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Irak : pourquoi l'Etat islamique poursuit son offensive vers le Nord

Article rédigé par Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Des milliers d'Irakiens affluent à Dohouk (Irak), le 4 août 2014, après la prise de Sinjar par l'Etat islamique.  (EMRAH YORULMAZ / ANADOLU AGENCY / AFP)

Pétrole, infrastructures, chemin vers la Syrie... Stratégique, le Kurdistan irakien subit les assauts des jihadistes. Décryptage. 

Pour la première fois depuis la prise de la deuxième ville d'Irak, Mossoul, le 10 juin, les jihadistes de l'Etat islamique (EI) ont fait reculer les forces kurdes dans le nord du pays, dimanche 3 août. L'offensive a commencé vendredi soir. Au volant de leurs Jeeps équipées d'armes lourdes, les jihadistes de l'EI ont lancé l'assaut sur les checkpoints tenus par des peshmergas, les combattants kurdes.

Aux portes des cités du Nord-Ouest irakien, ils faisaient jusque-là office de dernier rempart face à l'extension du califat instauré par l'EI. Ils ont finalement cédé sous la violence des assauts. Dimanche soir, l'Etat islamique contrôlait des gisements entiers de pétrole et trois nouvelles villes kurdes : Wana, Zoumar et Sinjar, entre Mossoul et la frontière syrienne.

Moins sous les feux de l'actualité que les affrontements pour le contrôle de Bagdad, le front kurde est stratégique pour les jihadistes. Le Kurdistan est riche en pétrole. Surtout, il constitue la dernière barrière géographique pour créer un califat ininterrompu entre l'Irak et la Syrie. Décryptage des ambitions de l'Etat islamique dans le nord du pays.

Stratégie : contrôler les infrastructures pour asservir les Irakiens

Dimanche, les jihadistes ont pris le contrôle du principal barrage irakien, sur le Tigre, qui permet d'alimenter en eau plusieurs grandes villes du pays, dont Mossoul. Dans les campagnes, les eaux du fleuve permettent d'irriguer les exploitations agricoles. "En s'attaquant à l'eau, l'EI cherche à créer la terreur. Sa stratégie est claire : pourrir la vie locale pour mieux assujettir les populations", explique Myriam Benraad, géopolitologue spécialiste de l'Irak, contactée par francetv info. 

Autre ressource stratégique : l'électricité. En plus du barrage hydroélectrique, les hommes d'Abou-Bakr Al-Baghdadi ont pris le contrôle d'une petite centrale électrique, dimanche, ce qui leur permettra d'accentuer leur pression sur la population. Les habitants de Mossoul subissent déjà des coupures d'électricité récurrentes.

Economie : mettre la main sur le pétrole pour financer la guerre

En plus de Wana, Zoumar et Sinjar, l'EI s'est emparé des gisements pétroliers d'Aïn Zalah et Batma, au nord-ouest de Mossoul. Deux champs de pétrole d'une capacité totale de 20 000 barils par jour. Le groupe jihadiste - déjà le plus riche du monde - agrandit ainsi son parc pétrolier pour vendre toujours plus d'hydrocarbures sur le marché noir.

"Depuis de nombreuses années, on sait qu'une partie de la production pétrolifère en Irak est détournée et revendue sur le marché de la contrebande internationale, explique la politologue Myriam Benraad. L'Etat islamique n'a pas eu à monter de toutes pièces ce trafic. Il existait déjà." Là encore, il lui a suffi d'en prendre le contrôle par la violence.

Avec cette manne, les jihadistes investissent massivement dans leur armée, tant matériellement qu'humainement. "L'EI est le groupe insurgé qui paye le mieux ses combattants, explique l'experte. On sait aujourd'hui que c'est la raison pour laquelle un certain nombre d'hommes ont rejoint ses rangs." Depuis l'invasion américaine en 2003, les Irakiens vivent dans une grande précarité. Le taux de chômage explose notamment chez les jeunes, qui représentent plus de la moitié de la population, selon les statistiques de la CIA. Plus la situation se dégrade, plus ils sont nombreux à marcher sous le drapeau noir.

