revoir à une époque, celle de l'unité britannique", explique-t-il.

"C'est une certaine idée de la Grande-Bretagne qui est morte. Les Britanniques ont l'impression de dire au revoir à une époque."

Alma-Pierre Bonnet

à franceinfo

Au fond, "malgré la décolonisation, malgré le Brexit qui a véritablement déchiré le Royaume-Uni, les Britanniques se pensaient encore une grande nation. C'est un pays très nostalgique, décrypte Alma-Pierre Bonnet. C'est l'héritage de Churchill, de l'Empire britannique qui disparaît. Les Britanniques vivent sûrement un moment de solitude." 

"La France a plus ou moins compris que seule, elle n'était plus si forte que ça", selon lui. Il reste donc aux Britanniques à faire le même chemin, eux qui vont "commencer, alors que l'on sort de la crise Covid, à découvrir les effets réels du Brexit". Voilà donc peut-être ce petit quelque chose qui d'ici semble incompréhensible, voire inexplicable. En faisant le deuil de leur reine, les Britanniques font aussi le deuil d'une certaine idée de leur pays. Et cela, peut-être, vaut bien quelques heures debout, ensemble, à se raconter des souvenirs du passé avant de saluer une dernière fois 70 ans d'histoire.

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