Idéologie : traquer les minorités religieuses pour les éradiquer

En prenant la ville de Sinjar, les jihadistes ont poussé 200 000 personnes sur les routes, selon les Nations unies. Principalement des minorités religieuses qui craignent les persécutions. La ville comptait officiellement 310 000 habitants, mais accueillait aussi des dizaines de milliers de réfugiés ayant fui devant l'avancée des jihadistes ces dernières semaines. Parmi eux, des chrétiens de Mossoul, mais aussi des Turkmènes chiites venus de Tal Afar, une ville située entre Mossoul et Sinjar. En juillet, l'ONG Human Rights Watch avait déjà alerté sur le fait que les jihadistes semblaient vouloir "éradiquer" ces groupes minoritaires.

Des Irakiens fuient la ville de Sinjar le 4 août 2014, après la prise de la localité par l'Etat islamique. (EMRAH YORULMAZ / ANADOLU AGENCY / AFP)

La ville est aussi le foyer historique des Yézidis, une minorité kurdophone adepte d'une religion syncrétique. En tant qu'Irakiens non-arabes et non-musulmans, ils sont l'une des minorités les plus vulnérables du pays. Les sunnites orthodoxes de l'EI les considèrent comme des adorateurs du diable et ne cachent pas leur volonté de les chasser, voire de les tuer.

"Ils pensent que s'ils tuent l'un d'entre nous, ils obtiennent un visa automatique pour le paradis", explique Dilshad Sluyman, un Yézidi irakien, au Global Post (en anglais). "Ce que l'EI a fait contre les Yézidis à Sinjar relève du nettoyage ethnique", affirme Khodhr Domli, un militant des droits de l'homme yézidi basé à Dohouk, une ville de la région autonome du Kurdistan, vers laquelle de nombreux Yézidis fuient aujourd'hui. Des milliers de personnes font route vers Dohouk, d'autres sont coincées dans les montagnes autour de Sinjar.

Politique : écraser les Kurdes pour établir un califat ininterrompu

Les combattants kurdes de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) se sont imposés comme les seuls capables de contenir l'avancée des jihadistes. Après la déroute infligée par l'Etat islamique à l'armée irakienne en juin, les Kurdes en ont profité pour prendre le contrôle de certaines zones et avaient tenu jusque-là leurs positions face à l'EI.

Mais la donne a changé. Les insurgés sunnites ont décidé de concentrer leurs efforts sur le Kurdistan, parce qu'il représente le dernier rempart géographique à une véritable fusion entre les zones contrôlées par l'EI en Irak et en Syrie. "C'est la première fois que l'Etat islamique dispose d'un territoire presque ininterrompu entre la Syrie et l'Irak", explique la spécialiste de l'Irak Myriam Benraad. Exception : la ville frontalière de Rabia, où les Kurdes ont résisté aux offensives de l'EI. 

Des combattants kurdes reprennent le contrôle de la ville de Rabia, à la frontière syro-irakienne, le 4 août 2014.  (EMRAH YORULMAZ / ANADOLU AGENCY / AFP)

Conscient de la menace, le Premier ministre irakien, Nouri Al-Maliki, a ordonné à l'armée de l'air d'apporter son soutien aux Kurdes irakiens, lundi 4 août. Un fait inédit, quand on connaît les tensions entre l'Union patriotique du Kurdistan et le gouvernement de Bagdad.

Autre soutien aux peshmergas : le Parti de l'union démocratique (PYD), une formation kurde syrienne, qui a décidé d'apporter son aide aux Irakiens pour reprendre Sinjar. Les deux partis kurdes sont pourtant des adversaires historiques. Face au péril jihadiste, les ennemis d'hier n'ont pas d'autre choix que de s'unir.

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